Lundi 12 novembre, 8h34.
Je suis bien assez à l’avance au Swiss Tech Convention Center pour les premières Assises Vaudoises pour le Climat. Escalators rutilants, petit dossier A4 remis à l’entrée, étiquette à mon nom et code Wi-Fi « pour poser des questions pendant la table ronde, monsieur. Vous vous connectez sur la plateforme et vous entrez votre question en relation avec une conférence ». Trop trendy, le débat démocratique. Tu n’as même plus besoin de transpirer ta question au bout du micro d’une voix tremblante. Tout se fait par la magie de l’Internet. C’est ça, la délibération rhétorique de 2018.
J’ai sorti mon plus beau costume-cravate. Je boycotte le café-crème et le croissant (probablement de l’artisanat local). J’ai des cernes et la bouche pâteuse. Mais j’aiguise déjà mon sens critique.

Et ça commence ! François Egger à l’animation, ça fait un peu Couleurs Locales, il donne immédiatement le ton face à l’urgence climatique : « Le problème n’est pas « Qui » ou « Pourquoi », mais bien « Comment ». »
Ça commence très mal.
Jacqueline De Quattro se fait toute petite en introduction, reconnaissant qu’elle a dû braver quelques réticences à potentiellement se ridiculiser à organiser ces Assises. Elle a préparé un powerpoint très zoli avec des zolies images de nature dévastée, de ponts brisés par des glissements de terrains, de fiers bûcherons dans des grandes forêts, de cyclones, de catastrophe, de sécheresse (mais OUF, il y a toujours une plantule verte dans le cadrage, un espoir inattendu, on s’accroche !). « L’heure est à l’action », qu’elle déclare. « Faire plus, faire mieux, faire ensemble », des zoulis slogans en guise de pep-talk, j’attends presque la chorégraphie et les pom-pom girls pour que l’assemblée lui lance des hourras en choeur. Elle glisse quand même que ça risque d’être compliqué de 1) prendre des engagements pour le climat et en même temps 2) organiser les Jeux Olympiques de la jeunesse, mais comme on le verra, on n’est pas à une contradiction près. