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Ma candidature

C’est officiel, voici ma candidature au Conseil d’Etat.
Vous pouvez voter pour moi sur le bulletin vierge. Si j’obtiens plus de 500 voix éparses, je me présente au deuxième tour et je ferai campagne sur les plateaux-télé.
J’ai un seul programme (et après, je démissionne sans solde, promis juré) : déclarer l’urgence climatique au niveau vaudois. Là-dessus, je vous promets une couverture médiatique immense (« Un canton insignifiant prend une mesure révolutionnaire ! »), des effets à long terme (« En 2019, alors que tout paraissait trop tard, une population qui avait des couilles a pris ses responsabilités et a inspiré d’autres collectivités ») et plein de changements dans votre vie, car je suis POUR :

  • La diminution des libertés individuelles (mais l’élévation du bien-être collectif) :
    Vous ne pourrez plus prendre l’avion, mais vous ferez des soirées-jeux avec vos voisins. Vous ne mangerez de la viande plus qu’une fois par semaine et serez contraints aux légumes de saison, mais vous serez en meilleure santé et vous ferez un gros doigts aux pharmas. Vous n’aurez plus le droit de faire vos courses dans des grandes surfaces, mais vous taperez la discute avec les détaillants de vos petits commerces favoris.
  • La réduction de votre « train de vie » (mais l’augmentation de votre capacité à l’apprécier) :
    Deux heures d’internet par jour; vous redécouvrirez les plaisirs de la lecture, de la discute et des câlins sous la couette. Vous dépolluerez votre imaginaire des réseaux sociopathes, de l’actualité sans limite et de la consommation sans horaire.
    Une voiture pour quatre foyers; vous découvrirez qu’en fait ça suffit amplement et ça vous économisera des blindes par mois.
    Limitation des salaires à 5’000.- par mois, mais instauration du RBI (revenu brut inconditionnel), du RTE (revenu de transition écologique) et valorisation des tâches jusqu’ici bénévoles (femmes aux foyers, artistes).
    Le boycott général des denrées fabriquées au-delà de l’Europe, mais une revalorisation des compétences indigènes.
  • Taxe carbone sur tous les produits non-artisanaux (mais gratuité des transports publics)
    Les multi-banques, les méga-cimenteries, les thermo-industries, les pharmaco-usines, les alambico-fumisteries vont carrément raquer, mais ce sera le règne des bicyclettes, des vélo-pousse-pousse et des chants d’oiseaux.
  • Zéro déchet, zéro plastique, zéro obsolescence programmée. On répare et on ré-utilise. On arrête le monstre du progrès et on le dompte une bonne fois pour toutes.
  • La réorientation de l’éducation. Vos gosses vont :
    – Devoir décrypter le dernier rapport du GIEC pour vous mettre la misère au repas de midi (ah oui, j’ai oublié de dire que l’horaire continu pour favoriser le travail des parents, c’est de la marde). Votre gosse vous criera « Tu savais mais tu n’as rien fait » alors que vous avalez des rutabagas produits localement.
    – Apprendre à cultiver les fruits offerts généreusement par la nature plutôt que manipuler une tablette tactile offerte généreusement par Apple.
    – Apprendre la coopération, la gouvernance horizontale et la progression par valeurs plutôt que la compétition, la hiérarchie et la pédagogie par objectifs.
  • Moratoire sur le bétonnage, mise en permaculture de tous les espaces verts urbains
    Confiscation des résidences secondaires, mise en logements subventionnés
    Taxation des transactions financières, pénalisation de l’évasion fiscale, taxe sur les grosse fortunes, les grosses bagnoles et les grosses piscines.

Finies les vacances au Chili, les bananes au déjeuner, les balades en voitures.
Halte au shopping, à la haute couture et au gavage des oies.
Ouste aux 4×4, aux beaufs en héliski, aux courses en jet-ski et en séjours au Kempinksi.

J’ai le programme le plus impopulaire de toute l’histoire suisse. Parce que le réchauffement climatique ne s’embarrasse pas de jolies promesses : il demande qu’on entre en guerre contre lui.

Du sang, des larmes et de la sueur : Winston Churchill avait promis la même chose pour lutter contre le nazisme. Cette fois, l’adversaire est plus fort que nous. Alors plutôt que de vous promettre des gentilles choses pour les PME et pour les working poors et pour la culture et bla et bla, je m’attaque aux véritables priorités.

Je vous promets l’effondrement du système thermo-industriel et le surgissement d’une économie mutualiste, collaborative et durable.

Je vous promets des crises, de la souffrance, de la culpabilité et de la douleur.

Je vous promets le changement.

(et tout ceux qui vous promettent du changement sans les crises qui vont avec sont des fieffés coquins)

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Le prochain pont à traverser (2)

Lundi 12 novembre, 8h34.

Je suis bien assez à l’avance au Swiss Tech Convention Center pour les premières Assises Vaudoises pour le Climat. Escalators rutilants, petit dossier A4 remis à l’entrée, étiquette à mon nom et code Wi-Fi « pour poser des questions pendant la table ronde, monsieur. Vous vous connectez sur la plateforme et vous entrez votre question en relation avec une conférence ». Trop trendy, le débat démocratique. Tu n’as même plus besoin de transpirer ta question au bout du micro d’une voix tremblante. Tout se fait par la magie de l’Internet. C’est ça, la délibération rhétorique de 2018.

J’ai sorti mon plus beau costume-cravate. Je boycotte le café-crème et le croissant (probablement de l’artisanat local). J’ai des cernes et la bouche pâteuse. Mais j’aiguise déjà mon sens critique.

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Et ça commence ! François Egger à l’animation, ça fait un peu Couleurs Locales, il donne immédiatement le ton face à l’urgence climatique : « Le problème n’est pas « Qui » ou « Pourquoi », mais bien « Comment ». »

Ça commence très mal.

Jacqueline De Quattro se fait toute petite en introduction, reconnaissant qu’elle a dû braver quelques réticences à potentiellement se ridiculiser à organiser ces Assises. Elle a préparé un powerpoint très zoli avec des zolies images de nature dévastée, de ponts brisés par des glissements de terrains, de fiers bûcherons dans des grandes forêts, de cyclones, de catastrophe, de sécheresse (mais OUF, il y a toujours une plantule verte dans le cadrage, un espoir inattendu, on s’accroche !). « L’heure est à l’action », qu’elle déclare. « Faire plus, faire mieux, faire ensemble », des zoulis slogans en guise de pep-talk, j’attends presque la chorégraphie et les pom-pom girls pour que l’assemblée lui lance des hourras en choeur. Elle glisse quand même que ça risque d’être compliqué de 1) prendre des engagements pour le climat et en même temps 2) organiser les Jeux Olympiques de la jeunesse, mais comme on le verra, on n’est pas à une contradiction près. Elle mentionne aussi le fait que 3) ça sera coton de maintenir notre économie touristique. J’ai déjà envie de vomir.

La première conférence invitée, c’est Géraldine Pflieger. Elle nous parle du rapport du GIEC d’octobre, la sonnette d’alarme, les signaux aux rouges, la communauté internationale alarmiste; mais pas de panique, elle compare la croissance du PIB avec la croissance des émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) et là, miracle : on obtient une courbe toute plate, c’est magique, don’t panic. Je pose immédiatement la question (via wi-fi) de savoir si elle sait que la croissance chinoise est de 6-7%. Il me faudra un peu de patience pour la réponse. Patience, patience, il faudra attendre la table ronde.

Wait for the cream

Ensuite, c’est Marc Chardonnens. Alors attention, lui c’est pas n’importe qui, hein : c’est le directeur de l’Office fédéral de l’Environnement. Alors lui c’est ze spécialiste, il nous dit que l’accord de Paris prévoit 100 milliards d’aide à la transition, c’est dire si les moyens sont concrets (100 milliards à qui ? Où ? De la part de qui ? Pour construire quoi ? Est-ce que c’est une bourse renouvelable ? Combien de temps ? Et ta soeur ? Est-ce que tu viens pour les vacances ?).

Je m’étrangle un peu quand messire Chardonnens nous explique que la différence entre un scénario à +1,5° et +2° est « assez conséquent : dans le premier scénario, vous avez une diminution de 70% du récif corallien; dans le deuxième cas, vous n’en avez plus du tout. J’ai compris cette différence avec le rapport du GIEC. ». Wow, le mec est hyper à la pointe en terme d’information, genre. Je suis juste rassuré qu’il dirige pas l’armée en temps de guerre. Il poursuit sur un exposé longuet et très politiquement correct sur le GIEC et les COP, avec le PIB et les GES, et ça a l’air trop COOL, t’inquiète, l’international prend les choses en main, couz, je tutoie Nicolas Hulot, tout est sous contrôle.

Ensuite il y a Océane Dayer, de Swiss Youth for Climate, qui annonce être un peu moins académique mais nous balance quand même son lot de statistiques déprimantes en travers de la face, salut la jeunesse, bonjour la tristesse. Pour les solutions, il faut « faire des choix de consommation » et « voter pour les bonnes personnes, d’autant qu’avec le vote par correspondance, on peut voter depuis son canapé ». La révolution canapé, ça va s’appeler ? Si la Jeunesse pour le Climat devait faire mai 68 aujourd’hui, je pense que ça serait en pantoufles et avec un mug Che Guevara.

Ensuite il y a une pause de 5 minutes (qui en durera 13 – comment voulez-vous stopper le réchauffement en 30 ans si on dépasse même le temps des pauses-cafés ?). Je prends l’air et musarde près des stands de dépliants des sponsors : « L’énergie, c’est de l’argent » titre un flyer de Suisse énergie. On est sauvés.

Le quatrième intervenant, c’est Christian Arnsperger, dans la famille « le savant de l’Université Académique avec des diplômes ». Il parle un peu à son prompteur, il a le souffle court, il se prend les pieds dans des slides des années 90 qu’on dirait dessinés par mon neveu de 4 ans (sérieux, investissez trois minutes dans le graphisme de vos présentations, monsieur). Le mec s’emmêle dans des concepts très abstraits (un carré, un triangle, un trapèze pour « modéliser les scénarii de façon géométrique ») et finit par lâcher le terme de capitalisme vert, qui sera, oui, bon, un moyen de transition vers une « économie sociale et solidaire » et peut-être des « expérimentations plus radicales » (il cite les « écovillages »). Je m’esclaffe. En guise de conclusion, l’universitaire propose une solution (mais alors ré-vo-lu-tion-naire, la solution) : si quelqu’un lui propose de créer un « Pôle » de recherche pluridisciplinaire sur les modèles résilient (par exemple à l’UNIL), alors il embarquera « dès maintenant ». J’ai rarement vu une demande d’emploi moins subtile (et un engagement plus timoré).

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Mais là.

Heureusement.

Il y a Jean-Marc Jancovici.

Il envoie une présentation ripolinée sur l’énergie et sa disponibilité, l’épuisement des ressources, l’ineptie de compter en termes de PIB, les fausses solutions technologiques, sociétales et politiques. Il conclut même avec une magistrale équation qui brise le tabou de la démographie, à prendre obligatoirement en compte si on veut sérieusement s’attaquer au problème climatique. Peu de solutions toute faites, mais l’exposé a le grand mérite d’être extrêmement bien rythmé, instructif, documenté, pour déboucher sur une conclusion sans appel et claire comme du jus de chique : on est bin dans la marde.

À ce stade-là, j’ai failli me dire que tout était déjà en marche, pas besoin de faire un coup de gueule ou un coup d’éclat, je suis venu pour rien, Jacqueline De Quattro va bondir sur scène, se révéler lionne, arracher les affiches et proclamer la fin du capitalisme.

Et puis il y a eu la « table ronde ».

Vite, vite, un petit débat avec les questions recueillies sur internet.

Mais vite, parce qu’on a débordé avec les conférences.

Alors parlez vite, réfléchissez vite, soyez vite convaincants.

On aligne 5 chaises, quatre des intervenants viennent s’asseoir et le journaliste relaie toutes les certaines questions aux orateurs·trices.

Et là, déception.

Alors qu’on vient d’avoir une présentation limpide du système de marde dans lequel on nage, les questions s’étiolent sur des détails, les réponses se fanent sur des abstractions. Alors quitte à être venu déguisé en jeune PLR, je me dis que je vais me taper l’incruste. Note pour plus tard aux organisateurs de tables rondes : ne laissez jamais une chaise inoccupée quand il y a un improvisateur dans la salle.

Je m’approche de la tribune.

On me regarde.

Je m’assieds tranquillos dans la cinquième chaise.

On me regarde un peu interloqué. Le journaliste ne sait pas quoi faire.

Jancovici dit « Ah, on dirait qu’il y a un happening ».

Le journaliste se tourne vers moi en me demandant ce que je fous ici.

Je réponds à l’assemblée que je représente la Nature et que jusqu’ici, on ne m’a pas beaucoup donné la parole.

Rires gênés.

Instants suspendus.

Malaise à la vaudoise.

Le journaliste continue tant bien que mal à poser ses questions. C’est compliqué, parce que je commence à sourire aux autres intervenants, au public, au premier rang. Certains sont émoustillés. Il se passe quelque chose.

Il y a aussi un monsieur au premier rang qui me fait les gros yeux. Je suppose que c’est le bras droit de Jacqueline. Il me dessine des mots avec la bouche, mais je ne lis pas sur les lèvres, alors je lui fais signe que je ne comprends pas. Il a l’air très énervé et très attaché à la propriété individuelle.

Le journaliste commence à prendre congé et donne la parole à tous les intervenants pour le mot de la fin.

Il termine avec moi. Il n’est pas sûr de vouloir me donner la parole. Je lui montre que ça va être court et efficace. Il me tend le micro.

« Je voulais juste prononcer les mots d’anticapitalisme et de décroissance, qui n’ont pas été évoqués jusqu’ici. Comme ça, ça donne à ces concepts la possibilité d’exister. »

Je fais un grand sourire gêné.

Gros malaise dans l’assemblée.

Le journaliste nous invite à regagner nos places en coulisses, et je me barre par la porte du fond. À l’extérieur de la salle, il y a une femme très sérieuse et très maquillée qui me demande qui je suis et pourquoi j’ai fait ça :

– Je voulais poser des questions.
– Mais vous devez vous rendre compte qu’on n’avait pas le temps de donner la parole à tout le monde.
– Mais j’avais posé quatre questions sur le wi-fi et le journaliste n’en a relayé aucune.
– Oui mais c’est les règles d’une table ronde.
– Est-ce que c’est une table ronde si on ne peut pas poser de questions ? Pourquoi inviter d’autres gens, alors ?
– Je vous répète qu’on ne pouvait pas intervenir comme vous l’avez fait.
– Vous avez raison.
– Ce n’est pas respectueux de notre travail d’organisation.
– Absolument.
– En fait, vous vous en fichez un peu, n’est-ce pas ?
– Pas du tout. Je voulais juste m’exprimer et j’ai utilisé le moyen qui était à ma disposition.
(Il faut imaginer que pendant tout cet échange, je me dirigeais très lentement vers le vestiaire pour récupérer ma veste et partir – toujours très lentement – par l’escalator; je devais filer à un rendez-vous)

Aux Assises vaudoises du Climat, j’ai beaucoup appris

  1. Les dirigeant·e·s sont tout à fait conscient·e·s du problème climatique.
  2. Les solutions évoquées sont a) abstraites, b) lointaines, ou c) entraînent des impacts infimes (et parfois les trois à la fois)
  3. La culture du déni provoque des rires nerveux, mais ensuite tout le monde retourne à l’apéro et hop c’est oublié.
  4. On peut très bien prendre la parole dans les grandes réunions. Il suffit d’être bien habillé et d’y aller sans violence.
  5. Même chose pour la fuite. Personne ne m’a retenu par le bras. Il suffit de marcher vers la sortie.
  6. La remise en question du capitalisme est un tabou complet.
  7. L’action citoyenne doit être poétique, directe et inattendue.

