écologie, Choses politiques, Décroissance, Sermocination

Marchands de canon

Ce matin, je lis cet article paru dans le 24Heures sur le vandalisme dans les stations de ski. Pour les gens qui n’ont pas suivi l’affaire, je vous résume le truc : certaines stations de ski (Villars, les Diablerets, les Gets et la Clusaz) ont connu des épisodes de vandalisme, plus ou moins revendiqués par des activistes climatiques qui s’en sont pris aux canons à neige. L’opinion publique dit Ouh là là c’est pas bien, c’est des dommages à la propriété, nous on veut juste skier alors retournez à votre quinoa espèces d’extrémistes. L’anonyme se défend en expliquant que l’industrie touristique a transformé la montagne, que tout le monde cherche à faire du fric avec ça et qu’il faut a) accepter qu’il n’y ait plus de neige et b) refuser le système thermo-industriel.

J’ai beaucoup de sympathie pour le journaliste Erwan Le Bec, qui fait un super-boulot de couverture des actualités du Nord vaudois. J’ai encore en mémoire une question très directe à l’encontre de Jean-Daniel Carrard qui venait de se faire tèj du premier tour des élections, c’était émouvant et en même temps courageux. Mais ce souvenir n’a rien à voir avec le sujet, comme la plupart des questions posées dans l’interview.

Plutôt que de montrer les failles de l’entretien – qui reste quand même très inspirant –, je procède à un hold-up. Je reprends donc mot pour mot les questions du journaliste, et j’y réponds tout seul. Comme ça quand j’aurai pété les plombs en dynamitant l’arrache-mitaines des Rasses, j’aurai déjà ma ligne argumentative.

Pourquoi vous en prendre aux canons à neige?
Parce que c’est un symbole. Alors qu’on nous demande – à juste titre – des économies d’énergie, on veut rallonger la durée de vie d’un hiver qui n’en est plus un, plutôt que d’accepter qu’on pourrait ranger les lattes et faire de la rando tranquillou ou des jeux de société au chalet.

Avec du sabotage et de l’écologie radicale?
Je vous vois venir : vous agitez le mot « radical » comme un épouvantail, mais faire de l’écologie radicale, c’est aller à la racine des choses, au coeur du problème. Le sabotage est effectivement une infraction, et je regrette d’avoir estimé que c’était le dernier recours. Enfreindre la loi pour thématiser le débat, c’est toujours une pesée d’intérêt. Si j’étais Bill Gates, j’achèterais des pages de pub dans les journaux avec des argumentaires tirés des bouquins de Timothée Parrique.

Admettez que ce n’est pas bon pour l’image de l’écologie… Il n’y avait pas d’autre méthode que de saboter du matériel?
Faisons l’inventaire des moyens que j’ai à disposition pour faire de l’activisme écologique… et leur efficacité : 1) Je peux faire confiance à la politique en place… qui ne prend pas la mesure de l’urgence, avec l’échec de la loi sur le CO2 et l’UDC qui fait aboutir un référendum autour de l’initiative pour les glaciers. 2) Je peux lancer mon propre parti et mes initatives… avec un Conseil d’Etat qui invalide l’initiative d’AG!SSONS ou des années de procédure pour aboutir souvent à un demi-échec. 3) Je peux tenter de convaincre les gens avec des arguments rationnels… quand la tâche est titanesque face aux lobbys de la communication et un système sous hypnose. 4) Et enfin, je peux attirer l’attention sur les contradictions du système avec des actions ciblées et symboliques… donc oui, au bout du compte, l’action directe peut se défendre. Il y a diversité des moyens pour convergence des luttes : en matière d’écologie, il faut essayer à peu près tout (parce que le camp adverse, lui, n’hésite pas à faire complètement n’importe quoi).

Ces canons permettent à l’économie régionale de prolonger un peu la saison. N’est-ce pas une logique assez circulaire et locale?
Partez-vous du principe que tout ce qui est circulaire et local est bon à sauver ? Je veux dénoncer la contradiction d’une saison de ski qu’on veut maintenir sous perfusion dans un contexte de manque de neige; ça ne remet pas en cause l’idée d’une économie circulaire et locale. Il faut distinguer les buts des moyens.

Alors qu’on trouve enfin des canons à neige plus écolos…
Je peux vous opposer l’effet rebond : les canons vont devenir plus efficients, donc on va en mettre davantage; donc la consommation absolue n’aura pas diminué. Mais de toute façon, le coeur du problème, c’est de se demander si l’activité est utile, bonne, morale : si vous diminuez une activité néfaste de 50%, c’est toujours 50% de gaspillage de trop.

