écologie

Rob Hopkins, conférence du 6 septembre 2022

Ce billet a été rédigé en direct de la conférence et publié juste après. Du coup il y a un côté brut de décoffrage assumé. C’est l’énergie de la spontanéité, il y a des bavures et des ratures, on voit un peu les fils qui dépassent – comme dans une bonne impro.

Bonsoir les gens,

Ça fait un moment que mon blog prend la poussière et que la Terre prend feu. Un peu comme tout le monde, je suis emprunté. Le COVID a cassé les reins des militants climatiques, coupé les ailes des colibris, empêtré les justiciables dans des chaînes de procès sans fin. Je causais avec Julia Steinberger l’autre jour qui me disait Tu sais, c’est pas plus mal, les gens en ont profité pour relire leur Gramsci. On a pris conscience que le système judiciaire a réagi avec répression, et du coup chacune ré-évalue l’utilité de s’enchaîner à une route. Elle me dit plus loin qu’elle rêve de s’investir pour Renovate_Switzerland, alors que je lui confie mes idées de polluer le Forum des 100 ans au purin d’orties (écolo, discret dans une bouteille de thé vert et puant à souhait).

20h11 : Ça commence. La présentatrice (YverdonEnTransition) nous propose une vision d’avenir, parce que ces temps-ci on a bien besoin de fermer les yeux et d’imaginer autre chose. Ce sera le thème de la soirée, c’est ce que Rob Hopkins prône dans son super bouquin “Et si…” : la force de l’imaginaire, la puissance de notre pulsion d’amélioration. 

J’ai entendu parler Rob Hopkins pour la première fois (en 2010 ?)  via cette vidéo TED, un plaidoyer pour un monde sans pétrole, un peu en même temps que je découvrais Jean-Marc Jancovici (vulgariser pour mieux comprendre) et Georgescu-Roegen (décroître parce que c’est physiquement indispensable). J’avais été fasciné par son humour et sa liberté de dépasser les limites du capitalisme, que ce soit en déconstruisant un litre de pétrole ou en émettant un billet de 21 livres (la monnaie locale de Totnes). 

20h19 : Carmen Tanner fait un discours d’accueil plein d’humour (et d’autodérision) : c’est un peu grâce à la commune d’Yverdon-les-Bains si on est là ce soir, une bourse pour les initiatives de transition et l’accueil de Beyoncé Hopkins, star du soir.

20h23 : Présentation de Réseau Transition et d’une équipe qui fait super-plaisir : Noémie Cheval et Martin Gunn, qui nous chargent d’énergie et mettent en valeur des initiatives qui fleurissent. Yep, on n’a pas peur des métaphores sur la nature et des poignées de main express avec les voisins-voisines de conférences. On va embarquer pour un voyage dans la transition, on se charge de bonnes énergies, prêts à polliniser nos rêves d’un monde meilleur. 

[Avec cet article, je compense un peu mon bilan bullshit : ce matin, j’animais le Forum de l’Economie Vaudoise, le grand raout des boomers PLR de l’entrepreunariat romand, où on se glorifiait “d’upgrader l’humain” en remplaçant les caissières par des robots de supermarchés. J’ai dû avaler des couleuvres ce matin. Ce soir, je peux poétiser les colibris.]

20h32 : Dje ne parleuh pas très bien leuh français. C’est parti, Sir Hopkins est sur scène, accompagné par son traducteur (drôle et complice, il ajoute une fabuleuse fraîcheur dans cette Marive étouffante). On commence avec un jeu de créativité : à combien d’usages pourrait-on destiner ma chaussure ? Mise en commun après coup, ça nous remplit d’ondes positives et ça allume notre imagination. C’est un peu mon boulot, ça, l’imagination, donc ça me parle beaucoup.

20h42 : On continue avec les mauvaises nouvelles : l’été caniculaire et le traitement du dérèglement climatique par les médias. Des images de plages, d’eau rafraîchissante, une espèce de déni de réalité journalistique confondant.
Puis un graphique des trajectoires de décroissance (d’émissions, ha ha ha) pour illustrer le chemin à suivre : réduire les émissions et l’extractivisme. Et Hopkins nous le dit : nous avons besoin d’imagination et d’art pour nous projeter dans un futur souhaitable. C’est cela dont nous parlerons pendant l’heure qui suit.

Any useful statement about the future should at first seem ridiculous.” Jim Dator

Ce qui manque, c’est d’oser être ridicule, de sortir du cadre capitaliste* et de rêver un monde meilleur et fait de solutions. (*c’est moi qui souligne – et qui rajoute)

Deuxième exercice : on se projette en 2030 (c’est bientôt – et heureusement – un lieu commun des conférences écolos : savoir se projeter dans un avenir souhaitable – un peu comme si les techniques de visualisation créative que vous trouvez dans les bouquins de développement personnel et que les leaders productivistes utilisent quotidiennement étaient appliquées à déconstruire ce monde de fou. Retourner les armes du capitalisme, ça me plaît). Et on partage en plénum : des jardins sur les parkings, des sources d’histoire, des fontaines de larmes, des nuages, des chants et des rires. Des bonnes vibrations (again) même si un petit groupe confie que on a fait un voyage un peu sombre dans le futur, navré de partager cette vision avec vous. 

Hopkins parle de “déclin de l’imagination” : nous vivons dans un paradigme enchaînés à l’idée de fatalité, au pire moment de l’Histoire. Nous avons besoin d’espace pour l’imagination. De recréer des espaces de parole pour rêver et imaginer ensemble. 

L’espace, c’est d’ailleurs le premier élément des quatre pétales de la “rosace de l’imagination” : l’anecdote de Edward Makuka Nkoloso et du programme spatial zambien : leurs spationautes n’ont pas décroché la lune, mais ils ont ouvert la porte à la possibilité.

Ensuite, les lieux : voir les possibilités d’un autre point de vue, comme ce blocage XR sur un pont de Londres, où une forêt éphémère avait été recréée. Ma femme était sur ce pont deux semaines, elle est très impliquée dans XR, elle a déjà été arrêté sept fois – elle est beaucoup plus courageuse que moi. Raconter des histoires sur des nouveaux lieux, réhabiliter des bâtiments tombés en désuétude (le traducteur en rajoute sur Marseille, c’est hilarant), comme ce MacDo transformé en centre de distribution de repas gratuits dans les quartiers nord. Ou ce restaurant qui cuisine avec des fours solaires, ou cet espace urbain réaffecté en jardin. Du fuel pour des initiatives. C’est 21h22, je suis plein d’énergie.

Troisième élément de la rosace de l’imagination : les pratiques. Un atelier d’art-thérapie qui reconstruit l’hippocampe, Sun Ra (un jazzman qui prétendait être un ange venu de Saturne), des “utopies du quotidien”. I’ve been to the future. We won. 

La crise de l’énergie en Angleterre : entre autres problèmes, c’est la merde avec l’énergie au Royaume-Uni. Quelques initiatives qui font plaisir : plutôt que d’attendre que la Banque de Londre fasse tourner la planche à billets, le quartier de Hoe Street imprime sa propre monnaie locale pour financer sa centrale électrique communautaire. Quelques villes plus loin, on fait des ateliers où en plus d’imaginer le futur, on le construit en carton, comme pour rendre encore plus concrètes nos visions éphèmères : “il faut que l’avenir pénètre en vous bien avant qu’il ne se produise.”

Dernier élément de la rosace de l’imagination : les pactes. Le Bureau Civique de l’imagination de Bologne finance des “idées” de citoyens. Liège a lancé une Ceinture alimentaire : des petites initiatives de marchés communs. Il est important de nourrir nos visions avec des réalisations concrètes, aussi petites soient-elles. Nos enfants doivent se rendre compte que ces révolutions sont de l’ordre du banal. Et de citer Neil Armstrong sur la Lune, à peine six ans après la promesse de JFK, mais surtout… plus de quelques siècles après que l’humain avait rêvé cette prouesse. 

Nous avons besoin d’une vision, et nous avons besoin d’y croire tellement fort que ce ne soit même plus une prouesse. 

Applaudissements, et puis du temps pour les questions : comment est-ce qu’on passe à une échelle différente ? Là, Hopkins élargit le débat : les initiatives locales ne seront pas suffisantes, mais c’est un début. Il faut faire plier les grandes entreprises, et ce sera le cas quand elles n’auront plus d’autres solutions que suivre les masses déjà en mouvement.

La question des comités qui se tuent à la charge : comment éviter le phénomènes de “c’est toujours les mêmes qui s’impliquent” et comment transitionner vers du militantisme salarié. De la transparence, encore de la transparence. Si les membres voient comment les jobs sont créés, tout se passe mieux. Décidément, Hopkins file la métaphore de oculaire jusqu’au bout. 

Un visionnaire qui nous en met plein les yeux.

Plus d’infos sur Rob Hopkins : 

Le podcast From What If To What Next

robhopkins.net

transitionnetwork.org

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Le prochain pont à traverser (2)

Lundi 12 novembre, 8h34.

Je suis bien assez à l’avance au Swiss Tech Convention Center pour les premières Assises Vaudoises pour le Climat. Escalators rutilants, petit dossier A4 remis à l’entrée, étiquette à mon nom et code Wi-Fi « pour poser des questions pendant la table ronde, monsieur. Vous vous connectez sur la plateforme et vous entrez votre question en relation avec une conférence ». Trop trendy, le débat démocratique. Tu n’as même plus besoin de transpirer ta question au bout du micro d’une voix tremblante. Tout se fait par la magie de l’Internet. C’est ça, la délibération rhétorique de 2018.

J’ai sorti mon plus beau costume-cravate. Je boycotte le café-crème et le croissant (probablement de l’artisanat local). J’ai des cernes et la bouche pâteuse. Mais j’aiguise déjà mon sens critique.

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Et ça commence ! François Egger à l’animation, ça fait un peu Couleurs Locales, il donne immédiatement le ton face à l’urgence climatique : « Le problème n’est pas « Qui » ou « Pourquoi », mais bien « Comment ». »

Ça commence très mal.

Jacqueline De Quattro se fait toute petite en introduction, reconnaissant qu’elle a dû braver quelques réticences à potentiellement se ridiculiser à organiser ces Assises. Elle a préparé un powerpoint très zoli avec des zolies images de nature dévastée, de ponts brisés par des glissements de terrains, de fiers bûcherons dans des grandes forêts, de cyclones, de catastrophe, de sécheresse (mais OUF, il y a toujours une plantule verte dans le cadrage, un espoir inattendu, on s’accroche !). « L’heure est à l’action », qu’elle déclare. « Faire plus, faire mieux, faire ensemble », des zoulis slogans en guise de pep-talk, j’attends presque la chorégraphie et les pom-pom girls pour que l’assemblée lui lance des hourras en choeur. Elle glisse quand même que ça risque d’être compliqué de 1) prendre des engagements pour le climat et en même temps 2) organiser les Jeux Olympiques de la jeunesse, mais comme on le verra, on n’est pas à une contradiction près. Elle mentionne aussi le fait que 3) ça sera coton de maintenir notre économie touristique. J’ai déjà envie de vomir.

La première conférence invitée, c’est Géraldine Pflieger. Elle nous parle du rapport du GIEC d’octobre, la sonnette d’alarme, les signaux aux rouges, la communauté internationale alarmiste; mais pas de panique, elle compare la croissance du PIB avec la croissance des émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) et là, miracle : on obtient une courbe toute plate, c’est magique, don’t panic. Je pose immédiatement la question (via wi-fi) de savoir si elle sait que la croissance chinoise est de 6-7%. Il me faudra un peu de patience pour la réponse. Patience, patience, il faudra attendre la table ronde.

Wait for the cream

Ensuite, c’est Marc Chardonnens. Alors attention, lui c’est pas n’importe qui, hein : c’est le directeur de l’Office fédéral de l’Environnement. Alors lui c’est ze spécialiste, il nous dit que l’accord de Paris prévoit 100 milliards d’aide à la transition, c’est dire si les moyens sont concrets (100 milliards à qui ? Où ? De la part de qui ? Pour construire quoi ? Est-ce que c’est une bourse renouvelable ? Combien de temps ? Et ta soeur ? Est-ce que tu viens pour les vacances ?).

Je m’étrangle un peu quand messire Chardonnens nous explique que la différence entre un scénario à +1,5° et +2° est « assez conséquent : dans le premier scénario, vous avez une diminution de 70% du récif corallien; dans le deuxième cas, vous n’en avez plus du tout. J’ai compris cette différence avec le rapport du GIEC. ». Wow, le mec est hyper à la pointe en terme d’information, genre. Je suis juste rassuré qu’il dirige pas l’armée en temps de guerre. Il poursuit sur un exposé longuet et très politiquement correct sur le GIEC et les COP, avec le PIB et les GES, et ça a l’air trop COOL, t’inquiète, l’international prend les choses en main, couz, je tutoie Nicolas Hulot, tout est sous contrôle.

Ensuite il y a Océane Dayer, de Swiss Youth for Climate, qui annonce être un peu moins académique mais nous balance quand même son lot de statistiques déprimantes en travers de la face, salut la jeunesse, bonjour la tristesse. Pour les solutions, il faut « faire des choix de consommation » et « voter pour les bonnes personnes, d’autant qu’avec le vote par correspondance, on peut voter depuis son canapé ». La révolution canapé, ça va s’appeler ? Si la Jeunesse pour le Climat devait faire mai 68 aujourd’hui, je pense que ça serait en pantoufles et avec un mug Che Guevara.

Ensuite il y a une pause de 5 minutes (qui en durera 13 – comment voulez-vous stopper le réchauffement en 30 ans si on dépasse même le temps des pauses-cafés ?). Je prends l’air et musarde près des stands de dépliants des sponsors : « L’énergie, c’est de l’argent » titre un flyer de Suisse énergie. On est sauvés.

Le quatrième intervenant, c’est Christian Arnsperger, dans la famille « le savant de l’Université Académique avec des diplômes ». Il parle un peu à son prompteur, il a le souffle court, il se prend les pieds dans des slides des années 90 qu’on dirait dessinés par mon neveu de 4 ans (sérieux, investissez trois minutes dans le graphisme de vos présentations, monsieur). Le mec s’emmêle dans des concepts très abstraits (un carré, un triangle, un trapèze pour « modéliser les scénarii de façon géométrique ») et finit par lâcher le terme de capitalisme vert, qui sera, oui, bon, un moyen de transition vers une « économie sociale et solidaire » et peut-être des « expérimentations plus radicales » (il cite les « écovillages »). Je m’esclaffe. En guise de conclusion, l’universitaire propose une solution (mais alors ré-vo-lu-tion-naire, la solution) : si quelqu’un lui propose de créer un « Pôle » de recherche pluridisciplinaire sur les modèles résilient (par exemple à l’UNIL), alors il embarquera « dès maintenant ». J’ai rarement vu une demande d’emploi moins subtile (et un engagement plus timoré).

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Mais là.

Heureusement.

Il y a Jean-Marc Jancovici.

Il envoie une présentation ripolinée sur l’énergie et sa disponibilité, l’épuisement des ressources, l’ineptie de compter en termes de PIB, les fausses solutions technologiques, sociétales et politiques. Il conclut même avec une magistrale équation qui brise le tabou de la démographie, à prendre obligatoirement en compte si on veut sérieusement s’attaquer au problème climatique. Peu de solutions toute faites, mais l’exposé a le grand mérite d’être extrêmement bien rythmé, instructif, documenté, pour déboucher sur une conclusion sans appel et claire comme du jus de chique : on est bin dans la marde.

À ce stade-là, j’ai failli me dire que tout était déjà en marche, pas besoin de faire un coup de gueule ou un coup d’éclat, je suis venu pour rien, Jacqueline De Quattro va bondir sur scène, se révéler lionne, arracher les affiches et proclamer la fin du capitalisme.

Et puis il y a eu la « table ronde ».

Vite, vite, un petit débat avec les questions recueillies sur internet.

Mais vite, parce qu’on a débordé avec les conférences.

Alors parlez vite, réfléchissez vite, soyez vite convaincants.

On aligne 5 chaises, quatre des intervenants viennent s’asseoir et le journaliste relaie toutes les certaines questions aux orateurs·trices.

Et là, déception.

Alors qu’on vient d’avoir une présentation limpide du système de marde dans lequel on nage, les questions s’étiolent sur des détails, les réponses se fanent sur des abstractions. Alors quitte à être venu déguisé en jeune PLR, je me dis que je vais me taper l’incruste. Note pour plus tard aux organisateurs de tables rondes : ne laissez jamais une chaise inoccupée quand il y a un improvisateur dans la salle.

Je m’approche de la tribune.

On me regarde.

Je m’assieds tranquillos dans la cinquième chaise.

On me regarde un peu interloqué. Le journaliste ne sait pas quoi faire.

Jancovici dit « Ah, on dirait qu’il y a un happening ».

Le journaliste se tourne vers moi en me demandant ce que je fous ici.

Je réponds à l’assemblée que je représente la Nature et que jusqu’ici, on ne m’a pas beaucoup donné la parole.

Rires gênés.

Instants suspendus.

Malaise à la vaudoise.

Le journaliste continue tant bien que mal à poser ses questions. C’est compliqué, parce que je commence à sourire aux autres intervenants, au public, au premier rang. Certains sont émoustillés. Il se passe quelque chose.

Il y a aussi un monsieur au premier rang qui me fait les gros yeux. Je suppose que c’est le bras droit de Jacqueline. Il me dessine des mots avec la bouche, mais je ne lis pas sur les lèvres, alors je lui fais signe que je ne comprends pas. Il a l’air très énervé et très attaché à la propriété individuelle.

Le journaliste commence à prendre congé et donne la parole à tous les intervenants pour le mot de la fin.

Il termine avec moi. Il n’est pas sûr de vouloir me donner la parole. Je lui montre que ça va être court et efficace. Il me tend le micro.

« Je voulais juste prononcer les mots d’anticapitalisme et de décroissance, qui n’ont pas été évoqués jusqu’ici. Comme ça, ça donne à ces concepts la possibilité d’exister. »

Je fais un grand sourire gêné.

Gros malaise dans l’assemblée.

Le journaliste nous invite à regagner nos places en coulisses, et je me barre par la porte du fond. À l’extérieur de la salle, il y a une femme très sérieuse et très maquillée qui me demande qui je suis et pourquoi j’ai fait ça :

– Je voulais poser des questions.
– Mais vous devez vous rendre compte qu’on n’avait pas le temps de donner la parole à tout le monde.
– Mais j’avais posé quatre questions sur le wi-fi et le journaliste n’en a relayé aucune.
– Oui mais c’est les règles d’une table ronde.
– Est-ce que c’est une table ronde si on ne peut pas poser de questions ? Pourquoi inviter d’autres gens, alors ?
– Je vous répète qu’on ne pouvait pas intervenir comme vous l’avez fait.
– Vous avez raison.
– Ce n’est pas respectueux de notre travail d’organisation.
– Absolument.
– En fait, vous vous en fichez un peu, n’est-ce pas ?
– Pas du tout. Je voulais juste m’exprimer et j’ai utilisé le moyen qui était à ma disposition.
(Il faut imaginer que pendant tout cet échange, je me dirigeais très lentement vers le vestiaire pour récupérer ma veste et partir – toujours très lentement – par l’escalator; je devais filer à un rendez-vous)

Aux Assises vaudoises du Climat, j’ai beaucoup appris

  1. Les dirigeant·e·s sont tout à fait conscient·e·s du problème climatique.
  2. Les solutions évoquées sont a) abstraites, b) lointaines, ou c) entraînent des impacts infimes (et parfois les trois à la fois)
  3. La culture du déni provoque des rires nerveux, mais ensuite tout le monde retourne à l’apéro et hop c’est oublié.
  4. On peut très bien prendre la parole dans les grandes réunions. Il suffit d’être bien habillé et d’y aller sans violence.
  5. Même chose pour la fuite. Personne ne m’a retenu par le bras. Il suffit de marcher vers la sortie.
  6. La remise en question du capitalisme est un tabou complet.
  7. L’action citoyenne doit être poétique, directe et inattendue.

Vos élus savent. Ils ont les chiffres. Ils ont les données et les solutions à portée de main. Tout est en place pour changer de système : ils connaissent la gravité de la crise écologique, ils savent que les demi-mesures qu’ils entrevoient sont vouées à l’échec, et ils sentent bien que la seule alternative est une sortie du capitalisme pour un régime de décroissance.

Voilà ce que je propose à toutes les âmes de bonne volonté : noyautez les assemblées générales, chahutez les conseils généraux, questionnez les séances d’information, incrustez-vous dans les débats contradictoires. Prenez l’espace et attendez qu’on vous donne la parole. Répétez-leur que le monde va mal, que les citoyens en ont marre et que la fête est finie.

Dans le même temps, boycottez les voyages en avion, les courses au supermarché, les jeux olympiques de la jeunesse, les grandes banques et les multinationales démesurées. Et alors, plus personne n’aura d’argument pour vous faire désespérer.

La semaine prochaine, nous verrons comment dynamiter une banque.

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La révolution au poignet

Une pub qui circule sur Facebook. On me vante une « slow-watch » qui n’affiche que les heures, qui m’explique qu’il est temps de vivre SLOW, que c’est à moi de décider « si je veux courir après chaque minute ou vivre l’instant présent. »

Je me dis CHOUETTE de la pub pour la décroissance.

