Je m’assois dans un compartiment en face d’une femme, la quarantaine, splendide brune qui regarde le paysage.
Je ne remarque pas qu’à ma gauche, dans le compartiment d’en face, il y a une toxicomane
une clocharde
une marginale
une alcoolo finie
une femme qui parle dans son téléphone. Très fort.
Genre vraiment très très fort.
Un splendide organe, une voix timbrée, placée un peu dans le nez comme toutes les toxicomanes les femmes qui parlent fort dans le train.
« Hé, tu sais quoi, en fait, hé, j’ai enfin compris pourquoi la nana elle avait pas reçu mon e-mail. J’avais oublié l’arobase. Ouais, l’arobase. C’est pour ça que ça marchait pas. »
Moi je suis déjà mort de rire (intérieurement).
Mais la conversation se gâte. Ça devient émotionnel.
Elle pleure. Ça gêne tout le monde (je pense).
« Mais tu comprends, moi j’ai besoin de te voir, parce que pour mon fils, c’est pas drôle, l’autre jour j’étais au foyer, j’ai commencé à pleurer devant lui, c’est pas drôle pour Julien de voir sa mère pleurer, j’ai besoin de te voir, c’est vraiment compliqué, je sais pas si c’est parce que je suis encore amoureuse, ou si c’est parce que je supporte pas l’idée d’être seule, mais moi tu comprends, il faut vraiment que j’aie des clients avant la fin du mois, c’est important, c’est la merde, c’est compliqué, c’est la merde depuis que j’ai arrêté, tu comprends maintenant je vois tous mes problèmes. »
Le combat ordinaire.
Le problème de l’addiction résumé dans une coquille de noix: depuis-que-j’ai-arrêté-la-drogue-j’ai-des-problèmes-parce-que-je-les-vois-en-face.
Là, normalement, je devrais poser mon bouquin, regarder la femme et lui lancer un regarde compatissant. Mais mon oeil s’arrête sur l’infâme canette d’un demi de bière qu’elle sirote maladroitement, et mes scrupules se débattent dans la levure de Lager façon Denner, entre empathie et mépris, entre pardon et condescendance. Je suis un bobo impuissant, victime d’une éducation judéo-chrétienne, d’une découverte tardive des principes gauchos et d’une nature profondément réac (j’en suis pas encore au degré de Goldman, rassurez-vous).
Il y a tout une partie de moi qui aimerait sauver le monde instantanément, écarter les pans de mon T-shirt Pepe Jeans et lancer mon djingle de superhéros. Il y a une partie de moi qui aimerait compatir en dalaï-lama, la serrer dans mes bras pour lui donner de brèves minutes de chaleur humaine. Enfin, une partie de moi qui se dit que ce n’est pas son/ses problème/s. Alors je l’ignore. Ignorance is strength.
En fait, la seule solution acceptable serait de la remercier pour le beau personnage qu’elle vient de m’offrir, entre Zola et les Marx Brothers, mais même là, ça serait profondément insultant. Alors je garde pour moi le fait qu’elle m’a beaucoup donné.
Et à elle, qu’est-ce que je lui ai offert?