Improvisation et créativité, Théâtre

Quand tu commences

Bon, mais vous prévoyez quand même une trame?

(C’est la question qu’on me pose le plus souvent après un spectacle ou une animation d’impro. C’est toujours un compliment, je trouve. Et c’est aussi une formidable manière de définir l’art de l’improvisation avec le spectateur, qui après avoir confié son admiration pour notre sens de la répartie, notre connexion collective et notre humour, me lance:)

Bon, mais vous prévoyez quand même une trame?

Rien n’est prévu à l’avance; on ne sait pas dans quelle époque on va jouer, quels personnages on va incarner et quels seront les éléments de l’histoire. Ça serait même contre-productif: si on prévoit des choses à l’avance, il y a le risque qu’un comédien oublie ce qui a été prévu ou qu’un élément extérieur vienne perturber nos plans. Et alors là, ça devient très compliqué d’improviser: est-ce que je reste fidèle au « plan », ou est-ce que j’oublie complètement le script? Et est-ce que mes collègues feront le même choix? C’est plus simple de ne rien prévoir, et d’approcher la scène comme une page blanche. 

Mais comment vous savez quelle idée il faut suivre?

A priori, on suit toujours la première idée qui est exprimée, parce que c’est celle qui existe, qui est déjà là, que le public a vue. L’essence de l’improvisation théâtrale, c’est de pouvoir présenter des histoires dans des réalités cohérentes. Si mon partenaire commence à jouer un cow-boy, j’ai tout intérêt à évoluer dans le même univers. Je pourrais faire un autre cow-boy, ou un apache, ou un croque-mort, ou son père qui veut le décourager de se venger des pillards qui intimident la ville.

Ça veut dire que vous allez toujours à l’idée la plus simple?

Oui et non. Si je reprends mon exemple de western, j’ai une totale liberté de point de vue, de thématique et de registre théâtral: je peux incarner un autre cow-boy qui vient d’être provoqué en duel (une scène qu’on a certainement vu déjà plein de fois); je peux aussi mettre en scène le colt du cow-boy qui exprime des états d’âme sur le pouvoir qu’il donne aux hommes « Bouhouhou! Je ne suis qu’un instrument de mort; j’aurais dû faire comme mon cousin, qui donne les départs des courses de chevaux au Minnesota! »

Et quand vous n’avez plus d’idée? Ou que vous n’avez pas la bonne idée?

Il n’y a pas de « bonnes » idées. Les grandes idées sont des petites idées qu’on a laissé grandir. L’attitude à avoir, c’est que les idées n’ont pas besoin d’être trouvées. Elles sont déjà là, il suffit juste d’y prêter attention. Mettons qu’une comédienne vienne au centre du plateau et se mette à taper du pied et à regarder sa montre. Peut-être qu’elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait (de prime abord, elle attend) ou de qui elle attend (Son élève? Son adjoint au maire? Son dragon?). Qui peut juger laquelle de ces idées sera une « bonne » idée? Dès que vous changez votre attitude sur la qualité de la créativité, vous vous libérez d’un poids énorme.

Mais alors qu’est-ce que vous travaillez dans vos « répétitions d’impro » ou vos ateliers du genre?

Sur des ateliers de deux à trois heures, les improvisatrices et improvisateurs professionnels apprennent généralement à se connecter les uns aux autres, à accéder à leur imagination, en plus de tout le travail théâtral qui peut être abordé: voix, corps, interprétation, développement d’un catalogue de personnages…

Ha, je vous arrête, là: vous préparez vos personnages! Vous admettez quand même que vous préparez des choses à l’avance?

Quand Miles Davis nettoie sa trompette, est-ce qu’il est en train de planifier son prochain solo? Je ne crois pas. Pour nous, le travail des personnages, c’est la même chose: on peaufine un instrument, on donne un corps à l’enveloppe. C’est le contenu qui change à chaque fois. Je ne vais pas jouer mon boucher marseillais de la même manière dans une scène d’amour et dans une scène de dispute. Je ne vais pas le jouer de la même manière face à un pote de compagnie ou à un improvisateur que je connais à peine. Je ne vais pas le jouer de la même manière à une animation d’entreprise ou un spectacle devant dix personnes. En fait, je ne vais jamais le jouer de la même manière: les personnages sont là pour être toujours réinventés.