Vos élus savent. Ils ont les chiffres. Ils ont les données et les solutions à portée de main. Tout est en place pour changer de système : ils connaissent la gravité de la crise écologique, ils savent que les demi-mesures qu’ils entrevoient sont vouées à l’échec, et ils sentent bien que la seule alternative est une sortie du capitalisme pour un régime de décroissance.

Voilà ce que je propose à toutes les âmes de bonne volonté : noyautez les assemblées générales, chahutez les conseils généraux, questionnez les séances d’information, incrustez-vous dans les débats contradictoires. Prenez l’espace et attendez qu’on vous donne la parole. Répétez-leur que le monde va mal, que les citoyens en ont marre et que la fête est finie.

Dans le même temps, boycottez les voyages en avion, les courses au supermarché, les jeux olympiques de la jeunesse, les grandes banques et les multinationales démesurées. Et alors, plus personne n’aura d’argument pour vous faire désespérer.

La semaine prochaine, nous verrons comment dynamiter une banque.

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Le prochain pont à traverser (1)

Il y a un mois, un pont à Gênes s’est effondré.

Hou là là, disaient les médias.

On l’avait bien dit, disaient les ingénieurs.

C’est horrible, disaient les téléspectateurs.

Et chacun d’entonner une petite théorie sur les constructions à l’emporte-pièce des années 50, sur la mauvaise qualité des matériaux, sur les détournements de fonds de la Mafia, sur les risques pour les ponts français, suisses, autrichiens.

Tout ça n’arriverait pas chez nous.

On invoque la fatalité, avant de reprendre le train-train quotidien et son cortège de certitudes. Les chiens aboient et la caravane médiatique passe: il faut maintenant s’intéresser à la rentrée scolaire, aux initiatives populaires de septembre et aux loups écrasés.

Il y a un climat qui est en train de s’effondrer.

Hou là là, disent les médias.

On le répète depuis trente ans, disent les ingénieurs.

C’est horrible, disent les téléspectateurs.

Et personne ne fait rien. Ou si peu.

La vérité, c’est que nous devrions être en état de guerre. En novembre 2017 est parue une lettre importante, co-signée par 15’000 scientifiques de 184 pays. Quinze milles scientifiques, c’est comme 10 fois Paris-Sorbonne de la crème des savants du XXIe siècle, qui descendent dans la rue (la Une du Monde) pour dire que nous pourrions bientôt laisser passer notre chance de gagner la guerre contre le changement climatique.

Les gens préfèrent détourner la tête ailleurs, reprendre du steak d’autruches et tuer le temps avec des Paris-Londres en avion plutôt que d’affronter le problème. La grande bataille de notre temps, dirait Gandalf.

Il nous reste 3 mois et demi avant la fin de l’année 2018, déjà en dépassement, peut-être l’année la plus chaude de notre histoire. Nicolas Hulot a crié son écoeurement, Aurélien Barrau a lancé son appel, les Suisses s’apprêtent à voter sur deux initiatives d’importance capitale sur le virage écologique à prendre (car ce ne sont pas des initiatives « redondantes » comme le prétendent les néolibéraux).

Ok, en fait il FAUT que vous voyiez l’appel d’Aurélien Barrau (notre Gandalf ?):

Il s’agit maintenant de changer de paradigme, de réévaluer notre responsabilité individuelle et collective. Il s’agit d’accepter la crise et de nous proclamer en état de siège contre les négationnistes, les pollueurs, les multinationales, les producteurs de plastiques, les consommateurs de gadgets électroniques, les geeks de la modernité, les ayatollahs du progrès, les touristes du week-end, les ados « influenceurs » à la botte du consumérisme, les grillétariens qui dévorent avec fierté leur sacro-sainte barbaque pour réaffirmer leur puissance sur le vivant.

(et accessoirement, il s’agit de glisser un triple OUI dans l’urne dimanche)

Il va nous falloir du courage, « du sang, de la sueur et des larmes » (Churchill), « des mesures impopulaires » (Barrau) et une capacité à « ré-enchanter son imaginaire » (Latouche). On ne peut plus rester dans cette posture de déni, en laissant le pouvoir aux politiques de droite, en laissant les solutions aux scientifiques et en laissant les actions aux illuminés.

C’est notre monde.

 

 

 

Un pont à traverser: mode d’emploi pour adoucir l’effondrement écologique

  1. Se limiter à 2’000 kg de CO2 par habitant par année (renoncer à l’avion et à la voiture, se limiter à de la viande (locale) une fois par semaine, isoler son logement, faire toutes ses courses zéro déchets dans des magasins locaux)
  2. Boycotter le capitalisme (mettre ses économies à la Banque Alternative Suisse, refuser les grandes marques, voter pour une gauche antiproductiviste)
  3. Convaincre ses amis et ses ennemis de faire de même

Voilà, c’est tout ce qu’il faut pour sauver le monde.

 

 

La semaine prochaine, nous verrons quels scénarios sont prévus pour 2050 si on ne fait rien, combien coûte (en kg de CO2) un voyage en avion, et pourquoi une planète à +6° n’est pas envisageable.

Et pour garder l’optimisme, une vidéo qui fout la pêche et célèbre la créativité, la joie et l’énergie du genre humain:

 

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Ecriture de tréteaux

Jeudi soir, je jouerai la cinquième représentation d’Odysseus Fantasy, le nouveau spectacle des ArTpenteurs. La troupe s’installe pour une semaine de représentations à la plage d’Yverdon-les-Bains. Le chapiteau rouge va se dresser entre sable et sous-bois, pour faire résonner l’Odyssée d’Ulysse au milieu des caleçons de bain vert fluo et des chipolatas grillées. Et même si les vers d’Homère auront une légère odeur de crème solaire, c’est de toute façon la poésie qui gagne à la fin.

Heureux qui comme lui a fait un beau voyage

La création prit quantité de détours: Thierry Crozat (mise en scène) a réuni 4 comédiens (Chantal Bianchi, Corinne Galland, Lorin Kopp et mescolles) pour 5 semaines et demie de création et de recherches. On avait fait deux semaines de labo en janvier (écriture & clown de théâtre) pour avoir quelques ancrages, avant de lancer l’esquif d’une écriture de plateau carrément homérique. 

Première couche: l’Odyssée d’Ulysse. Texte-fleuve, immense récit alambiqué entre les souvenirs confus du héros, les suppliques de Télémaque, les divines querelles et des références souvent enfouies au plus près de notre culture occidentale. Charybde et Scylla, le cyclope, le cheval de Troie… On a passé plusieurs semaines à enfoncer quelques portes ouvertes et dépasser des culs-de-sacs pour aérer tout ce bazar.

Deuxième couche: des clowns privés de parole. L’idée primordiale était de pouvoir créer un spectacle sans recourir au texte. Grommelots, mimiques, musiques, tout y a passé pour échapper au français. Ecueils de la langue. Hauts-fonds de la forme théâtrale. Naufrage du sens. A la quatrième semaine, on se résout à chapitrer le spectacle de quelques apartés poétiques. Sinon le spectateur-qui-veut-chercher ne comprendra rien à rien et voudra partir (quant au spectateur-qui-se-laisse-aller, c’est de toute façon gagné).

Troisième couche: la vie de Thierry. J’ai pas cherché à connaître tous les détails, mais ça tourne autour de la Mer (Méditerranée) et de la Mère (nourricière), de l’arrachement et de l’attachement, de la geste (homérique) et du geste (le théâtre par le mime). C’est dense, cow-boy. 

Pitch Lynch

Le résultat? Une fable poétique et visuelle entre Homère sous acide et un rêve de Stephen King. Désormais, quand on me demande le pitch je dis ça: « C’est l’Odyssée d’Ulysse adapté par David Lynch qui avait à sa disposition 4 clowns de théâtre et la vie de Thierry à raconter. » À partir de là, débrouillez-vous.
Perso, c’est le spectacle le plus intrigant, complexe et poétique qu’il m’ait été donné la chance de jouer, avec son lot de double (voire triple) sens, d’images surréalistes et de musiques enchanteresses. On a déjà joué 2 scolaires à la Vallée de Joux il y a 10 jours, les élèves (9e & 10e) étaient scotchés. Et puis c’est pas trop long: en septante minutes on fait le tour, et je sais que tu aimes ça, les spectacles pas trop long.

Trilogie

Jusqu’en 2020, on part pour une belle trilogie sur les traces d’Homère. L’année prochaine, on élaborera une fresque centrée sur le récit d’Ulysse; en 2020 ce sera « IF – l’Odyssée de l’arbre », autour de la Ville d’Yverdon-les-Bains, l’écologie et le pouvoir des conifères. Et comme le projet change tout le temps, je suivrai l’aventure avec une poignée de billets sur ce blog pour rendre compte de la luxuriance des idées de la troupe.

Odysseus Fantasy, un spectacle à suivre du 7 au 10 juin 2018 à Yverdon-les-Bains, puis pendant l’été à Romainmôtiers, La Tour-de-Peilz et Sion. Tournée et informations ici.

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Je ne veux pas aller sur Mars

C’était le buzz d’hier: Elon Musk a lancé mardi une Tesla décapotable en orbite autour de la Terre; ensuite, pschuittt, elle filera dans le néant pour rejoindre Mars, puis terminera son odyssée autour du Soleil.

Je devrais me réjouir, TU DEVRAIS TE RÉJOUIR BORDEL, c’est surréaliste et poétique cette affaire, une voiture dans l’espace, un autoradio qui diffuse Space Oddity de David Bowie, le mannequin Starman au volant avec le GPS en mode « Don’t Panic », le tout dérivant à l’infini… Un Ulysse high-tech cherchant son Ithaque. Quel message inspirant pour les générations futures qui succomberont sans doute au chant des sirènes: Aim for the stars – if you fail, you’ll land on the moon!

En plus, Elon Musk a des formulations inspirées: il a rebaptisé la Big Falcon Rocket la « Big Fucking Rocket » – il a du flair pour les allitérations, c’est tout en subtilité et en nuances. Tu fais un beau poète, pwêt-pwêt. Et même si tu suintes l’arrogance, Musk, je dois bien reconnaître que tu as le sens de la mise en scène; quelles belles images ça te permet de tweeter, cette aventure de rutilante bagnole en apesanteur.

Starman

Parce que tout est là, tu le dis toi-même:

« C’est un peu idiot et fun. Mais les choses idiotes et fun sont importantes »

Là on va se fâcher, parce que les choses idiotes et fun ne sont pas nécessairement importantes. Là, tu confonds le sens du fun avec le fait de bousiller des tonnes de carburant, de perdre un propulseur dans l’océan et de divertir tout le monde vers la démesure spatiale et l’hybris d’un multimilliardaire, parangon de l’overachiever, sauveur du monde avec ses usines à machins-trucs et messie du consumérisme.

Je me réjouirais davantage si on avait envoyé dans l’espace un message d’amour et d’unité, de curiosité, d’espoir… Là, l’espoir se résume à la technologie et à la conquista spatiale: un futur peu ragoûtant fait de beaufs en tenue d’Interstellar cruisant sur la voie lactée, posant pour un selfie intersidéral (« I’m on Mars #tropcool #decalagehoraire #TotalRecall ») devant les bulbes photovoltaïques d’une futuriste cité martienne, au volant d’une Tesla zéro-carbone.

Pourtant, qu’est-ce que c’est cooooool d’envoyer des mannequins et des voitures dans l’espace, poursuit l’article du journal du geek:

« Peut-être qu’il sera découvert par une future race extraterrestre », s’est enthousiasmé Musk. « Que faisaient ces gens ? Ils vénéraient cette voiture ? », s’est-il encore amusé.

MAIS BIEN SÛR, HA HA HA QU’EST-CE QUE C’EST DRÔLE ces humains qui vénèrent ces tas de ferrailles pour aller à leur travail vénéré pour gagner de l’argent vénéré et acheter des possessions vénérées. Les églises sont vides, mais si vous vous rendiez compte de tout ce qu’on vénère, chers extraterrestres! On vénère le centre commercial tous les mercredis après-midi, en famille et avec l’ice-cream en guise d’hostie pour le petit dernier.

Vénèr’, moi?

Certes, me voilà dans une colère intersidérale. Je m’indigne qu’on puisse offrir autant d’attention à un éco-tartuffe en oubliant le bilan carbone de l’opération, les fonds faramineux qu’il a fallu engouffrer dans cette folle forfanterie, un coup médiatique qui occulte son coût écologique.

Allez, quoi, joue pas les pisse-froid, tu nous emm*rdes avec ton écologie de rabat-joie.

Je pisse encore bien sur qui je veux: ma génération (et les plus jeunes) semble fascinée par les gadgets technologiques (le triple beamer pour mieux s’isoler entre amis, le tamagotchi pour adulte, l’aile pour s’amuser dans les nuages, la turbopelle à neige), pour mieux nous divertir du seul vrai combat du XXIe siècle: la crise climatique. Nous devrions être en état de guerre contre la pollution et nous préférons jouer les Icare pour nous envoler loin de nos responsabilités.

So booooring! C’est devenu ringard de garder les pieds sur Terre. Hop, hip hip & hourra, suivons la hype pour aller plus haut, plus loin, dans une orgie de la démesure qui ne rassasiera personne. Consommons, consumons tout ce qui nous a été donné! Après nous, le déluge!

(Il y avait une très belle exposition sur la démesure au musée romain de Vidy, mais c’est fini le week-end passé, je ne peux même plus vous encourager à y aller) (une balade en forêt c’est bien aussi)

Tu pues, Musk. Tu offres de la poésie à consommer par carte de crédit, des rêves en carlingue et des idéaux de plastique. Jamais je n’achèterai ton ticket pour Mars; je continuerai à m’exciter davantage pour les plaisir terrestres:

une partie de galipette le dimanche matin dans la douceur des draps propre

une soirée-jeu avec des gens que j’aime

un coucher de soleil sur les crêtes du Jura, sans décapotable en orbite pour obscurcir mon horizon.

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La révolution au poignet

Une pub qui circule sur Facebook. On me vante une « slow-watch » qui n’affiche que les heures, qui m’explique qu’il est temps de vivre SLOW, que c’est à moi de décider « si je veux courir après chaque minute ou vivre l’instant présent. »

Je me dis CHOUETTE de la pub pour la décroissance.

