Actualité, Écriture

Tous limités

Ce dimanche, j’entre dans un café bondé. Une seule place de libre, à côté d’un handicapé moteur; torturé par des spasmes incontrôlables, ce barbu crispé tente désespérément d’attirer l’attention d’une serveuse pour payer son dû. Je vous avoue que j’hésite trois secondes avant de m’asseoir. Peur de qui, peur de quoi, après tout?

Après deux minutes, feignant d’ignorer le handicap de mon voisin, je démarre mon ordinateur portable. L’homme engage la conversation, en articulant avec peine les syllabes qui forment difficilement ses mots. À moi de mettre tout ça en phrase, péniblement.

– Bon…zour… c’est-c’est-c’est…le…derrniéé…modaèl? (il montre maladroitement mon ordinateur)

– Si c’est le dernier modèle? Ah non, je l’ai acheté d’occasion, voyez-vous; je crois qu’il est sorti il y a un ou deux ans.

– Comm…zça…c’est…moins…chehhrrr…

– Oui, oui, c’est plus économique.

Je paraphrase chacune de ses répliques, pour être sûr d’avoir bien compris.

– Jje…peux…vous…rrhaconter… une…mauvaizzz…expérienssss?

– Heu… Honnêtement, je préférerais que vous me racontiez une expérience heureuse, mais allez-y…

Et l’homme de raconter péniblement – il développe des efforts incroyables pour articuler convenablement – une anecdote qui date de l’année passée: il s’est vu refuser l’embarquement pour une croisière au départ de Venise. Arrivé jusque dans la cité des Doges, des voyagistes l’empêchent d’embarquer sous d’obscurs motifs; l’homme est convaincu qu’il a subi une discrimination effrontée. Je suis pris de pitié, rageant contre les services (ou des hommes) qui ne se rendent pas compte de la souffrance morale qu’ils font subir à des êtres déjà limités.

– Mais… Vous n’avez pas tenté de porter plainte, de les poursuivre en justice?

– Oui-oui-ouhouhoui… Mais…il…n’y…aah… pas…de…lwoââ… pour… çâââh.

– Mais est-ce qu’il n’y a pas quelqu’un qui pourrait vous représenter juridiquement?

– Ou-ou-ouiiii, j’ai… une…assisssssstaonte…sociale…

Et il conclut, candidement:

…mais-mais-mais… elle…est…li-mi-téééée.

couché sur l'échafaudage

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T’as pas deux balles?

Le peuple suisse sera amené à voter, le 29 novembre 2009, sur une initiative populaire « pour l’interdiction d’exporter du matériel de guerre ». Comme d’habitude, les partis bourgeois font campagne contre cette proposition, au nom des 800 / 1’500 / 3’800 emplois à sauver (les estimations diffèrent d’après les points de vue).

Travail à sauver
Bénédicité
Sacre de l’emploi
In deo gloria

Gloire au Dieu Dollar
À son marché noir
Sa divine pègre
Blanchit son sang nègre

Je te vends des armes
Contre mille larmes
Contre mille francs
Contre tes enfants

Béni soit Taylor
Ford et son veau d’or
Voici nos Sauveurs:
Travail et Labeur

Chérubins, Archanges!
Chantez les louanges
De nos ouvriers
Trois fois sanctifiés

Œuvrez sans relâche!
Crevez à la tâche!
Au nom du pèze
Du fric,
Et du saint père Prix.

Je rêve d’un monde
Un peu moins immonde
Un peu moins inique
Un peu moins cynique

Où vingt-cinq mille balles
Contre une dans la tête
Ne sera qu’un sale
Souvenir sans dette.

flingue et soutane

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Choses politiques

Les cartouches d’exercices

À l’école de recrues, le lieutenant nous a dit un jour qu’on allait tirer « en situation ». Ça veut dire qu’on n’est pas dans un stand de tir, mais plutôt en pleine nature, avec casque, équipement complet et des types qui sécurisent la zone pour pas que les touristes en balade se fassent descendre. C’est du genre sérieux, si vous voyez ce que je veux dire.