Je vais sur leur site – stylé comme disent les jeunes – il y a des belles photos avec des belles personnes qui font des belles activités dans des belles villes avec des beaux slogans:

« Êtes-vous prêts à vivre slow? »
« Nous avons créé une montre qui vous permet de voir le temps de manière différente. »
« Et mon cul, c’est du poulet. »

(chassez l’intrus)

Il y a même une vidéo qui nous raconte « l’histoire de slow » – une accumulation de tellement de clichés qu’on dirait une parodie de storytelling du XXIe siècle – un ramassis de navrants poncifs qui indigneraient tout « créatif » qui se respecte:

On nous sort le grand jeu: quelques arpèges minimalistes à la guitare, une narration en anglais avec un accent germanique, un passage en noir et blanc pour montrer que houuuu c’est mal, notre société actuelle est engoncée dans une grisaille fébrile, Jean-Pierre en costard et Monique en tailleur descendent dans le métro comme à la mine, et Oh! surprise, les accords redeviennent majeurs, on revient en couleur et hop, nous voici sauvés par deux entrepreneurs relax en chemise blanche, des winners de HEC pris en contre-plongée sur fond de ciel bleu, contemplant avec tendresse une bretelle d’autoroute qui s’agite sous leurs pieds/

Ah! J’oubliais la NATURE, oooh la jolie abeille qui butine cette douce fleur dans une ville si boisée, et le doux clapotis du port industriel, et le parc d’attraction, ooooh le zouli tour de force du cadreur qui a pu fondre la zoulie grande roue à l’arrière-plan comme écho à la zoulie forme de la montre/

et les deux messies de la décroissance capitaliste discutent dans une atmosphère lancinante de tension sexuelle délicieusement jouasse, ils sont détendus, sereins, petit effet slow-motion, ils jouent au beach-tennis dans un parc/

wow bordel pourquoi j’ai jamais pensé à jouer au beach-tennis dans un parc urbain, ça a l’air trop relaxant, il me faut cette montre, j’en ai besoin comme d’une nouvelle pulsation cardiaque, j’en ai trooooop besoin pour révolutionner ma vie misérable de banalité, allez, c’est combien? Prenez mon argent! Combien? Combien? Combien?

280CHF, garantie 2 ans, livraison gratuite.

takemymoney

La vie ne vaut rien et rien ne vaut l’envie

Hier soir, j’ouvre le magazine du WWF: pour m’engager dans des « gestes pour l’environnement », on m’y encourage à acheter du lait de soja (Brésil), une lunch-box en inox (Inde) et une bouteille en verre avec un zouli petit panda, un « produit bien pensé, stylé, écologique et fabriqué en Allemagne. »

Bienvenue dans le consumérisme vert, où l’on vous parle de « Zéro déchet » pour mieux vous vendre des nouveaux sacs recyclables et des nouvelles petites boîtes en plastiques  (c’est plus sexy que de vous encourager à aller dans un magasin de seconde main pour trouver des Tupperware usagés, où, beurk, il y a peut-être des pauvres qui ont mangé un gratin de pâtes dedans).

Davantage de la même chose: on nous fait croire que l’engagement pour la planète passe par des nouveaux « changements de comportements » sans remise en cause essentielle du système. Alors on s’achète des gadgets écologiques comme autant d’indulgences contre le réchauffement climatique. Dans trente ans, quand le petit Paul-Aimé (né en 2038) nous demandera ce qu’on a fait pour lutter contre la crise écologique, on lui dira qu’on a acheté des bouteilles avec des pandas et qu’on a éteint le wi-fi la nuit. Trop fort. Prends ça dans ta face, réchauffement!

Imaginez Jean Moulin menant la Résistance grâce à la vente de briquets à l’effigie de Churchill; on aurait troooop repoussé le fascisme en nous limitant à des « petits gestes pour la démocratie »:
Ne mangez de la viande allemande qu’une fois par semaine!
Achetez le dernier livre de Charles De Gaulle!
Partage sur ton mur si tu es solidaire avec la Pologne!
 

cdg

Je sors d’une lecture fascinante du Syndrome de l’Autruche (George Marshall, Actes Sud) qui analyse le déni climatique, le fait qu’une hallucinante majorité d’entre nous soit désormais consciente de l’inéluctabilité de la crise climatique sans pour autant parvenir à agir de manière concertée. Marshall y décrit le « biais de l’action unique »: nous nous empressons d’adopter un seul geste comme preuve de notre préoccupation, sans aller plus loin. Ce geste-phare devient une licence morale pour réduire notre responsabilité individuelle au sein du groupe:

Les participants accentuent leurs petits gestes et se dépeignent en des termes héroïques. Un homme […] se vanta de tous les efforts de recyclages qu’il déployait: pas une seule feuille de papier ne se retrouvait dans sa poubelle à déchets. Ainsi, ajouta-t-il, il se sentait « moins coupable de prendre autant l’avion. » (p. 323)

On va me taper dessus en disant que je décrédibilise les petits gestes, que je désosse les colibris et que je sape les efforts. Et puis mon gaillard, ton torchon d’article part d’une pub Facebook. C’est ça, ta manière d’enquiller le capitalisme: scroller ton fil d’actualités?

Non, ma manière d’acculer le consumérisme, c’est de respecter le 25 novembre et la plupart des autres jours comme journée sans achat, de refuser de céder aux sirènes de la pub, et de décourager mes semblables de s’identifier à leurs objets. Nous gagnerons le combat contre le réchauffement climatique à la force du poignet et pas à coup de billets de banques. Nous ne pourrons pas nous acheter une conscience. Une conscience, ça se gagne.

Ce qu’il faut, et le plus vite possible, c’est un cadre politique cohérent qui fournisse un contrat de participation partagée – […] sous forme de taxe, de rationnement ou de dividende –, dans lequel les actions individuelles soient reconnues et récompensées, au même titre que les contributions tout aussi importantes des gouvernements, des entreprises et des compagnies exploitant les combustibles fossiles. Nous ne voulons pas le pouvoir de l’individu, mais celui du peuple.

 

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La mauvaise foi

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Ça s’appelle un mankini

La France se noie dans un débat puant sur le burkini, et la Suisse s’emberlificote à propos d’un projet d’initiative pour interdire la burqa. Lire les courriers des lecteurs par les temps qui courent, c’est perdre la foi en l’humanité. Personnellement, si je suis radicalement opposé au fait d’obliger une femme à porter une burqa (comme je suis radicalement opposé au fait d’obliger mon voisin à porter un string, d’ailleurs), je relève quand même quatre bouses argumentatives qui viennent salir le chemin d’un débat qui s’annonce puant:

 

Argument n°1: la burqa est un problème
Variantes: l’islam est en progression, les migrants musulmans sont en augmentation. Modifions donc notre constitution pour envoyer un signal clair et mettre un frein à cet effondrement de notre système religieux.

C’est tout simplement faux sur toute la ligne: le port de la burqa concerne entre 150 et 300 personnes en Suisse. C’est bien moins que le nombre des violences domestiques (17’000) et les fans de Nabila (2,2 millions). Et l’islam n’est pas vraiment en progression (+0,1% entre 2011 et 2016). On pourrait plutôt se soucier de la baisse du sentiment religieux en général (-20% de catholiques et -50% de protestants ces trente dernières années). De fait, c’est surtout les athées qui envahissent la Suisse, avec leurs blue-jeans troués, leurs légumes bio et leur goût pour la liberté individuelle.

La stratégie du comité d’Egerkingen, c’est dicter l’agenda politique pour faire un peu de publicité (lisez les âneries  rhétoriques d’Oskar Freysinger pour vous marrer un bon coup). Pendant ce temps, la gauche molle ne peut que lui emboîter le pas et se prendre les pieds dans le tapis (de prière).

Argument n°2: nous combattons la burqa parce que c’est un concept anti-féministe.
Variantes: mais bon dieu et la liberté de la femme, ces musulmans sont des machistes irrémédiables.

