Rosette Poletti, comment allez-vous ?
Tout me fait chier. Excusez mon langage, mais ce semi-confinement commence à me taper sur le système, et je dois exprimer mes frustrations. J’écris des bouquins là-dessus, donc je sais de quoi je parle : c’est monstre important de pouvoir mettre des mots sur le ressenti, et là tout me fait chier. J’ai failli refuser votre demande d’interview, mais puisque vous avez accepté de venir chez moi, je me suis dit que ça me ferait un peu de compagnie. Vous en voulez ? (elle me tend un joint)
Non, merci.
Tant pis. Vous voyez, j’ai même recommencé à fumer de l’herbe. C’est du CBD, ça me détend à mort. Pourtant j’en connais, des moves de relaxations et des techniques pour profiter du moment présent, ça fait bientôt trente ans que je donne des conseils tous les dimanches dans votre journal. Mais là, j’ai replongé…
Replongé dans quoi ?
(Elle exhale trois ronds de fumée) Dans ces putains de réseaux sociaux… Je m’en veux à mort. Je me limitais à 10 minutes de Facebook par jour, c’était juste pour quelques vidéos de chats et les blagues de Wiesel… Et puis ces derniers temps j’ai des copines qui forwardent des vidéos complotistes, ça me donne envie de balancer mon smartphone par la fenêtre !
Des vidéos complotistes ?
Mais oui ! Tal Schaller, Crévecoeur, Casasnovas, Trotta, quatre hurluberlus qui ont publié une « Alerte à la santé » sur Youtube. Et mes potes relaient ce tissu de mensonges, d’imprécisions, d’infox. J’aurai préféré du Noam Chomsky ou un lien vers Normand Baillargeon… Vous savez ce qui m’a convaincu une bonne fois pour toute de l’inexistence d’un complot mondial ?
Non…?
C’est Chomsky, justement : il expliquait dans son bouquin – voilà, je l’ai sur ma bibliothèque, Understanding Power, c’est une collection d’essais sur les rapports de pouvoirs dans le monde occidental. Il écrit très bien à ce sujet : il y a effectivement des puissances économiques qui font de la planification, le G8, l’OMC, des arrangements entre trusts et multinationales, tout ça; mais on peut difficilement parler de complot pour définir ces réunions. Enorme nuance : les gens s’imaginent que de mystérieux illuminatis en toges blanches ont des réunions hebdomadaires dans des cryptes franc-maçonnes pour décider de l’avenir du monde. C’est pas du tout comme ça que ça se passe. C’est plutôt un faisceau d’intérêts capitalistes qui convergent vers le même objectif. On croit que c’est coordonné, mais en fait c’est juste des PLR un peu malins qui lancent le monde dans la même direction.
C’est vrai qu’il y a une résurgence des théories du complot. Le Temps a même fait un article – à contre-coeur – là-dessus samedi 9 mai.
Mais oui, c’est nawak ! Les gens font des délires sur la 5G, les vaccins, la Terre Plate ou les hedge funds de Soros qui financeraient Greta. On nage en plein délire ! Je comprends parfaitement le besoin de fictions, mais Netflix est là pour ça… Payez-vous un abo, guys ! Je me rends compte que je suis peut-être un peu molle dans mes séminaires. Je parle de libération de la parole et de communication non-violente, mais il faudrait aussi que je parle de coups de pied au cul. Les gens s’empâtent dans des silos de pensées. Je m’en roule un deuxième, vous êtes sûr que vous n’en voulez pas ?
Non, merci.
Et ces théories conspirationnistes, c’est surtout des totems pour se rassurer. Les gens sont déjà bien foncedé psychiquement avec leur rythme de vie, mais là avec le confinement, ils partent en vrille comme des vésuves au 1er août. J’ai des appels pour des hallucinations, des apparitions de la Vierge, des combustion spontanée, je vous jure que des fois j’ai l’impression de vivre dans la filmographie de John Carpenter… Pourtant, à la base, je fais du développement personnel et de l’accompagnement au deuil. Mon fonds de commerce, c’est plutôt la paysanne vaudoise qui est snobée par son mari, la présidente du Lion’s du village de la Côte qui a de la peine à s’affirmer, ce genre de truc. Mais là je commence à avoir un bon aperçu du problème global.
La 5G ?
Pas du tout. Le gros problème, c’est le système éducatif. D’un côté, les ados n’ont aucun esprit critique, ils n’arrivent pas à trier les informations et à juger par eux-mêmes. Et de l’autre, ils ont tellement bien intégré les schémas de compétition qu’ils se sentent forcés de prendre parti pour une tribu plutôt qu’une autre. Résultat, vous avez des jeunes adultes qui se sentent obligés d’entrer dans tout le paradigme de croyance de leur groupe de référence. Je connais des valaisannes, anciennes catholiques, qui ont été déçues par leur église et qui deviennent persuadées que Constantin cache des OVNIs dans les vestiaires du stade de Tourbillon. Les gens gobent tout, mais ne croient plus en rien.
Vous verriez une solution ?
Vous êtes sûr que vous ne voulez pas une taffe ? La solution ? C’est une revalorisation de l’école. On devrait voir l’éducation de nos enfants comme un long processus de maturation pour aboutir à des citoyennes réellement critiques.
Oui ?
Vous avez entendu ? J’ai dit « citoyennes ». Je m’exprime à la forme féminine, parce que je pense que le monde du futur devra compter davantage de Simone de Beauvoir que des Marc Bonnant. Ha ! Prends ça dans ta face, le patriarcat ! (Elle fait des fucks en l’air) Mais pour en revenir à l’école, les milieux économiques poussent les enseignantes à former de gentilles cadres dynamiques qui savent appliquer des recettes pré-mâchées. Ça allait peut-être dans les années 90 quand tout allait bien. Mais la crise écologique, le problème des migrants et la montée des nationalistes, on va pas le résoudre avec un quiz à choix multiples. Il nous faut des créatives critiques, capables de bosser ensemble.
Rosette Poletti, merci.
Merci à vous. De pouvoir en parler, ça m’a fait du bien. Je crois que je vais rester un peu à glandouiller devant la téloche. Il faut que je me vide la tête. Vous voulez rester pour un épisode de Tiger King ?