Je vais sur leur site – stylé comme disent les jeunes – il y a des belles photos avec des belles personnes qui font des belles activités dans des belles villes avec des beaux slogans:

« Êtes-vous prêts à vivre slow? »
« Nous avons créé une montre qui vous permet de voir le temps de manière différente. »
« Et mon cul, c’est du poulet. »

(chassez l’intrus)

Il y a même une vidéo qui nous raconte « l’histoire de slow » – une accumulation de tellement de clichés qu’on dirait une parodie de storytelling du XXIe siècle – un ramassis de navrants poncifs qui indigneraient tout « créatif » qui se respecte:

On nous sort le grand jeu: quelques arpèges minimalistes à la guitare, une narration en anglais avec un accent germanique, un passage en noir et blanc pour montrer que houuuu c’est mal, notre société actuelle est engoncée dans une grisaille fébrile, Jean-Pierre en costard et Monique en tailleur descendent dans le métro comme à la mine, et Oh! surprise, les accords redeviennent majeurs, on revient en couleur et hop, nous voici sauvés par deux entrepreneurs relax en chemise blanche, des winners de HEC pris en contre-plongée sur fond de ciel bleu, contemplant avec tendresse une bretelle d’autoroute qui s’agite sous leurs pieds/

Ah! J’oubliais la NATURE, oooh la jolie abeille qui butine cette douce fleur dans une ville si boisée, et le doux clapotis du port industriel, et le parc d’attraction, ooooh le zouli tour de force du cadreur qui a pu fondre la zoulie grande roue à l’arrière-plan comme écho à la zoulie forme de la montre/

et les deux messies de la décroissance capitaliste discutent dans une atmosphère lancinante de tension sexuelle délicieusement jouasse, ils sont détendus, sereins, petit effet slow-motion, ils jouent au beach-tennis dans un parc/

wow bordel pourquoi j’ai jamais pensé à jouer au beach-tennis dans un parc urbain, ça a l’air trop relaxant, il me faut cette montre, j’en ai besoin comme d’une nouvelle pulsation cardiaque, j’en ai trooooop besoin pour révolutionner ma vie misérable de banalité, allez, c’est combien? Prenez mon argent! Combien? Combien? Combien?

280CHF, garantie 2 ans, livraison gratuite.

takemymoney

La vie ne vaut rien et rien ne vaut l’envie

Hier soir, j’ouvre le magazine du WWF: pour m’engager dans des « gestes pour l’environnement », on m’y encourage à acheter du lait de soja (Brésil), une lunch-box en inox (Inde) et une bouteille en verre avec un zouli petit panda, un « produit bien pensé, stylé, écologique et fabriqué en Allemagne. »

Bienvenue dans le consumérisme vert, où l’on vous parle de « Zéro déchet » pour mieux vous vendre des nouveaux sacs recyclables et des nouvelles petites boîtes en plastiques  (c’est plus sexy que de vous encourager à aller dans un magasin de seconde main pour trouver des Tupperware usagés, où, beurk, il y a peut-être des pauvres qui ont mangé un gratin de pâtes dedans).

Davantage de la même chose: on nous fait croire que l’engagement pour la planète passe par des nouveaux « changements de comportements » sans remise en cause essentielle du système. Alors on s’achète des gadgets écologiques comme autant d’indulgences contre le réchauffement climatique. Dans trente ans, quand le petit Paul-Aimé (né en 2038) nous demandera ce qu’on a fait pour lutter contre la crise écologique, on lui dira qu’on a acheté des bouteilles avec des pandas et qu’on a éteint le wi-fi la nuit. Trop fort. Prends ça dans ta face, réchauffement!

Imaginez Jean Moulin menant la Résistance grâce à la vente de briquets à l’effigie de Churchill; on aurait troooop repoussé le fascisme en nous limitant à des « petits gestes pour la démocratie »:
Ne mangez de la viande allemande qu’une fois par semaine!
Achetez le dernier livre de Charles De Gaulle!
Partage sur ton mur si tu es solidaire avec la Pologne!
 

cdg

Je sors d’une lecture fascinante du Syndrome de l’Autruche (George Marshall, Actes Sud) qui analyse le déni climatique, le fait qu’une hallucinante majorité d’entre nous soit désormais consciente de l’inéluctabilité de la crise climatique sans pour autant parvenir à agir de manière concertée. Marshall y décrit le « biais de l’action unique »: nous nous empressons d’adopter un seul geste comme preuve de notre préoccupation, sans aller plus loin. Ce geste-phare devient une licence morale pour réduire notre responsabilité individuelle au sein du groupe:

Les participants accentuent leurs petits gestes et se dépeignent en des termes héroïques. Un homme […] se vanta de tous les efforts de recyclages qu’il déployait: pas une seule feuille de papier ne se retrouvait dans sa poubelle à déchets. Ainsi, ajouta-t-il, il se sentait « moins coupable de prendre autant l’avion. » (p. 323)

On va me taper dessus en disant que je décrédibilise les petits gestes, que je désosse les colibris et que je sape les efforts. Et puis mon gaillard, ton torchon d’article part d’une pub Facebook. C’est ça, ta manière d’enquiller le capitalisme: scroller ton fil d’actualités?

Non, ma manière d’acculer le consumérisme, c’est de respecter le 25 novembre et la plupart des autres jours comme journée sans achat, de refuser de céder aux sirènes de la pub, et de décourager mes semblables de s’identifier à leurs objets. Nous gagnerons le combat contre le réchauffement climatique à la force du poignet et pas à coup de billets de banques. Nous ne pourrons pas nous acheter une conscience. Une conscience, ça se gagne.

Ce qu’il faut, et le plus vite possible, c’est un cadre politique cohérent qui fournisse un contrat de participation partagée – […] sous forme de taxe, de rationnement ou de dividende –, dans lequel les actions individuelles soient reconnues et récompensées, au même titre que les contributions tout aussi importantes des gouvernements, des entreprises et des compagnies exploitant les combustibles fossiles. Nous ne voulons pas le pouvoir de l’individu, mais celui du peuple.

 

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Jeux

Le secret de la bataille

Grâce à l’excellent podcast du génialissime Mark Rosewater (le chef designer des cartes Magic), je suis tombé sur un ouvrage saisissant de game design. Jesse Schell a été créateur de jeux pour Walt Disney et enseigne désormais à l’Université de Carnegie-Mellon (« Professeur de jeu », ça sonne comme la carrière de rêve). Ce bouquin est une somme en matière d’analyse des jeux de société et regorge de conseils en matière de créativité; Schell y livre également quelques analyses subtiles de nos interactions avec les jeux. Il perce ainsi le mystère de l’intérêt à jouer à la bataille…

(ma traduction suit l’original)

« In War, the two players each have a stack of playing cards. In unison, they each flip over the top card form their stack to see who has the higher card. The player with the higher card wins the round keeping both cards. In the case of a tie, more cards are flipped, and the winner gets a larger take. Play continues until one player has all the card.
How could a game like that possibly involve any problem solving? The outcome is predetermined – the players make no choices; they just gradually reveal who the winner will be. Nonetheless, children play this game just as happily as any other games. This baffled me for some time, so I took the cultural anthropologist point of view. I played the game with some children and tried hard to remember what it felt like to be a child playing War. And the answer quickly became obvious. For children, it is a problem-solving game. The problem they are trying to solve is « can I control fate and win this game? » And they try all kinds of ways to do it. They hope, they plead to the fates, they flip over the cards in all kinds of crazy ways – all superstitious behaviors, experimented with in an attempt to win the game. Ultimately, they learn the lesson of War: you cannot control fate. They realize the problem is unsolvable, and at that point, it is no longer a game, just an activity, and they soon move on to games with new problems to solve. »

« À la bataille, deux joueurs ont chacun une pile de cartes à jouer. À l’unisson, ils retournent la première carte de leur paquet et regardent qui a la carte la plus puissante. Le joueur ayant la carte la plus élevée gagne la manche et reçoit les deux cartes. En cas d’égalité, d’autres cartes sont retournées et le gagnant reçoit une plus grande mise. Le jeu continue jusqu’à ce qu’un joueur possède toutes les cartes.
Où réside l’intérêt ludique d’un tel jeu? Le résultat est déterminé – les joueurs ne font aucun choix; ils se contentent de révéler progressivement le gagnant prévu. Pourtant, les enfants jouent à ce jeu avec autant d’enthousiasme que n’importe quel jeu. C’était une énigme pour moi pendant très longtemps, aussi ai-je adopté la posture de l’anthropologue. J’ai joué quelques parties avec des enfants, tout en essayant de me rappeler mes sensations de gamin jouant à la bataille. La réponse m’a sauté aux yeux. Pour les enfants, c’est un jeu de résolution de problème. Le problème qu’ils cherchent à résoudre est « Puis-je contrôler le destin et gagner cette partie? » Ils essaient par tous les moyens d’y parvenir. Ils prient, invoquent les dieux du destin, retournent les cartes de toutes les manières – des comportements superstitieux, comme autant de tentatives de gagner la partie. Au bout d’un certain temps, ils percent le secret de la bataille: on ne peut pas contrôler le destin. Ils comprennent que le problème n’a pas de solution, et à partir de là, le jeu n’en est plus un. Il devient une activité, et ils s’en détournent pour d’autres jeux, avec de nouveaux problèmes à résoudre. »

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Improvisation et créativité, Théâtre

Quand tu commences

Bon, mais vous prévoyez quand même une trame?

(C’est la question qu’on me pose le plus souvent après un spectacle ou une animation d’impro. C’est toujours un compliment, je trouve. Et c’est aussi une formidable manière de définir l’art de l’improvisation avec le spectateur, qui après avoir confié son admiration pour notre sens de la répartie, notre connexion collective et notre humour, me lance:)

Bon, mais vous prévoyez quand même une trame?

Rien n’est prévu à l’avance; on ne sait pas dans quelle époque on va jouer, quels personnages on va incarner et quels seront les éléments de l’histoire. Ça serait même contre-productif: si on prévoit des choses à l’avance, il y a le risque qu’un comédien oublie ce qui a été prévu ou qu’un élément extérieur vienne perturber nos plans. Et alors là, ça devient très compliqué d’improviser: est-ce que je reste fidèle au « plan », ou est-ce que j’oublie complètement le script? Et est-ce que mes collègues feront le même choix? C’est plus simple de ne rien prévoir, et d’approcher la scène comme une page blanche. 

Mais comment vous savez quelle idée il faut suivre?

A priori, on suit toujours la première idée qui est exprimée, parce que c’est celle qui existe, qui est déjà là, que le public a vue. L’essence de l’improvisation théâtrale, c’est de pouvoir présenter des histoires dans des réalités cohérentes. Si mon partenaire commence à jouer un cow-boy, j’ai tout intérêt à évoluer dans le même univers. Je pourrais faire un autre cow-boy, ou un apache, ou un croque-mort, ou son père qui veut le décourager de se venger des pillards qui intimident la ville.

Ça veut dire que vous allez toujours à l’idée la plus simple?

Oui et non. Si je reprends mon exemple de western, j’ai une totale liberté de point de vue, de thématique et de registre théâtral: je peux incarner un autre cow-boy qui vient d’être provoqué en duel (une scène qu’on a certainement vu déjà plein de fois); je peux aussi mettre en scène le colt du cow-boy qui exprime des états d’âme sur le pouvoir qu’il donne aux hommes « Bouhouhou! Je ne suis qu’un instrument de mort; j’aurais dû faire comme mon cousin, qui donne les départs des courses de chevaux au Minnesota! »

Et quand vous n’avez plus d’idée? Ou que vous n’avez pas la bonne idée?

Il n’y a pas de « bonnes » idées. Les grandes idées sont des petites idées qu’on a laissé grandir. L’attitude à avoir, c’est que les idées n’ont pas besoin d’être trouvées. Elles sont déjà là, il suffit juste d’y prêter attention. Mettons qu’une comédienne vienne au centre du plateau et se mette à taper du pied et à regarder sa montre. Peut-être qu’elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait (de prime abord, elle attend) ou de qui elle attend (Son élève? Son adjoint au maire? Son dragon?). Qui peut juger laquelle de ces idées sera une « bonne » idée? Dès que vous changez votre attitude sur la qualité de la créativité, vous vous libérez d’un poids énorme.

Mais alors qu’est-ce que vous travaillez dans vos « répétitions d’impro » ou vos ateliers du genre?

Sur des ateliers de deux à trois heures, les improvisatrices et improvisateurs professionnels apprennent généralement à se connecter les uns aux autres, à accéder à leur imagination, en plus de tout le travail théâtral qui peut être abordé: voix, corps, interprétation, développement d’un catalogue de personnages…

Ha, je vous arrête, là: vous préparez vos personnages! Vous admettez quand même que vous préparez des choses à l’avance?

Quand Miles Davis nettoie sa trompette, est-ce qu’il est en train de planifier son prochain solo? Je ne crois pas. Pour nous, le travail des personnages, c’est la même chose: on peaufine un instrument, on donne un corps à l’enveloppe. C’est le contenu qui change à chaque fois. Je ne vais pas jouer mon boucher marseillais de la même manière dans une scène d’amour et dans une scène de dispute. Je ne vais pas le jouer de la même manière face à un pote de compagnie ou à un improvisateur que je connais à peine. Je ne vais pas le jouer de la même manière à une animation d’entreprise ou un spectacle devant dix personnes. En fait, je ne vais jamais le jouer de la même manière: les personnages sont là pour être toujours réinventés.

Mais… Est-ce que ça vous est arrivé de ne plus avoir d’idées?

Souvent. Tout le temps. C’est le meilleur état, parce qu’il nous laisse libre et nous pousse dans les retranchements. Et en même temps, on n’est jamais sans idées. Il suffit de faire deux minutes de méditation pour voir qu’on est incapable d’arrêter son esprit. Les idées circulent, elles coulent autour de nous. Si vous écoutez autour de vous, vous avez toutes les idées de la terre. Le génie de l’improvisation, c’est de pouvoir exprimer et connecter ses idées, pour en faire quelque chose de théâtral. Si je tourne calmement autour d’une première idée, je vais très vite avoir envie de raconter une histoire; si j’entends un spectateur qui tousse, je vais pouvoir raconter l’histoire d’un glaire qui voulait désespérément sortir de sa gorge et découvrir le monde. Je vais faire voyager ce glaire et lui faire vivre des aventures.

Mais quel genre d’aventures? Vous avez des trucs pour raconter les histoires?

Une histoire fonctionne comme un coeur qui bat: un moment de tension (systole) et un moment de relâchement (diastole). C’est un rythme binaire, très lent. Le spectateur va retenir sa respiration quand l’héroïne soulève la voiture pour sauver son chien, et il y aura un soupir de soulagement en voyant que Youki est encore vivant. Une histoire, c’est donc créer des problèmes et y trouver des solutions: notre cerveau reptilien est très fort pour créer des problèmes (Danger! Mammouth! Froid!), et notre cerveau gauche, plus abstrait, peut conceptualiser des solutions. Un enfant de six ans sait construire une histoire, parce qu’il a intégré très tôt ce besoin de danger/solution: c’est un peu comme un jeu « pour se faire peur », comme le lionceau qui se fait pourchasser par sa mère dans la savane. Et ça nous fait retomber sur une fonction vitale du théâtre, qui est de purger nos pulsions-passions-peurs et de cultiver le champ des possibles. À partir de là, on ennuie rarement si on raconte une histoire.

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Actualité, écologie, Choses politiques

Soleil Vert et vert l’échaufaud

Je résume pour les non-Suisses qui me lisent: dans 4 jours, le peuple votera pour ou contre une « Economie Verte », une initiative lancée en 2012 par le parti écologiste qui vise à réduire l’empreinte écologique de chaque citoyen à une planète (contre trois actuellement). Les mesures comprennent une gestion rationnelle et parcimonieuse des ressources naturelles pour une production minime de déchets. Un peu comme si la Suisse appliquait au pied de la lettre les résolutions de la mascarade de Paris la COP21.  Le débat est très polarisé: les partis de droite rejettent l’initiative, alors que les partis de gauche (et les Verts libéraux) la soutiennent.

Tout d’abord, je me suis dit que c’était un combat perdu d’avance, parce que l’initiative ne va pas assez loin à mon goût (l’objectif devrait être quelque chose comme 2030), mais au fil des courriers des lecteurs et des lettres ouvertes, je me suis dit que j’allais plonger mon nez dans ce débat puant, au risque de renifler de tout près les miasmes cyniques des défenseurs de l’économie. Florilège de prouts argumentatifs qui font fi de la réalité du GIEC:

  1. L’objectif est trop ambitieux (information de la Confédération, page 5)
    L’objectif d’une seule planète en 2050 n’est pas ambitieux, il est indispensable. Parce que la mauvaise nouvelle, c’est que les prédictions les plus alarmantes sur le réchauffement sont devenues des réalités. Par rapport à 1880, la planète a déjà gagné +0.85°, et nous pourrions atteindre +4.8° à l’horizon 2100. Si vous voulez suivre l’évolution de la température du globe, jetez un coup d’oeil sur ce graphique.
    Mais vous allez me dire que 2°, c’est plutôt cool non? On va pouvoir planter du blé dans le permafrost russe et cultiver des fraises au Danemark, non? Oui, presque. Sauf que 2° de plus, c’est déjà trop. Avec 2° de plus, la calotte glaciaire va commencer à fondre, le permafrost va libérer encore plus de CO2, « la production agricole indienne [diminuera] de 25%, provoquant une famine jamais vue. Mais ce n’est rien par rapport au sort du Bangladesh, dont le tiers sud – où vivent soixante millions d’individus – serait littéralement noyé sous les flots à la suite de l’élévation du niveau de la mer. » (Servigne & Stevens, 2015, p. 71).
    Je sais que c’est des mauvaises nouvelles. Le réchauffement climatique, c’est un peu comme le site rotten.com ou la vidéo de la Fistinière: tu as quand même envie de savoir de quoi ça parle, façon d’être éduqué, mais une fois que tu es au courant, tu préférerais ne pas savoir.
    Il faudra que les gens des pays fortement industrialisés admettent qu’ils sont dans le déni écologique: au fond, nous savons tous très bien que nous polluons beaucoup trop et que nos « petits gestes » de colibris équivalent à pisser dans des violons. Ça nous paraît tellement difficile d’abattre la bête capitaliste que nous préférons étouffer la planète à petit feu. On nie la réalité et on s’enferme dans une schizophrénie shootée à la consommation: vendez-moi mon tofu bio importé d’Amérique du Sud et ma bière artisanale à base de malt allemand, que j’oublie un peu le reste de mes paradoxes.
  2. Les mesures radicales impliquées par Economie Verte affecteraient l’économie (information de la Confédération, page 5)chat_gotlib
    L’argument ressemble de toute manière à une lapalissade: le changement va transformer les choses. Oh mon Dieu, mais heureusement! Quelle chance qu’on puisse ne pas se baigner deux fois dans le même fleuve! Mais le problème de cet argument, c’est de croire que l’économie va rester dans un équilibre constant ad aeternam, et que la croissance infinie est possible. Qui sont les idéalistes, à ce stade?
    Dans tous les cas, l’économie va devoir changer et s’adapter. Mais il faut voir si ce changement est décidé de notre plein gré, ou subi de plein fouet. Mon père m’a enseigné la sagesse du comportement à adopter en temps de crise: c’est toujours mieux de sauter soi-même que de se laisser pousser, tu retombes mieux sur tes pattes.
  3. L’initiative va trop loin (information de la Confédération, page 12)
    Non, non, pas du tout. De fait, si on arrêtait aujourd’hui toute émission de gaz à effet de serre (GES), on en ressentirait les effets pendant encore 100 ans. Cent ans. De notre point de vue, cent ans, c’est 1916. Cette année-là, il y avait la révolution de Pancho Villa, la bataille de la Somme et la naissance du mouvement Dada. C’est bin loin, c’t’affaire-là. Imagine Tristan Tzara qui s’allume une cigarette; en 2016, elle fume encore! C’est dire l’urgence du virage écologique qu’il faudra prendre ces prochaines années (mais depuis le film de Mélanie Laurent, on sait que les engagements seront pris Demain – comme si la transition écologique souffrait d’une irrémédiable malédiction de procrastination).
  4. La Suisse est déjà bon élève, je vois pas pourquoi on ferait des efforts. Et puis certains sont pires que nous. (24Heures, courrier des lecteurs du 21.09.16)
    Le traditionnel argument du pire, doublé de l’argument du premier de classe. Soyons pragmatiques, nivelons par le bas…
    Le problème, c’est que la Suisse n’est pas du tout première de classe (ou alors dans le mauvais sens du graphique): au niveau de l’impact carbone, la Suisse se place au 18e rang mondial (source: empreinte écologique par pays par habitant, Global Footprint Network, chiffres de 2010, rapport de 2014). Avant la France, l’Allemagne et l’Italie. Alors peut-être que les Helvètes mettent mieux en évidence leurs bons comportements de recyclages, mais c’est uniquement la pointe de l’iceberg du problème de consommation des ressources. À quoi bon recycler sa canette d’Heineken si c’est pour bouffer de l’agneau de Nouvelle-Zélande?
  5. L’écologie doit être un réflexe, pas une obligation. On en a marre des taxes! L’essence coûterait 12.- le litre! (24Heures, courrier des lecteurs du 21.09.16)
    Comme le rappelle très justement ce bel article de Seth Godin, l’être humain est assez indiscipliné quand il s’agit de s’auto-limiter par rapport à un mésusage. Il lui faut donc des lois et des taxes pour le rappeler à l’ordre et lui donner des garde-fous (l’Homme est-il fou, à la base?). Si le seul moyen pour que les gens prennent conscience du vrai prix d’un litre d’essence, je veux bien faire une année le pousse-pousse pour les invalides.
    http://www.andysinger.com/
  6. L’initiative nous obligerait à diminuer notre consommation par trois! (24Heures, courrier des lecteurs du 21.09.16)
    Ce raisonnement est absurde. C’est d’empreinte qu’il s’agit, pas de consommation brute. Si vous achetez des filets de perche pêchés et conditionnés localement, par rapport à un saumon du Groenland, vous avez diminué votre empreinte par trois. Et vous avez toujours votre poisson dans l’assiette! Si vous renoncez à votre bain chaud au profit d’une douche chaude, vous avez diminué votre empreinte par trois. Et vous êtes quand même propre. L’argument des douches froides est absurde, anti-mathématique, fallacieux et consternant.
    C’est l’absurdité de ce site contre l’initiative, qui pose trois faux dilemmes sans imaginer une voie du milieu: en bref, si vous êtes végétarien, que vous aimez les douches froides et que vous ne partez jamais en vacances, vous êtes moins concerné qu’une majorité de personnes (hey, c’est l’fun: si vous êtes minoritaire, vous avez probablement tort). Croire que nous devrons renoncer à tout confort en adoptant un train de vie sobre relève du manque d’imagination et de l’amnésie. Manque d’imagination, parce que je peux très bien aller visiter l’Allemagne en vélo. Amnésie, parce que j’estime que le « progrès » a également diminué mon confort: le bruit des voitures, le vacarme des chantiers, la défiguration des paysages, la pollution des rivières. Si on nous avait demandé de voter le monde de 2016 en 1981, aurait-on dit OUI?