Là, c’est l’hôpital qui se fout de la charité: subitement féministe, l’ultra-droite veut défendre 150 à 300 femmes alors que le principe de l’égalité des salaires (pourtant dans la Constitution depuis 1981) n’est pas respecté. En Suisse, les femmes gagnent en moyenne 20% de moins que les hommes, à travail égal. Et les femmes sont sous-représentées dans tous les postes à responsabilité.

sloggi

Comment se fait-ce?

Au-delà de la paresse argumentative, c’est carrément de la mauvaise foi: si vous voulez combattre la burqa, ne dites pas que c’est pour les femmes en général. Expliquez que c’est surtout aux enfoirés d’intégristes que vous voulez donner des conseils de culture vestimentaire et de féminisme. Oh, d’ailleurs, où est-ce qu’ils étaient, les féministes, quand s’affichaient les pubs Sloggi?

Argument n°3: la burqa est portée par quelques touristes d’Arabie Saoudite qui viennent dépenser leurs pétrodollars dans nos montres suisses, il faudrait éviter de les froisser. (les touristes, pas les dollars)

Donc là, on est bien dans le camp qui s’oppose à l’initiative, mais pour des raisons purement économiques: ben oui, pour nourrir la bête croissanciste, vendons notre droit moral au plus offrant (et surtout aux Saoudiens, l’argent n’a pas d’odeur). Ça pue bien le néolibéralisme où tout le monde peut faire ce qu’il veut, tant que ça jute du fric. Ce qui est toujours amusant, avec l’argument économique, c’est qu’on peut le retourner: et les fabricants de burqa qui seront au chômage, alors, vous y avez pensé?

Argument n°4: j’ai un ami musulman qui est contre la burqa.

S’il vous plaît, que ce soit dans une soirée privée ou au discours du 1er août, n’utilisez jamais l’argument du j’ai un ami qui. Jean-Marie Le Pen utilise ce genre d’argument. Oskar Freysinger utilise ce genre d’argument. Jean-Marie Bigard utilise ce genre d’argument. Ça s’appelle un argument d’autorité-qui-n’en-est-pas-une: votre ami n’est pas représentatif des musulmans, il n’est pas un membre influent de la communauté musulmane, il n’est pas son porte-parole, etc. Votre ami n’a pas plus de poids argumentatif que mon chat jaune (qui s’en lèche les parties, de toute cette histoire).

Moralité: oui mais alors, que penser de cette initiative?

Parce qu’en fin de compte, il faut bien prendre parti, non? Eh bien, justement, non! À question stupide, réponse idiote: face à cette provocation législative, il faut répondre que certes, la burqa pose des problèmes d’éthique et de liberté individuelle, mais qu’elle n’est ni le sommet de l’iceberg, ni un problème prioritaire. L’initiative d’Egerkingen est une rodomontade aux relents xénophobes, agendée pour occuper le terrain politique.

Remarquez une chose: dans cette polémique, jusqu’ici, personne ne s’est exprimé en faveur de la burqa. Le débat est orchestré de manière à brouiller les pistes: à partir d’une question sous-jacente (êtes-vous pour ou contre le fait d’obliger certaines femmes à porter un vêtement dégradant pour des motifs religieux?), on s’encrasse dans une cacophonie de notions: la liberté de religion, l’espace public, la dissimulation de l’identité. C’est le même coup qu’avec les minarets: un comportement insignifiant est stigmatisé pour donner une voix aux gens qui en ont marre de ces islamistes. Plutôt que de chercher des solutions, on envenime les choses avec des bouses rhétoriques, pour bien laisser macérer le problème.

Il faut lire la position très intelligente et modérée du président de l’UVAM, plutôt que l’argumentaire (en cours de rédaction, LOL) du comité d’Egerkingen. Il faut comprendre que personne ne veut ni d’une contrainte à porter une prison ambulante, ni d’un article constitutionnel inique. Il faut appeler un chat un chat, pour éviter de tituber sur le chemin de la mauvaise foi.

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Où est Charlie?
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À priori, oui.

Le week-end passé, j’étais invité à la première édition du WISE, le Festival d’improvisation de Clermont-Ferrand organisé par Improvergne. 160 participants, 10 formateurs, 4 journées d’ateliers et 3 soirs de spectacles. De la très très belle organisation, à tel point que j’étais persuadé que c’était la 6e édition de l’évènement: l’équipe réunie autour de Rémi Couzon gérait tout ça avec une efficacité rare, l’ambiance était top et la proximité des lieux de stages donnait une superbe unité à ce Festival qui a de beaux jours devant lui.

C’était une occasion pour moi de retrouver de bons amis et de faire quelques découvertes. Oui, Fabio, le geocaching est mille fois mieux que Pokemon Go! Oui, Katar, je reste un enfant de six ans dans un corps de prof de grec! Oui, Remi, il faut absolument un 2e WISE en 2017!

L’improvisation francophone commence à se constituer en communauté

C’est Matthieu Loos qui parlait de ça, en expliquant qu’avec de belles initiatives comme le podcast d’Hugh Tebby et les festivals européens, les professionnels de l’impro commençaient à se solidariser autrement que par le Match. On se croise à Nancy ou à Toulouse, on refait le monde à l’Improvidence, Yverdon-les-Bains ou Clermont-Ferrand. Tout ça pour partager des expériences, des questionnements et des idées autour d’une passion-métier qui gagne peu à peu ses lettres de noblesses.

Facebook vient combler les vides et met en réseau: à l’inverse du format Match qui favorise les échanges internationaux, les concepts qui tendaient à isoler les compagnies dans leur coin trouvent une manière de garder le contact: les festivals inspirent, fédèrent et relient.

À priori, OUI.

Dans tous les ateliers, il y a le (ou la) stagiaire qui pose des questions. Celui pour qui tout est sujet à débat, celle à qui il faut toutes les précisions imaginables avant de faire l’exercice. J’avais déjà parlé de ma politique agressive à l’encontre des questions, mais je sais mettre de l’eau dans mon vin: j’ai remarqué que la plupart des questions que les stagiaires me posent sont des requêtes de permissions (Est-ce qu’on peut commencer l’impro sur une chaise?), des interrogations motivées par la peur (Ça marche, si mon personnage est fâché au début de la scène?) ou des questions propres à chaque exercice – et donc, des cas particuliers: grand paradoxe de vouloir improviser en planifiant déjà les réactions pour chaque cas de figure.

Je me rends bien compte que ces stagiaires sont souvent dépendant d’un style d’apprentissage qui s’appuie sur un programme de cours clair, d’une théorie complète. Ces élèves sont tentés par l’exhaustivité (Que faire dans le cas où…) et la cohérence (Mais tout à l’heure, tu as dit que…). J’ai remarqué que je couvrais 95% des questions avec cette simple et brève réponse: A PRIORI, OUI.

Je vais me faire imprimer un T-shirt, ça fera le mec qui est cool.

Du contenu dans l’enveloppe

Dans les discussions autour des spectacles, on commence à dépasser la pure technique. Il est bientôt fini le temps où on décrivait seulement un « concept ». Les professionnels sont aguerris aux techniques et se désintéressent d’une impro purement performative. Qui veut encore faire une improvisation alphabétique de 2 minutes sur la suggestion « oncologue »? Certes, les vieilles ficelles auront la vie dure, spécialement dans le théâtre en entreprise et les formats de divertissement, mais je trouve enthousiasmant d’entendre des réflexions sur l’esthétique propre à une troupe ou sa quête de sens.