On est là à tirer pendant une heure ou deux, chacun son tour, en ayant plus ou moins les boules, vu que les fusils tirent des vraies balles et qu’un accident est vite arrivé. Au bout du compte, le lieutenant nous fait mettre en rang pour conclure l’exercice, et alors a lieu le rituel des cartouches d’exercices. En clair, il nous fait vider notre chargeur contre une cible aléatoire, pour utiliser jusqu‘à la dernière cartouche prévue dans le quota.

– « Lieutenant, pourquoi on peut pas simplement rendre les balles encore neuves? »
– « Parce que sinon, la prochaine fois, le service de l’inventaire va me baisser mon quota, et j’aurai peut-être pas assez de munitions. » À chaque exercice, le cirque recommence, et on lâche à chaque fois notre bon kilo de plomb dans les fougères.

L'armée la plus utile du monde

On peut constater le même phénomène dans les grandes boîtes, lorsque les chefs de services dépassent volontairement leur budget « pour éviter que la hiérarchie ne nous le baisse l’année prochaine ». Ou dans les entreprises où l’employé est payé sur la base d’un horaire fixe pour une tâche qui peut varier; si l’employé finit avant l’heure prévue, il doit « glander discrètement » pour « faire ses heures ».

Le syndrome des balles d’exercices apparaît chaque fois qu’un bien est en surplus, mais que cette abondance est gênante pour l’organisation du travail. On préfère gaspiller librement plutôt que de repenser la structure complète.

Ce serait comme de dire que les ressources de la planète seront automatiquement reconduites annuellement, et qu’on peut s’en éviter l’économie.

Quelle idée bizarre, vraiment.

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Choses politiques

Paradoxe de Vez (2007)

Théorème formulé en décembre 2007 par le pasteur et philosophe Christian Vez:

Les adolescents, par le jeu de la confrontation, tendent à faire le contraire de leurs parents.

Pour autant que ces derniers aient fait le contraire de leurs propres parents, alors les adolescents font la même chose que leurs parents.

Autre formulation:

Soit trois générations: les adolescents (A), leurs parents (B) et leurs grands-parents (C); si l’on part du principe que tous les adolescents désobéissent à leurs parents et tentent d’échapper au schéma familial, on a: (A) désobéit à (B), et (B) a désobéi à (C) lorsque (B) étaient enfants. Avec du recul, (A) et (B) on donc effectivement fait la même chose, en désobéissant à leurs parents.

Corollaire:

Imaginons maintenant qu’une génération (A) d’adolescents tente d’échapper à ce paradoxe, en « faisant comme leurs parents ». Par là, ils vont à l’encontre de la norme fondamentale (jeu de la confrontation). Dès lors, ils ne font pas comme leurs parents; à ce titre, ils font donc comme leurs parents.

Est-ce que quelqu’un aurait de l’aspirine?

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Le paradoxe du Marché de Noël

Je suis en train de finir l’assortiment de biscuits de Noël que m’a généreusement offert ma concierge. C’est drôle, elle a mis ses propres biscuits dans un sachet de cellophane, avec quelques « vrais » petits chocolats, comme si elle voulait dissimuler son amateurisme sous des friandises de professionnels. Pourtant, je les trouve délicieux, ses chocolats. Ma concierge est une personne modeste.

Toujours est-il que le mix est plutôt agréable: entre les biscuits – un peu secs, il est vrai – et le fondant des chocolats, je trouve mon bonheur. Et ça symbolise assez bien l’ambiance de nos Noëls modernes: un grand mélange de quelque chose et de n’importe quoi, dans un débordement d’émotion qui vous fait croire qu’un monde meilleur est possible.

Avec un pote, on dissertait sur le paradoxe du « marché de Noël ». On se disait que quand même, Noël n’était pas une fête a priori très commerciale, et que les marchands étaient pourtant revenus dans le temple. Au coeur des villes, c’est comme si un furoncle capitaliste avait poussé, écarté entre la bienveillance générale et le souci d’acheter – vite – encore le cadeau de tante Agathe: entre les échoppes ou chalets s’échappent les effluves les plus diverses, allant du biscôme au hot-dog, du vin chaud à la bière blanche, où de la bougie colorée au godemiché parfumé. Beurk! Quel patchwork d’idées.

Je suis prêt à vous parier que si le petit Jésus avait mis les pieds dans un marché de Noël, il ne se serait même pas donné la peine de naître.

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