En conclusion

Quand le texte de l’initiative est sorti, j’ai pensé que c’était une emplâtre sur une jambe de bois. Un peu comme si, à bord d’une Ferrari lancée à 200 km/h contre un mur, tu décidais de couper la climatisation pour économiser un peu l’énergie. Mais au moins, l’initiative va dans le bon sens, et je voterai oui dimanche. Mais au-delà de cet engagement, la solution à la crise climatique passe obligatoirement par une remise en question du système capitaliste: on ne doit plus encourager la compétitivité économique quand il s’agit de sauver la planète ensemble. On ne doit plus encourager le libéralisme quand il faut prendre conscience des limites. On ne doit plus se fier au progrès quand celui-ci amène davantage de problèmes que de solutions.

On me dira que j’ai tort de tout mettre dans le même panier, que les banques ont leur utilité pour la société, que je suis bien content d’avoir un scanner dans l’hôpital de mon quartier et que le chocolat MaxHavelaar permet à des familles uruguayenne de vivre dans des conditions décentes. On me dira aussi que la technologie trouvera une solution, que les panneaux solaires feront refleurir le désert et qu’on inventera de la viande sans tuer des animaux.

Et je vous répondrai que ça fait bientôt quarante ans que le développement durable ne tient pas ses promesses; que les scénarios pessimistes sur le réchauffement climatiques parlent de crises systémiques, passant par des famines, des désordres sociaux, des mouvements de population et des épidémies dont on ne mesure pas encore l’énormité; que vous ne trouverez ni assez de cuivre pour vos panneaux solaires, ni assez de lithium pour vos batteries, ni assez de pétrole pour vos polymères. Mais surtout que vous ne trouverez pas assez de rêveurs pour alimenter vos cauchemars de croissance infinie.

L’hiver vient, diraient les Stark.

L’hiver vient, et tout le monde est en train de se demander quel cadeau offrir à Noël.

Trône de Faire...

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Actualité, Choses politiques

La mauvaise foi

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Ça s’appelle un mankini

La France se noie dans un débat puant sur le burkini, et la Suisse s’emberlificote à propos d’un projet d’initiative pour interdire la burqa. Lire les courriers des lecteurs par les temps qui courent, c’est perdre la foi en l’humanité. Personnellement, si je suis radicalement opposé au fait d’obliger une femme à porter une burqa (comme je suis radicalement opposé au fait d’obliger mon voisin à porter un string, d’ailleurs), je relève quand même quatre bouses argumentatives qui viennent salir le chemin d’un débat qui s’annonce puant:

 

Argument n°1: la burqa est un problème
Variantes: l’islam est en progression, les migrants musulmans sont en augmentation. Modifions donc notre constitution pour envoyer un signal clair et mettre un frein à cet effondrement de notre système religieux.

C’est tout simplement faux sur toute la ligne: le port de la burqa concerne entre 150 et 300 personnes en Suisse. C’est bien moins que le nombre des violences domestiques (17’000) et les fans de Nabila (2,2 millions). Et l’islam n’est pas vraiment en progression (+0,1% entre 2011 et 2016). On pourrait plutôt se soucier de la baisse du sentiment religieux en général (-20% de catholiques et -50% de protestants ces trente dernières années). De fait, c’est surtout les athées qui envahissent la Suisse, avec leurs blue-jeans troués, leurs légumes bio et leur goût pour la liberté individuelle.

La stratégie du comité d’Egerkingen, c’est dicter l’agenda politique pour faire un peu de publicité (lisez les âneries  rhétoriques d’Oskar Freysinger pour vous marrer un bon coup). Pendant ce temps, la gauche molle ne peut que lui emboîter le pas et se prendre les pieds dans le tapis (de prière).

Argument n°2: nous combattons la burqa parce que c’est un concept anti-féministe.
Variantes: mais bon dieu et la liberté de la femme, ces musulmans sont des machistes irrémédiables.

Là, c’est l’hôpital qui se fout de la charité: subitement féministe, l’ultra-droite veut défendre 150 à 300 femmes alors que le principe de l’égalité des salaires (pourtant dans la Constitution depuis 1981) n’est pas respecté. En Suisse, les femmes gagnent en moyenne 20% de moins que les hommes, à travail égal. Et les femmes sont sous-représentées dans tous les postes à responsabilité.

sloggi

Comment se fait-ce?

Au-delà de la paresse argumentative, c’est carrément de la mauvaise foi: si vous voulez combattre la burqa, ne dites pas que c’est pour les femmes en général. Expliquez que c’est surtout aux enfoirés d’intégristes que vous voulez donner des conseils de culture vestimentaire et de féminisme. Oh, d’ailleurs, où est-ce qu’ils étaient, les féministes, quand s’affichaient les pubs Sloggi?

Argument n°3: la burqa est portée par quelques touristes d’Arabie Saoudite qui viennent dépenser leurs pétrodollars dans nos montres suisses, il faudrait éviter de les froisser. (les touristes, pas les dollars)

Donc là, on est bien dans le camp qui s’oppose à l’initiative, mais pour des raisons purement économiques: ben oui, pour nourrir la bête croissanciste, vendons notre droit moral au plus offrant (et surtout aux Saoudiens, l’argent n’a pas d’odeur). Ça pue bien le néolibéralisme où tout le monde peut faire ce qu’il veut, tant que ça jute du fric. Ce qui est toujours amusant, avec l’argument économique, c’est qu’on peut le retourner: et les fabricants de burqa qui seront au chômage, alors, vous y avez pensé?

Argument n°4: j’ai un ami musulman qui est contre la burqa.

S’il vous plaît, que ce soit dans une soirée privée ou au discours du 1er août, n’utilisez jamais l’argument du j’ai un ami qui. Jean-Marie Le Pen utilise ce genre d’argument. Oskar Freysinger utilise ce genre d’argument. Jean-Marie Bigard utilise ce genre d’argument. Ça s’appelle un argument d’autorité-qui-n’en-est-pas-une: votre ami n’est pas représentatif des musulmans, il n’est pas un membre influent de la communauté musulmane, il n’est pas son porte-parole, etc. Votre ami n’a pas plus de poids argumentatif que mon chat jaune (qui s’en lèche les parties, de toute cette histoire).

Moralité: oui mais alors, que penser de cette initiative?

Parce qu’en fin de compte, il faut bien prendre parti, non? Eh bien, justement, non! À question stupide, réponse idiote: face à cette provocation législative, il faut répondre que certes, la burqa pose des problèmes d’éthique et de liberté individuelle, mais qu’elle n’est ni le sommet de l’iceberg, ni un problème prioritaire. L’initiative d’Egerkingen est une rodomontade aux relents xénophobes, agendée pour occuper le terrain politique.

Remarquez une chose: dans cette polémique, jusqu’ici, personne ne s’est exprimé en faveur de la burqa. Le débat est orchestré de manière à brouiller les pistes: à partir d’une question sous-jacente (êtes-vous pour ou contre le fait d’obliger certaines femmes à porter un vêtement dégradant pour des motifs religieux?), on s’encrasse dans une cacophonie de notions: la liberté de religion, l’espace public, la dissimulation de l’identité. C’est le même coup qu’avec les minarets: un comportement insignifiant est stigmatisé pour donner une voix aux gens qui en ont marre de ces islamistes. Plutôt que de chercher des solutions, on envenime les choses avec des bouses rhétoriques, pour bien laisser macérer le problème.

Il faut lire la position très intelligente et modérée du président de l’UVAM, plutôt que l’argumentaire (en cours de rédaction, LOL) du comité d’Egerkingen. Il faut comprendre que personne ne veut ni d’une contrainte à porter une prison ambulante, ni d’un article constitutionnel inique. Il faut appeler un chat un chat, pour éviter de tituber sur le chemin de la mauvaise foi.

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