Partout, les praticiens prennent conscience du potentiel illimité de l’improvisation théâtrale (et de sa qualité théâtrale, justement). « L’impro, espace de réalité augmentée depuis plus de 3’000 ans« , devrait-on dire. Le matin du 15 juillet, alors que je réfléchissais au format que nous allions proposer en carte blanche le soir, j’apprenais le tragique évènement de Nice. Et immédiatement, j’ai su que nous devions faire un spectacle là-dessus (ou à tout le moins, aborder le sujet sous un angle personnel). Parce que si le théâtre doit parler du monde, il doit parler du monde d’aujourd’hui. Quel théâtre plus contemporain que celui qui peut improviser ses textes le soir-même? Il était vital que nous parlions de tolérance, d’ouverture, d’écoute et de tendresse humaine.

Pour que l’improvisation soit au-delà d’un « divertissement sans substance » (Johnstone) et que la discipline devienne « le théâtre du coeur » (Del Close).

Be wise.

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Actualité, écologie, Choses politiques

Douche écossaise

Au risque de vous faire perdre 15 secondes, vous allez devoir regarder cette vidéo:

Tout un symbole pour le Brexit, quand on sait que ce pauvre Alistair est un chat anglais. Rassurez-vous, il va bien. Le pogona aussi. Oui, moi aussi j’ai dû vérifier qu’un pogona était un lézard, on en apprend tous les jours.

La vidéo nous prive du fin mot de l’histoire, comme le Brexit nous fait glisser dans l’inconnu. Comment? Quoi? Les Britanniques ont voté? C’est… définitif? Pas de retour en arrière? Et l’Europe lui fait la gueule; on dirait un vieux couple qui lave son linge sale en public. Les séances du Parlement Européen tournent au concours de vannes. Entre l’émotion du député écossais et les piques de Jean-Claude Juncker, les débats tournent au vinaigre. Et le vinaigre, tout le monde le préfère avec un bon fish & chips.

Même si ça va pas changer le goût de la Guinness ces prochains moins, ça me fait intimement mal au coeur. J’avais tendance à croire à l’Europe des 28 comme un juste poids lourd face à ce qu’on appelait jadis les superpuissances. Comme sur le plateau de Risk, jouer l’Europe pouvait contrer les Etats-Unis et rapportait cinq renforts par tour. Quel gâchis, ce projet européen qui tombe à l’eau (oui, parce qu’au risque de jeter bébé avec l’eau du bain, on peut quand même dire que l’Europe sans l’Angleterre, c’est un peu comme un canard à l’orange sans canard) (ou sans oranges) (à ce stade, autant faire un poulet au citron, qui n’est pas mal non plus).

Et même si j’ai appris que Goldman Sachs avait financé la campagne du Remain (suspect, ça) et que les règles de la bureaucratie européenne faisaient le miel de Monsanto, j’ai de la peine à souscrire à une décision saluée par l’extrême-droite. Quand Marine Le Pen applaudit, ça ne peut pas vraiment me réjouir. Les gags de Coluche perdent un peu de leur superbe quand c’est les nazis qui se tapent les cuisses.

Pourtant, on peut voir aussi les bons côtés des décisions de l’UE, comme cette récente interdiction de la pêche en eaux profondes. Bon, apparemment, la loi reste timide et ne concerne qu’une minorité de pêcheurs, mais ça fait du bien de voir que l’Europe peut aller dans la bonne direction.

Le Brexit m’a donc réellement surpris, et je suis pas le seul: visiblement, la décision du 23 juin a même pris les Britanniques au dépourvu: plus de 4 millions demandent un nouveau vote. La gueule de bois du lendemain de référendum, ils disent. Vous me direz que c’est pas étonnant de prendre la démocratie à la légère, avec une génération du ⌘+Z où tout n’est que provisoire et pétition internet.

Mais cherchons le positif, et voilà au moins deux choses que le Brexit nous apprend:

  1. C’est dur de prévoir les catastrophes
    Tout le monde a été pris de court, des bookmakers aux commentateurs, des financiers aux instituts de sondage. Oui, on peut le rappeler: les sondages, c’est de la merde.
    « Il est 6 heures le soir, une mère de famille est en train de faire une sauce béchamel quand Ipsos lui téléphone: « Qu’est-ce que vous pensez de la nouvelle politique sur l’immigration? – Bon… bon… Je suis contre! » On va téléphoner comme ça à mille personnes et ce résultat va influencer les prises de décisions politiques en France ou ailleurs. C’est absolument incroyable! Un grand chercheur américain, James Fishkin, a dit, en substance: dans un sondage, on demande aux gens ce qu’ils pensent quand il ne pensent pas. » (David Van Reybrouck cité dans Demain – Un nouveau monde en marche, Cyril Dion, p. 264).
    Mais c’est surtout dur de se représenter une catastrophe: avant qu’elle arrive, elle semble impossible, et quand elle est là, elle paraît inévitable. Bonjour, bienvenue dans le monde des Cassandre que personne n’écoute: « C’est la source de notre problème: car s’il faut prévenir la catastrophe, on a besoin de croire en sa possibilité avant qu’elle ne se produise. » (Pour un catastrophisme éclairé, Jean-Pierre Dupuy, 2002, p. 13)
  2. Un pays peut changer
    Et c’est plutôt une bonne nouvelle. La démocratie fonctionne encore. Alors pourquoi ne pas changer écologiquement? En prenant en compte les problèmes à la racine? Dans la campagne du Brexit, Farage exploitait le problème puant de la crise migratoire, sans mentionner qu’elle est probablement due au (ou en tout cas accentuée par le) réchauffement climatique. Quand les gens sauront que la guerre en Syrie est liée au réchauffement de la planète, que les réfugiés climatiques sont trois fois plus nombreux que les réfugiés de guerre, peut-être qu’ils éteindront la lumière à la cave, qu’ils remettront en cause leur escapade à Nice avec EasyJet et revendront leur 2e Peugeot 307. Et on pique-niquera dans la rue.
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Actualité, Choses politiques

Le côté obscur des votants

Si vous lisez l’anglais, ça peut être cool de lire cet article très intéressant sur l’empathie argumentative, le fait de tolérer que les avis de « ces gens-là » soient complètement fondés et méritent d’être écoutés. Le fait aussi qu’on ne publie sur Facebook que ce qui nous attirera des encouragements de la part de notre « tribu » bien-pensante. Tout ça m’inspire une réflexion difficile à mener sur les prochaines votations, avec un débat qui s’annonce déjà un peu puant, parfois médiocre au niveau des arguments mais avec des arbitres intéressants.

À ma gauche, vous avez le 85% de mes amis Facebook, éducation supérieure, une fibre écologique 100% coton Max Havelaar, des loisirs intelligents, un intérêt pour la culture et les voyages, un peu bobo sans l’avouer: ceux qui pensent que l’UDC, c’est mal, c’est moche et ça mériterait de finir dans des chambres à dans une institution psychiatrique.

À ma droite, vous avez quelques-uns de mes potes, et à vue de nez 55% des votants helvétiques. Wow, plus de la moitié. Le genre de personnes qui ne va pas en débattre ouvertement avec moi, parce qu’il a peur de me fâcher, de se fâcher, de nous fâcher, de me faire passer (moi) pour un angéliste ou de passer (lui) pour un con.

Du coup, mes potes de gauche publient des caricatures contre l’UDC et relaient des articles ridiculisant Freysinger, alors que le restant de mes connaissances postent des photos de chats, des vidéos musicales ou des invitations d’anniversaire. On fait profil bas, tout le monde rigole, certains sous cape, mais la paix des ménages est préservée.

Et pourtant, je la sens, votre douleur, à vous mes amis de droite, qui voterez probablement en vous disant que « non-ça-ne-passera-pas-mais-je-veux-juste-envoyer-un-SIGNAL », vous qui souffrez de cette ironie qu’ont les babouzes de gauche à faire passer les crimes contre la société pour de ridicules peccadilles. Vous, que ça frustre de voir des violeurs se faire relâcher après quelques années.

Comme nous tous, d’ailleurs.

Ce débat m’écoeure déjà, cette argumentaire qui s’amplifie en effet Larsen, on martèle les mêmes arguments, et ils ne comprennent rien, et les gens votent avec la peur, votre parti qui surfent sur l’émotionnel, vous ne comprenez rien, vous ne comprenez rien à rien.

Le problème que je vois, c’est que ridiculiser les gens de droite, c’est les écarter du débat, sans même savoir ce qui les anime, comment ils en sont arrivés à penser comme ça; quel est leur paradigme, leur cadre de réflexion, leur mythologie intérieure. Est-ce que le fait de ne jamais m’être fait agressé dans la rue (en fait, si, une seule fois) me pousse à faire de l’angélisme? Sont-ce mes lectures, spectacles, parents, amis, qui m’ont endoctriné à ce point pour dire qu’il n’y a pas de solutions simples à un problème complexe? Est-ce que le dernier Star Wars m’a aidé à créer une image positive de l’altérité, à créer une image frappante qui m’empêche de succomber à la peur? Puisque c’est ceci qu’il nous manque: des symboles forts de paix et d’harmonie, pour lutter contre ces images fortes de peur et de haine.

Il ne faut jamais oublier que le méchant croit toujours être le héros de sa propre histoire. Alors pote de droite, j’ai envie de comprendre ton point de vue, j’ai envie d’écouter tes arguments; parce que j’ai envie que le film se finisse bien.

 

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Écriture

Tranche de tox

Je m’assois dans un compartiment en face d’une femme, la quarantaine, splendide brune qui regarde le paysage.
Je ne remarque pas qu’à ma gauche, dans le compartiment d’en face, il y a une toxicomane
une clocharde
une marginale
une alcoolo finie
une femme qui parle dans son téléphone. Très fort.
Genre vraiment très très fort.

Un splendide organe, une voix timbrée, placée un peu dans le nez comme toutes les toxicomanes les femmes qui parlent fort dans le train.

« Hé, tu sais quoi, en fait, hé, j’ai enfin compris pourquoi la nana elle avait pas reçu mon e-mail. J’avais oublié l’arobase. Ouais, l’arobase. C’est pour ça que ça marchait pas. »

Moi je suis déjà mort de rire (intérieurement).
Mais la conversation se gâte. Ça devient émotionnel.
Elle pleure. Ça gêne tout le monde (je pense).

« Mais tu comprends, moi j’ai besoin de te voir, parce que pour mon fils, c’est pas drôle, l’autre jour j’étais au foyer, j’ai commencé à pleurer devant lui, c’est pas drôle pour Julien de voir sa mère pleurer, j’ai besoin de te voir, c’est vraiment compliqué, je sais pas si c’est parce que je suis encore amoureuse, ou si c’est parce que je supporte pas l’idée d’être seule, mais moi tu comprends, il faut vraiment que j’aie des clients avant la fin du mois, c’est important, c’est la merde, c’est compliqué, c’est la merde depuis que j’ai arrêté, tu comprends maintenant je vois tous mes problèmes. »

Le combat ordinaire.

Le problème de l’addiction résumé dans une coquille de noix: depuis-que-j’ai-arrêté-la-drogue-j’ai-des-problèmes-parce-que-je-les-vois-en-face.

Là, normalement, je devrais poser mon bouquin, regarder la femme et lui lancer un regarde compatissant. Mais mon oeil s’arrête sur l’infâme canette d’un demi de bière qu’elle sirote maladroitement, et mes scrupules se débattent dans la levure de Lager façon Denner, entre empathie et mépris, entre pardon et condescendance. Je suis un bobo impuissant, victime d’une éducation judéo-chrétienne, d’une découverte tardive des principes gauchos et d’une nature profondément réac (j’en suis pas encore au degré de Goldman, rassurez-vous).

Il y a tout une partie de moi qui aimerait sauver le monde instantanément, écarter les pans de mon T-shirt Pepe Jeans et lancer mon djingle de superhéros. Il y a une partie de moi qui aimerait compatir en dalaï-lama, la serrer dans mes bras pour lui donner de brèves minutes de chaleur humaine. Enfin, une partie de moi qui se dit que ce n’est pas son/ses problème/s. Alors je l’ignore. Ignorance is strength.

En fait, la seule solution acceptable serait de la remercier pour le beau personnage qu’elle vient de m’offrir, entre Zola et les Marx Brothers, mais même là, ça serait profondément insultant. Alors je garde pour moi le fait qu’elle m’a beaucoup donné.

Et à elle, qu’est-ce que je lui ai offert?

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Actualité, Choses politiques

Comment gagner une votation populaire

Définitions préliminaires

Généralisation: technique rhétorique visant à globaliser un exemple unique, pour l’ériger en tant que règle.
Exemple: Monsieur Durand ne mangera pas de viande à dîner.
Généralisation: tous les hommes sont végétariens.

Argument de la pente glissante: technique rhétorique visant à extrapoler les conséquences d’une mesure potentielle, en exagérant les potentialités de cette mesure.
Exemple: Monsieur Durand ne mangera pas de viande à dîner.
Argument de la pente glissante: les bouchers vont être lésés, les éleveurs de bétails seront au chômage, le pays plongera dans une crise financière sans précédent, entraînant le monde et l’univers dans sa chute.

Arguments hors-sujet: technique rhétorique visant à engorger le débat sous un embrouillamini d’énoncés sans aucun rapport avec la question centrale.
Exemple: Monsieur Durand ne mangera pas de viande à dîner, c’est bien la preuve que les socialistes ont toujours défendu la Loi sur la Protection des Données, gna gna gna, sans parler du complot sioniste international qui contrôle la plupart des conglomérats politico-financiers, de toute façon, c’est l’économie qui décide depuis un bon moment dans ce pays, bla bla bla sans parler du prix de la viande.

Comment gagner une votation populaire

1. Poser une question très concrète sur un débat très abstrait.

2. Situer la campagne d’arguments sur les deux plans: concret et abstrait, pour assurer une confusion générale chez tous les interlocuteurs.

3. Dans le cas où le débat parvient tout de même à se centrer sur la question de base, généraliser. Invoquer l’argument de la pente glissante. Déguiser des exceptions en règles. Si ça ne marche toujours pas, mentir discrètement. Exagérer les chiffres. Parler vague. Traiter les problèmes complexes avec des solutions simples.

4. Concevoir une affiche choquante.

5. Réussir à se faire censurer par l’opposition.

6. S’indigner de cette censure et détourner le débat général sur un nouvel objet: le débat sur la censure des affiches. Polémiquer. Se poser en victime.

7. Globaliser le débat à des notions encore plus abstraite (par exemple: la liberté d’expression, la liberté de pensée, la liberté). Faire croire aux gens que ces grandes questions abstraites sont intimement liées à la question concrète.

8. Généraliser. Faire des amalgames. Perdre tout le monde. Diviser pour mieux régner.

9. Gagner la votation.

10. Si les opposants pleurnichent en soutenant que le peuple a été manipulé, les piéger définitivement en déclarant que s’ils sont contre la décision du peuple, ils sont contre le peuple; s’ils sont contre le peuple, ils sont contre la démocratie; s’ils sont contre la démocratie, ils sont pour la dictature.

11. Savourer.

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Actualité

Pour que Doris relise Boris

Un interview de Doris Leuthard pour le 24Heures m’a fait bondir sur ma chaise. Ma tête à cogné le plafond, et ma cervelle s’est répandue sur le carrelage de la cuisine, tandis que ma boîte crânienne retombait comme une feuille aux couleurs d’automne. Mes deux chats jaunes sont venus se régaler de ma matière grise, et j’étais vert de rage lorsque j’ai repris mes esprits.Doris

S’il était encore vivant, je proposerais volontiers à Mme Leuthard de laisser son poste à Boris Vian; mais vu qu’il est mort depuis 50 ans, c’est un peu difficile. D’ailleurs, qui s’est soucié de lui rendre hommage cette année, hein? Personne! Alors bravo la reconnaissance, bordel! Mais ce qu’il y a de bien avec un écrivain mort, c’est qu’on peut le relire avec la certitude qu’il a laissé quelque chose à la postérité, à la différence des politiciens de droite.

Je propose donc officiellement à Mme Leuthard de relire la prose (et la poésie) de M. Vian, écrivain, ingénieur, inventeur, musicien, auteur, parolier, poète, critique, scénariste et traducteur (excusez du peu; c’est vrai qu’avant TF1, les artistes se mêlaient de tout et refusaient les étiquettes qui collent).  À la lumière des brillants passages de Boris, Doris pourra certainement trouver des contre-arguments de choix, ce qui lui évitera de nous jouer du pipeau (Boris jouait de la trompette) quand elle nous dit que les « armes ont une fonction dissuasive, et peuvent servir en ce sens d’instruments de dialogue. » À ce niveau d’argumentation, moi j’ai tendance à prêcher la décapitation immédiate, mais je me retiens (après tout, la guillotine est-elle un instrument de dialogue?) pour laisser la parole au poète:

Colin entra. La pièce était petite, carrée. Les murs et le sol étaient de verre. Sur le sol, reposait un gros massif de terre en forme de cercueil, mais très épais, un mètre au moins. Une lourde couverture de laine était coulée à côté par terre. Aucun meuble. Une petite niche, pratiquée dans le mur renfermait un coffret de fer bleu. L’homme alla vers le coffret et l’ouvrit. Il en retira douze objets brillants et cylindriques avec un trou au milieu, minuscule.
– La terre est stérile, vous savez ce que c’est, dit l’homme, il faut des matières de premier choix pour la défense du pays. Mais, pour que les canons de fusil poussent régulièrement, et sans distorsion, on a constaté, depuis longtemps qu’il faut de la chaleur humaine. Pour toutes les armes, c’est vrai, d’ailleurs.
– Oui, dit Colin.
– Vous pratiquez douze petits trous dans la terre, dit l’homme, répartis au milieu du cœur et du foie, et vous vous étendez sur la terre après vous être déshabillé. Vous vous recouvrez avec l’étoffe de laine stérile qui est là, et vous vous arrangez pour dégager une chaleur parfaitement régulière.
Il eut un rire cassé et se tapa la cuisse droite.
– J’en faisais quatorze les vingt premiers jours de chaque mois. Ah!… j’étais fort!…
– Alors? demanda Colin.
– Alors vous restez comme ça vingt-quatre heures, et, au bout de vingt-quatre heures, les canons de fusil ont poussé. On vient les retirer. On arrose la terre d’huile et vous recommencez.
(L’Écume des Jours, chapitre 51)

Ça, c’est pour le côté émotionnel et onirique de l’argumentaire; à l’image des canons de Colin, Doris Leuthard s’enfonce encore plus avant dans la bêtise, en criant au massacre de 5’100 emplois. Voilà où se situe le débat: des guerres contre des emplois! « De la chair contre du papier-monnaie »! C’est juste une variation sur le thème du « pétrole contre des médicaments ». Et on revient toujours à ce sacro-saint argument de l’emploi: le travail, toujours le travail, comme une litanie, un mythe de paix dans le monde. Lorsque tout le monde travaillera, la paix universelle sera atteinte, ha ça oui! Leuthard nous présente le travail comme un but, une fin en soi, l’Achèvement Ultime!

Le paradoxe du travail, c’est que l’on ne travaille, en fin de compte, que pour le supprimer.
Et refusant de constater honnêtement son caractère nocif, on lui accorde toutes les vertus pour masquer son côté encore inéluctable.
De fait, le véritable opium du peuple, c’est l’idée qu’on lui donne de son travail. Comme si le travail était autre chose qu’un moyen, transitoire, de conquête de l’univers par l’homme.
[…]
La guerre est la forme la plus raffinée et la plus dégradante du travail puisque l’on y travaille à rendre nécessaire de nouveaux travaux.
(Traité de civisme, fragments II et note D)

En outre, Boris Vian s’appuie lui-même sur les travaux de Lewis Mumford pour montrer à quel point la guerre, en tant qu’entreprise économique, relève d’un cynisme dégoûtant:

L’armée est le consommateur idéal, car elle tend à réduire à zéro l’intervalle de temps entre la production initiale profitable et le remplacement profitable. La consommation rapide du ménage le plus luxueux et le plus prodigue ne peut rivaliser avec celle d’un champ de bataille. Mille hommes fauchés par les balles entraînent plus ou moins la demande de mille uniformes, mille fusils, mille baïonnettes supplémentaires. Un millier d’obus tirés ne peuvent être récupérés et ré-employés. À tous les malheurs de la bataille, s’ajoute la destruction plus rapide des équipements et du ravitaillement.
(L. Mumford, Techniques et civilisation, cité par Vian)

L’armée n’est plus seulement un pur consommateur, elle devient un producteur négatif: c’est-à-dire que, suivant l’excellente expression de Ruskin, elle produit le mal au lieu du bien: la misère, la mutilation, la destruction physique, la terreur, la famine et la mort caractérisent la guerre et en sont le principal résultat.
(Traité de civisme, notes éparses)

Je voudrais être clair: à mon sens, on ne peut pas défendre la production d’armes comme un métier normal. Comme beaucoup d’autres professions, c’est un métier qui échappe à l’éthique (maquereau, dealer, trafiquant, cambrioleur, voleur, jeune libéral, militaire, tueur à gages, terroriste); en élevant les ouvriers des armes au même rang que les autre professions du secteur tertiaire, Mme Leuthard glorifie toute idée de travail comme respectable; on pourrait lui objecter qu’il faudrait encourager le trafic de drogues, juste parce que l’économie permet de tourner grâce à lui. En soutenant les marchands d’arme, la conseillère se tire tout simplement une balle dans le pied.

On me dira que c’est triste, ces 5’100 personnes qui vont se retrouver au chômage.

Oui, c’est triste de se retrouver au chômage.

Et alors? Je suppose qu’ils pourront retrouver un travail plus éthique, l’occasion pour eux de changer de métier, de vivre une passion. Je veux dire, j’aurai quand même de la peine à comprendre un ouvrier qui soit réellement attaché à sa fonction de constructeur de balles! Un fabricant d’armes, qu’est-ce qu’il répond dans les soirées mondaines, quand on l’interroge sur son métier, sur ce qu’il fait de ses journées? Est-ce qu’il dit la vérité?

Ou est-ce qu’il dit juste qu’il a un travail?

Un travail.

Un cravail.

Une crevaille.

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