Mais les canons ne représentent même pas 14% de la consommation de certaines stations…
Ouais mais alors bon, c’est quand même vachement plus compliqué de saboter une dameuse. Et puis le sabotage, c’est toujours symbolique; il faut bien commencer par quelque chose, sinon tout le monde aura toujours une excuse. Poutine : Mais enfin, il y a plein d’autres guerres dans le monde ! Je ne représente que 14% des conflits mondiaux !

Est-ce pour dire aux gens qu’ils polluent alors qu’ils descendent une piste?
Technique de l’homme de paille : vous voulez insinuer un message dans ma bouche pour mieux le démonter. Si je voulais vraiment m’adresser aux skieurs, ce serait quelque chose comme « Par votre abonnement, vous financez une activité qui gaspille une énergie précieuse. Le ski de randonnée c’est super aussi. Et tâchez de venir en train, bande de fripons canaillous. »

Vous n’avez jamais fait de ski?
Et ta soeur ?

On s’éloigne des canons à neige, là…
C’est vous qui posez des questions qui tendent vers une attaque personnelle. Le fait que je fasse du ski ou pas ne remet pas du tout en cause le fait que je puisse critiquer cette activité. Le fait que j’évolue dans un système capitaliste ne m’enlève pas le droit de critiquer ce même système.

Attendez. Le ski a aussi son volet populaire. Des abonnements à bas prix, des écoles d’ici et d’ailleurs…
C’est la même question que précédemment, sur l’économie « circulaire et locale » : ce n’est pas parce qu’une activité a des bienfaits collatéraux qu’elle est défendable moralement ou économiquement.

Et la classe de neige de banlieue qu’on vient de croiser?
C’est encore la même question : vous ne pouvez pas extraire un bienfait pour dédouaner le côté néfaste d’une activité. Si la classe de banlieue partait en voyage d’études au Mexique, ça ne rendrait pas l’avion moins polluant. En 2023, on pourrait s’attendre à ce que les buts économiques soient renégociés.

Dites ça à des petites stations familiales, portées par des villages entiers en basse altitude. Les Paccots, Sainte-Croix…
Là encore : si l’activité est néfaste sur le long terme, pourquoi s’acharner ? C’est bien le mal du XXIe siècle que ne pas se poser la question des buts. On se pose la question des moyens, des ressources, des possibilités d’économie mais jamais des buts. Quel est le but de skier ? Se divertir et faire du sport. À quoi bon chercher à le faire alors qu’il n’y a pas de neige ? Le capitalisme a ce côté pernicieux de nous faire croire que tout est toujours possible, à condition que ce soit rentable économiquement. Mais la tache aveugle du système, c’est qu’il ne prend pas en compte le très long terme. Ici, le très long terme c’est qu’il n’y aura de moins en moins de neige et de moins en moins d’énergie disponible.
Le capitalisme ne comprend pas à leur juste valeur les intérêts de nos enfants et petits-enfants : il ne sait pas calculer le prix futur de l’énergie, ou le coût futur de la biodiversité. Le capitalisme est myope, et si je dois continuer à saboter des canons à neige pour faire tomber les écailles de nos yeux, je le ferai.

Je vends des canons 
Des courts et des longs 
Des grands et des petits 
J’en ai à tous les prix 
Y a toujours amateur pour ces délicats instruments 
Je suis marchand d’canons venez me voir pour vos enfants 
Canons à vendre ! 

Le Petit Commerce, Boris Vian

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Actualité, Sermocination

Le matin dimanche, l’interview de Rosette Poletti

Rosette Poletti, comment allez-vous ?

Tout me fait chier. Excusez mon langage, mais ce semi-confinement commence à me taper sur le système, et je dois exprimer mes frustrations. J’écris des bouquins là-dessus, donc je sais de quoi je parle : c’est monstre important de pouvoir mettre des mots sur le ressenti, et là tout me fait chier. J’ai failli refuser votre demande d’interview, mais puisque vous avez accepté de venir chez moi, je me suis dit que ça me ferait un peu de compagnie. Vous en voulez ? (elle me tend un joint)

Non, merci.

Tant pis. Vous voyez, j’ai même recommencé à fumer de l’herbe. C’est du CBD, ça me détend à mort. Pourtant j’en connais, des moves de relaxations et des techniques pour profiter du moment présent, ça fait bientôt trente ans que je donne des conseils tous les dimanches dans votre journal. Mais là, j’ai replongé…

Replongé dans quoi ?

(Elle exhale trois ronds de fumée) Dans ces putains de réseaux sociaux… Je m’en veux à mort. Je me limitais à 10 minutes de Facebook par jour, c’était juste pour quelques vidéos de chats et les blagues de Wiesel… Et puis ces derniers temps j’ai des copines qui forwardent des vidéos complotistes, ça me donne envie de balancer mon smartphone par la fenêtre !

Des vidéos complotistes ?