Mais… Est-ce que ça vous est arrivé de ne plus avoir d’idées?

Souvent. Tout le temps. C’est le meilleur état, parce qu’il nous laisse libre et nous pousse dans les retranchements. Et en même temps, on n’est jamais sans idées. Il suffit de faire deux minutes de méditation pour voir qu’on est incapable d’arrêter son esprit. Les idées circulent, elles coulent autour de nous. Si vous écoutez autour de vous, vous avez toutes les idées de la terre. Le génie de l’improvisation, c’est de pouvoir exprimer et connecter ses idées, pour en faire quelque chose de théâtral. Si je tourne calmement autour d’une première idée, je vais très vite avoir envie de raconter une histoire; si j’entends un spectateur qui tousse, je vais pouvoir raconter l’histoire d’un glaire qui voulait désespérément sortir de sa gorge et découvrir le monde. Je vais faire voyager ce glaire et lui faire vivre des aventures.

Mais quel genre d’aventures? Vous avez des trucs pour raconter les histoires?

Une histoire fonctionne comme un coeur qui bat: un moment de tension (systole) et un moment de relâchement (diastole). C’est un rythme binaire, très lent. Le spectateur va retenir sa respiration quand l’héroïne soulève la voiture pour sauver son chien, et il y aura un soupir de soulagement en voyant que Youki est encore vivant. Une histoire, c’est donc créer des problèmes et y trouver des solutions: notre cerveau reptilien est très fort pour créer des problèmes (Danger! Mammouth! Froid!), et notre cerveau gauche, plus abstrait, peut conceptualiser des solutions. Un enfant de six ans sait construire une histoire, parce qu’il a intégré très tôt ce besoin de danger/solution: c’est un peu comme un jeu « pour se faire peur », comme le lionceau qui se fait pourchasser par sa mère dans la savane. Et ça nous fait retomber sur une fonction vitale du théâtre, qui est de purger nos pulsions-passions-peurs et de cultiver le champ des possibles. À partir de là, on ennuie rarement si on raconte une histoire.

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Rorschach

« À quoi vous fait penser cette tache, monsieur? »

Mon partenaire de scène me tend un carnet imaginaire; entre ses deux mains qui enserrent le vide, je ne vois rien, évidemment. Mon corps veut voir, mais mon regard passe à travers, et je distingue les sourires crispés des premiers rangs de spectateurs. Quelle mouche me pique de débouler sur scène sans idée, moi?

Je regarde mon partenaire de jeu. Il est tendu. Il se retourne à Jardin, pour faire un mime obscur, un vague geste de dévissage-de-bouteille ou je ne sais quoi. Une troisième manche de Time’s Up alcoolisée, on dirait. J’ai pas la référence, je comprends rien. Il se tourne vers moi; il a l’air tendu, presque énervé. Je respire péniblement, la tension est à son comble.

Rorschach

Débuter une scène improvisée, c’est faire le test de Rorschach: à partir d’une vague énigme, on va laisser faire notre inconscient, notre instinct, pour mettre du spécifique sur du flou. Parce que l’improvisation théâtrale, c’est construire sur du vide: pas de costume de Richard III, pas de décor en plan incliné; à peine un thème ou une suggestion qui flotte dans l’esprit du spectateur. Il va falloir bâtir sur le vide, sans chercher à toujours remplir. Mon Royaume pour une idée!

Le public est venu voir des comédiens sans peurs et sans reproches se débattre avec des contraintes draconiennes: comment va-t-on enchanter cette scène vide, avec du contenu qui ait du sens? Devant moi, quelques vagues indices que m’a donné mon partenaire. L’énigme. Je lutte, je sue; et en même temps, c’est bon; ce sont aussi ces gouttes de sueur que les 98 spectateurs sont venus voir: un comédien-dramaturge qui crée en direct, comme dans ces restaurants asiatiques où on vous grille une plancha de poulpes coupés juste devant vous. L’impro a ce petit goût de fait maison.

Pendant ce temps, je continue mon enquête.

« À quoi vous fait penser cette tache, alors? »

L’improvisateur est un chien policier qui renifle les petites transformations du plateau de jeu, pour en extraire la substantifique moelle. Après, il s’agira de ronger ce squelette d’idée, de jeter les osselets pour suivre le fil narratif. C’est ce que je me tue à dire aux élèves avancés qui ont encore peur de la scène vide: venez sans rien. C’est le meilleur état de création. Vous allez « voir » la scène qui se fera devant vous, sans avoir l’impression de créer. La création sans travail. L’effort sans effort. Wu Wei.

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Improvisation et créativité

L’art et la manière

Intérieur.
Salon chic et sobre.
Une table basse et un sofa très confortable.
Un homme s’adresse à nous.

Ça vaut pour le Match, mais aussi pour tous les concepts qui utilisent le « à la manière de ». Qu’on bosse Molière, Tarantino ou Salvador Dali, il va s’agir de faire de l’improvisation de genre. Ça va ressembler à rien de connu, c’est inédit, c’est de l’impro. Fume, c’est de la bonne.

À la manière de Jean-Baptiste Poquelin dit Molière.
À la manière de Charles-Ferdinand Ramuz dit Ramuz.
À la manière de Patrick Sébastien imitant Thierry Luron imitant Coluche imitant Georges Pompidou.
À la manière de n’importe quelle manière.

Premier réflexe du coach qui doit préparer son équipe pour le spectacle du samedi soir: piocher dans les clichés. On singe du Marcel Pagnol à l’emporte-pièce, enfilant sur le même fil de pensée un accent du Sud, un groupe de cigales et une partie de pétanque. Fume, mec: c’est de la parodie.

Le problème, c’est qu’on va retrouver toutes les semaines les mêmes lieux communs: Shakespeare se résumera à un bain de sang plein d’emphase surarticulée, Tchekhov à un lent ballet de comédiens catatoniques et Ionesco à un salmigondis d’idées disparates. À défaut d’avoir bossé à fond la catégories, on sert au public du fast-food pré-maché, sorte de transposition hasardeuse du polycop’ de terminale sur l’auteur en question, mâtiné d’une ou deux références wikipédia. C’est Mozart qu’on assassine.

(j’ai vu ça sur Facebook, aujourd’hui):

Jouer les catégories2

On court vers les clichés stylistiques, des slogans raccourcis pour éviter d’entrer dans le détail: « Kafka, c’est l’oppression d’un système incompréhensible sur un protagoniste démuni » ou « La science-fiction, c’est l’exploration pragmatique d’une technologie futuriste ». Il y a d’autres formateurs pour insister sur les enjeux thématiques: « Beckett, c’est l’absurde de l’humain face à la souffrance et à la mort. » À quand un pavé jaune et noir L’impro pour les Nuls?

Pour moi (je l’évoquais déjà là), la catégorie en impro passe par un travail d’adaptation, notamment en fonction de quatre contraintes:

  1. la contrainte temporelle
    Quand tu dois jouer du Brecht sur 4 minutes, il faut forcément que tu prennes des raccourcis. Tu ne peux pas TOUT jouer, donc tu dois réduire, épurer, condenser, pour que le public s’y retrouve, et que tu te garantisses tout de même une marge de manoeuvre d’improvisation; tu veux pas non plus jouer en accéléré, donc il faut choisir. Et choisir, c’est renoncer.
  2. la contrainte théâtrale
    Hitchcock au théâtre, ça ne peut pas être la même chose que Hitchcock à l’écran: il y a d’autres codes à mettre en place. Les oeuvres cinématographiques adaptées au théâtre sont toujours ré-écrites par un dramaturge compétent, parce que le langage est différent. Si je veux mettre en scène la séquence de la douche de Psychose, je dois adapter l’éclairage, jouer sur des angles morts, jouer sur une musique et son volume, dissimuler le climax par un artifice technique (rideau ou black-out) pour atteindre les mêmes effets.
  3. ça reste de l’impro, mec
    Il faudra bien traiter le thème ou la suggestion, écouter l’énergie de la scène, improviser avec le partenaire, pour que ça reste du théâtre spontané. J’entends des anecdotes chaque mois de catégories tellement bien préparées qu’elles « figent » l’impro dans un protocole de lieux communs; la spontanéité ne peut plus que follement se débattre comme une mouche prise au coeur d’un flan à la framboise. FRAMBOISE. J’AI DIT FRAMBOISE.
  4. la contrainte culturelle
    À moins que vous ne soyez la troupe d’improvisation des chargés de cours de Paris-Sorbonne, votre public ne va peut-être pas saisir les subtiles références historiques que vous essayez de faire passer dans votre impro proustienne. Attention, hein, je suis pas en train de dire qu’il faut prendre le public pour un imbécile. Bien au contraire: il faut viser un effet stylistique qui vient sublimer l’impro, pas un exercice de style juste pour dire ah-ce-qu’on-est-fort-d’avoir-relevé-ce-défi-en-plaçant-cette-référence-si-subtile.

Pistes à explorer (je suis pas avare de conseil oh non, alors ça pour les conseils il y a toujours quelqu’un, ha c’est malin)

Il s’agit de travailler l’improvisation de codes plutôt que les codes en eux-mêmes (si tu offres un poisson à un homme, il mangera un jour, etc). Pour moi, c’est davantage intéressant de savoir créer des codes de jeu au fur et à mesure du spectacle (des patterns, des games) plutôt que de les travailler indépendamment du jeu. Hey, je donne ce stage cet été, qui traite justement de ça!

Traiter chaque impro dans son unicité, sans forcer la catégorie. Se focaliser en premier sur le thème (ou l’énergie de la scène) et le mettre en relation avec l’esthétique de la catégorie.

(cet article n’a pas de vraie fin, il est écrit « à la manière du théâtre contemporain »)

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Improvisation et créativité

Une manière d’aborder l’avant-spectacle

Beaucoup de choses ont été dites à propos de l’échauffement d’avant-spectacle, d’avant-Match, en improvisation théâtrale. (Spontanément en parle ici, Impro etc ici, s’il y a d’autres avis, commentez! Je vous ajouterai à la liste).

Je suis loin d’être dogmatique à ce niveau: après tout, chaque troupe doit développer son propre rituel d’avant-spectacle; ça fait partie de la culture d’équipe. Personnellement, j’ai déjà exploré plusieurs formules avec plus ou moins de succès; j’ai piqué des exercices et des rituels à droite et à gauche, j’ai observé les « meilleures pratiques » et leur éventuelle corrélation avec la qualité du spectacle qui suivait, et j’en suis arrivé aux conclusions suivantes:

  • L’échauffement doit être d’ordre « technique » (physique, vocal), comme tout autre spectacle vivant;
  • La mise en train doit être d’ordre « énergétique »: on se met en état de jeu, en état d’imaginer, en état d’écouter.

Pour moi, l’échauffement physique n’est pas négociable: le comédien doit être dans une condition physique optimale; le corps est un instrument qu’il doit respecter et préparer à incarner à peu près tout. Je déteste cette excuse (johnstonienne?) selon laquelle un spectacle d’improvisation devrait commencer à un niveau « médiocre » pour se garantir une marge de progression. C’est bien mal penser des possibilités de son art, que de sous-jouer et de chercher délibérément à provoquer du mauvais théâtre.

La mise en train énergétique peut vite gaver certains comédiens, qui ont besoin d’un moment à eux pour évacuer le trac (la fameuse « petite clope qui fait du bien », le caca de la peur*, etc.). J’ai de plus en plus tendance à imposer à ces joueurs un moment de recueillement avec toute l’équipe, tout en leur ménageant un moment individuel.

Dès lors, la forme actuelle que je défends passe par trois phases:

  1. une montée en énergie physique, vocale et énergétique: 10′ de vocalises et de travail sur la respiration, 10′ d’échauffement physique;
  2. un jeu collectif pour susciter « l’envie de jouer » (playfulness) en 5′. Des mimes à deviner, ou une chanson stupide à composer sur le moment (sans enjeu d’imagination);
  3. une »mise à zéro de l’énergie de groupe »: pour se mettre sur la même longueur d’onde; depuis quelques temps, je ritualise un « cercle des souhaits »: tous les comédiens se donnent l’accolade en formant un cercle commun, et en partageant honnêtement, simplement et de manière positive un « souhait » sur le spectacle à venir.

Ce dernier rituel permet de se plonger dans un état positif de volonté de faire un beau spectacle, une écoute intime des souhaits du groupe. Bien sûr, ça ne garantit rien en terme de qualité, mais au moins on est sûr d’avoir mis toutes les bonnes énergies de son côté. Et ça, j’en suis certain: la manière que vous avez d’approcher l’avant-spectacle influence votre manière de faire le spectacle. J’ai rarement vu des génies se préparer comme des touristes.

*Pour une analyse approfondie de la notion de caca de la peur, consulter Garbiewicz (1989).

*Non, je déconne.

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Enseignement, Improvisation et créativité

Rentrée

J’entame ma dixième rentrée d’entraîneur d’improvisation théâtrale. C’est beaucoup et c’est peu.

C’est beaucoup, parce que j’ai eu la chance d’expérimenter mille exercices, mille remarques, mille « théories globales » sur l’art de l’improvisation théâtrale. C’est peu, parce que je sais maintenant qu’un exercice qui « marche » avec un élève peut très bien « ne pas marcher » avec un autre. C’est ce qu’on appelle la pédagogie différenciée, et c’est très bien parce que ça rend ma dixième rentrée absolument passionnante.

J’aborde mes premiers cours avec philosophie. « Bonjour, vous allez apprendre à faire du théâtre, à raconter des histoires, à émouvoir. En plus (et ce sont des sous-produits), vous allez rire, développer votre confiance en vous et faire rire vos camarades (et votre public). »

J’annonce que ma pédagogie sera tout d’abord structurante (des bases, des règles, des fondamentaux), puis déroutante en deuxième partie d’année. Les règles d’impro sont comme les petites roues de côté, sur un vélo d’enfant. Il faut savoir rouler sans, pour aller vraiment où l’on veut. En même temps, mes élèves seraient perdus si je faisais l’impasse sur cette phase. Pour déconstruire, il faut avoir construit.

Je fais beaucoup d’exercices de lâcher-prise, de spontanéité; je dis à mes élèves que toutes les idées sont égales, qu’elles ne sont pas personnelles. Qu’il n’y a pas d’idée objectivement originale (tout a déjà été fait, mais par d’autres). Par corollaire, que toutes les idées subjectives sont originales (dis-moi ce que tu penses vraiment, ce que tu as vraiment dans le ventre, ton vécu; c’est toi qui m’intéresse). Plus tu me parles de toi, plus tu me parles de moi.

Je ris beaucoup avec les tout-petits. Cette gamine de dix ans, j’assiste à la première impro de sa vie. Elle joue une épicière, et au client qui lui demande si elle peut lui vendre 10 kilos d’huile, elle répond oui sans hésiter. Innocence de l’enfance!

J’essaie de parler moins. Je débriefe de plus en plus rarement. Je trouve ça très ennuyeux. Et de fait, si les exercices sont bien conçus, l’élève apprend suffisamment dans les interactions avec ses partenaires. Je ne veux pas le faire monter dans sa tête, le faire cérébraliser tout ça, en commençant à sur-analyser le moindre choix d’improvisateur.

J’ai bloqué pendant longtemps sur le fait de jouer moi-même certains exercices avec mes élèves. Je ne voulais pas les brimer, pas me poser en exemple. Je le fais de plus en plus, parce que je vois que ça leur fait gagner du temps. C’est la pédagogie explicite (à l’heure où les Vaudois ont refusé de revenir à une école qui glorifiait ce type d’approche).

Je viens de tomber sur le bouquin d’Asaf Ronen (pourtant sorti en 2005), et j’apprends plein de choses. C’est ce que je crois: si l’enseignant n’apprend pas autant que ses élèves, alors il enseigne un savoir mort.
Plus j’enseigne, plus j’apprends.

 

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Soyez professionnel: faites l’amateur

Si vous pratiquez un art public (théâtre, improvisation, danse, musique, peinture avec les pieds, etc.), vous avez probablement déjà douté de vos compétences. Un beau jour, vous avez profondément douté de votre art et de votre talent. C’est normal.

C’est parce que vous êtes un amateur.

Dans les métiers artistiques, il faut savoir que la dénomination de « professionnel » est relativement floue: c’est plus un statut autoproclamé qu’autre chose. Même si certains artistes on suivi une formation professionnelle, les autodidactes qui exercent le métier d’artiste à temps complet méritent aussi cette dénomination (hey, c’est mon cas!). Qu’est-ce que qui différencie réellement un amateur talentueux d’un bon professionnel? Qu’est-ce qu’on peut attendre d’un artiste professionnel? Pourquoi est-ce que je suis payé si grassement en tant que professionnel?

Constance dans le résultat

Le bon amateur a parfois des passages à vide.
Le professionnel est constant dans la qualité de ses prestations.

Autonomie

Le bon amateur est souvent encore en formation; il doit parfois recourir à un mentor.
Le professionnel a déjà les qualités requises, ou sait s’améliorer tout seul; il arrive également à porter un jugement critique sur son art, pour être toujours à la recherche de la plus grande qualité.

Réception des critiques

L’amateur à qui l’on fait une critique négative risque de tout remettre en question: est-ce qu’il est fait pour ce métier, est-ce qu’il est digne de vivre, va-t-il se jeter du haut d’un pont, etc.
Le professionnel, lui, arrive à prendre le recul nécessaire; il sait recevoir une critique pour qu’elle devienne un élément constructif.

Ponctualité

Le bon amateur est parfois en retard.
Le professionnel est souvent en retard, mais il s’en excuse à l’avance (par SMS, courriel, ou télégramme).

Méthodes de travail

Le bon amateur travaille à l’instinct; puisqu’il met toute sa passion et son talent au service de l’art, il manque parfois de systématique, et peine à identifier les difficultés qu’il rencontre (« je sais pas pourquoi, je n’y arrive pas »).
Le professionnel a des outils pour analyser sa pratique. Il connaît ses faiblesses (et ses forces) et aura plus de facilité à résoudre ses problèmes artistiques.

Mais ne l’oublions pas: ce que le public préfère voir sur scène, c’est le bon amateur. Un artiste qui fait quelque chose par passion est toujours plus émouvant que celui qui « fait son boulot ». Le professionnel – le VRAI professionnel – travaille donc sur scène comme s’il était un amateur: avec passion, talent et spontanéité.

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Une envie pressante d’écouter

Mon chat jaune est parti depuis voilà un mois. J’ai rêvé qu’il revenait.

– Eh ben, c’est pas trop tôt,  mon ami Tibert! Enfin revenu! Qu’est-ce que tu as fait pendant tout ce temps?

– J’étais sorti. Une envie pressante.

– Mais? Tu… tu parles, maintenant?

– J’ai toujours parlé, mais tu ne m’écoutais pas.

– Mais je, je, je t’entendais miauler, tu sais! Tu miaulais pour jouer, pour…., pour manger, pour sortir…

– Oui, mais tu interprétais mal les choses: tu croyais que j’étais un animal stupide, obsédé par mes instincts. Je demandais plus que ça dans mes miaulements. Je voulais de l’amour, moi.

– Mais alors… Pourquoi… Pourquoi est-ce que je te comprends parfaitement, maintenant?

– Tu me comprends parce que tu as besoin de m’écouter. Tu m’as perdu, alors tu veux me regagner.

– Je ne comprends pas…

– Les humains sont comme ça: tant que tout roule, ils n’écoutent pas. Un beau jour, tout s’écroule, et ils dressent l’oreille, desespérés. Ils cherchent les rumeurs, ils espérent capter des messages: la parole de Dieu, les informations à la radio, les conseils de leurs amis… C’est lorsque tout va bien qu’il faut écouter d’un peu plus près.

– Tu as raison. Je vais t’écouter. Qu’as-tu à me dire, chat? Parle, je t’écoute. Je suis tout ouïe.

– Ça serait trop facile. Si je te le disais dans la minute, tu ne m’écouterais plus. Et je repartirais.

– Mais? Je… Qu’est-ce que je dois faire, alors?

– M’écouter. Tout le temps. Pas seulement pour savoir, ou pour apprendre. M’écouter pour le plaisir de m’écouter. « Écoutez-vous les uns les autres », voilà par quoi vous devriez commencer.

écouter

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Contre les taxidermistes: banalité et originalité

La plupart des gens pensent qu’ils n’ont aucune imagination. « Je suis incapable d’inventer une histoire! », dit l’un. « Je ne suis pas très créatif », dit l’autre. « Ah, pour faire de l’impro, il faut avoir le don: toi, tu as de la répartie, mais moi je ne pourrais pas inventer autant de choses à la fois. »

Si c’était le cas, mon gars, tes rêves seraient mortellement ennuyeux. Or, je suis prêt à parier que tes scénarios nocturnes sont plus originaux que la collection Kubrick, plus créatifs que les films de Gus Van Sant et plus drôles que les derniers Walt Disney (bon, c’est pas vraiment dur non plus, pour ce dernier exemple fort mal choisi).

En fait, j’ai le culot de prétendre que nous avons tous les mêmes potentialités en matière d’imagination. Oui, mesdames et messieurs. Nous sommes tous des créateurs en puissance. Mais les artistes, les créatifs et les improvisateurs ont développé (parfois instinctivement) certaines méthodes pour « apprivoiser » leurs idées, accéder à leur inspiration et créer une matière originale.

Chat couchant

Une matière originale? Pas tant que ça. C’est même le concept d’originalité qui bloque souvent toute création: vos profs vous interdisaient de « copier sur votre voisin » et vous apprenait l’existence d’un abîme infranchissable entre votre prose et celle de Maupassant. Or Maupassant a copié son « voisin » Flaubert. Et Flaubert s’est inspiré de Balzac, qui lui-même puisait chez Molière, lequel « prenait son bien » dans les comiques latins, lesquels pompaient sans doute copieusement dans les mythes étrusques racontés par des villageois qui n’avaient pas inventé la poudre.

Le mot « inventer » signifie même « reconnaître ce qui est déjà là », plutôt que « créer quelque chose de nouveau »: INVENIRE, en latin, c’est justement « venir à, rencontrer, tomber sur » quelque chose que les autres ont déjà découvert une fois. Mesdames et messieurs, il n’y a donc aucune honte à copier votre voisin: les voies de la création personnelle passent par une nécessaire confrontation aux découvertes et aux influences des autres.

L’effet pervers de notre éducation, c’est de nous avoir fait croire à un idéal de l’originalité lié à la complexité de sa mise au point. Si je compose une symphonie qui n’utilise que des grille-pains et des fers à friser pour instruments, on va crier au génie: je deviendrai le créateur d’une oeuvre « très originale, carrément novatrice ». Tout ça ne va pas vraiment faire avancer le schmilblick, à partir du moment où une telle oeuvre ne plaira qu’aux snobinards parisiens et à l’intelligentsia yverdonnoise.

De fait, on constate le même phénomène dans les suggestions données par le public dans un spectacle d’impro. Le public criera plus volontiers des mots comme « hypocondriaque, ornithorynque, taxidermiste », plutôt que des suggestions plus banales comme « malade, poisson, pompier » (mais qui nous inspireraient davantage, puisqu’elle s’inscrivent dans un contexte beaucoup plus riche en références). Ces spectateurs espiègles croient rendre le job des improvisateurs plus difficile, mais ils le rendent surtout… inintéressant.

D’ailleurs, depuis le début de la saison d’improvisation, j’ai déjà joué deux fois le rôle d’un taxidermiste. À force, je vais me retrouver avec la SPA sur le dos.

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Enseignement, Improvisation et créativité

L’art de la glande

Aujourd’hui, j’ai abattu un boulot monstre.

Bon, par contre, j’ai glandé la moitié de la semaine. Je n’avais pas « d’acouet », comme on dit par chez moi; aucune motivation; je procrastinais gaiement, en voyant la fin de mes vacances arriver avec insouciance. J’avais fait plein de projets avant Noël, mais j’ai préféré regarder quelques beaux films et achever quelques bons livres.

Avant, dans des situations pareilles, je culpabilisais à mort. Et puis, un beau soir de désespoir, je suis tombé sur un paragraphe salvateur tracé par la plume de Brenda Ueland, dans son remarquable « If you want to write » (Graywolf Press, 1938). C’est page 37, et ça vous donne un élan prodigieux pour le restant de la semaine:

« […] what you write today is the result of some span of idling yesterday, some fairly long period of protection from talking and busyness. » (je souligne)

(et je traduis du mieux que je peux:) « ce que vous écrivez aujourd’hui est le résultat de la glande d’hier, un moment où vous vous êtes provisoirement arrêté de parler et de vous agiter. »

Tibert se prépare à produire un chef-d’oeuvre, demain

Mon prof de trompette me disait toujours, au début d’exercices particulièrement astreignants et « nouveaux » pour moi: « Ce que tu vas faire, c’est pratiquer ces exercices pendant cinq minutes, mais vraiment calmement, et vraiment correctement, sans forcer, sans te crisper. Ensuite, tu vas te reposer pendant dix minutes. Vraiment. Prends un café, lis une bédé, va te promener un moment. Après ces dix minutes, reviens sur le même exercice. Tu sentiras que tu auras progressé. Parce que tes lèvres auront continué à « travailler » pendant que tu faisais autre chose. »

C’est drôle, parce que mon vénéré prof de trompette avait déjà compris tout seul ce que les psychologues de l’apprentissage ont mis des années à démontrer: le rôle positif que jouent le repos, le rêve et le jeu sur l’acquisition de nouvelles connaissances. Autrement dit, la glande nous aide à mieux travailler!

Quand le Narrateur de À la Recherche du Temps Perdu veut s’engager dans son premier « travail » littéraire, il est terrassé par la procrastrination. Je me risque à citer un trop maigre extrait de ses tentatives de justifications (dont la totalité s’étale tout de même sur une bonne page et demi), que tous les cancres respectables se devraient de copier-coller sur leurs justificatifs de devoirs non faits (I, p.569):

« Si j’avais été moins décidé à me mettre définitvement au travail j’aurais peut-être fait un effort pour commencer tout de suite. Mais puisque ma résolution était formelle, et qu’avant vingt-quatre heures, dans les cadres vides de la journée du lendemain où tout se plaçait si bien parce que je n’y étais pas encore, mes bonnes dispositions se réaliseraient aisément, il valait mieux ne pas choisir un soir où j’étais mal disposé pour un début auquel les jours suivants, hélas! ne devaient pas se montrer plus propices. Mais j’étais raisonnable. De la part de ce qui avait attendu des années il eût été puéril de ne pas supporter un retard de trois jours. » (je souligne)

Nous sommes donc tous faibles et lâches devant le travail; et c’est tant mieux pour nos neurones et synapses. Glandouillons aujourd’hui, pour mieux trouver l’illumination demain!

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