Mais oui ! Tal Schaller, Crévecoeur, Casasnovas, Trotta, quatre hurluberlus qui ont publié une « Alerte à la santé » sur Youtube. Et mes potes relaient ce tissu de mensonges, d’imprécisions, d’infox. J’aurai préféré du Noam Chomsky ou un lien vers Normand Baillargeon… Vous savez ce qui m’a convaincu une bonne fois pour toute de l’inexistence d’un complot mondial ?

Non…?

C’est Chomsky, justement : il expliquait dans son bouquin – voilà, je l’ai sur ma bibliothèque, Understanding Power, c’est une collection d’essais sur les rapports de pouvoirs dans le monde occidental. Il écrit très bien à ce sujet : il y a effectivement des puissances économiques qui font de la planification, le G8, l’OMC, des arrangements entre trusts et multinationales, tout ça; mais on peut difficilement parler de complot pour définir ces réunions. Enorme nuance : les gens s’imaginent que de mystérieux illuminatis en toges blanches ont des réunions hebdomadaires dans des cryptes franc-maçonnes pour décider de l’avenir du monde. C’est pas du tout comme ça que ça se passe. C’est plutôt un faisceau d’intérêts capitalistes qui convergent vers le même objectif. On croit que c’est coordonné, mais en fait c’est juste des PLR un peu malins qui lancent le monde dans la même direction.

C’est vrai qu’il y a une résurgence des théories du complot. Le Temps a même fait un article – à contre-coeur – là-dessus samedi 9 mai.

Mais oui, c’est nawak ! Les gens font des délires sur la 5G, les vaccins, la Terre Plate ou les hedge funds de Soros qui financeraient Greta. On nage en plein délire ! Je comprends parfaitement le besoin de fictions, mais Netflix est là pour ça… Payez-vous un abo, guys ! Je me rends compte que je suis peut-être un peu molle dans mes séminaires. Je parle de libération de la parole et de communication non-violente, mais il faudrait aussi que je parle de coups de pied au cul. Les gens s’empâtent dans des silos de pensées. Je m’en roule un deuxième, vous êtes sûr que vous n’en voulez pas ?

Non, merci.

Et ces théories conspirationnistes, c’est surtout des totems pour se rassurer. Les gens sont déjà bien foncedé psychiquement avec leur rythme de vie, mais là avec le confinement, ils partent en vrille comme des vésuves au 1er août. J’ai des appels pour des hallucinations, des apparitions de la Vierge, des combustion spontanée, je vous jure que des fois j’ai l’impression de vivre dans la filmographie de John Carpenter… Pourtant, à la base, je fais du développement personnel et de l’accompagnement au deuil. Mon fonds de commerce, c’est plutôt la paysanne vaudoise qui est snobée par son mari, la présidente du Lion’s du village de la Côte qui a de la peine à s’affirmer, ce genre de truc. Mais là je commence à avoir un bon aperçu du problème global.

La 5G ?

Pas du tout. Le gros problème, c’est le système éducatif. D’un côté, les ados n’ont aucun esprit critique, ils n’arrivent pas à trier les informations et à juger par eux-mêmes. Et de l’autre, ils ont tellement bien intégré les schémas de compétition qu’ils se sentent forcés de prendre parti pour une tribu plutôt qu’une autre. Résultat, vous avez des jeunes adultes qui se sentent obligés d’entrer dans tout le paradigme de croyance de leur groupe de référence. Je connais des valaisannes, anciennes catholiques, qui ont été déçues par leur église et qui deviennent persuadées que Constantin cache des OVNIs dans les vestiaires du stade de Tourbillon. Les gens gobent tout, mais ne croient plus en rien.

Vous verriez une solution ?

Vous êtes sûr que vous ne voulez pas une taffe ? La solution ? C’est une revalorisation de l’école. On devrait voir l’éducation de nos enfants comme un long processus de maturation pour aboutir à des citoyennes réellement critiques.

Oui ?

Vous avez entendu ? J’ai dit « citoyennes ». Je m’exprime à la forme féminine, parce que je pense que le monde du futur devra compter davantage de Simone de Beauvoir que des Marc Bonnant. Ha ! Prends ça dans ta face, le patriarcat ! (Elle fait des fucks en l’air) Mais pour en revenir à l’école, les milieux économiques poussent les enseignantes à former de gentilles cadres dynamiques qui savent appliquer des recettes pré-mâchées. Ça allait peut-être dans les années 90 quand tout allait bien. Mais la crise écologique, le problème des migrants et la montée des nationalistes, on va pas le résoudre avec un quiz à choix multiples. Il nous faut des créatives critiques, capables de bosser ensemble.

Rosette Poletti, merci.

Merci à vous. De pouvoir en parler, ça m’a fait du bien. Je crois que je vais rester un peu à glandouiller devant la téloche. Il faut que je me vide la tête. Vous voulez rester pour un épisode de Tiger King ?

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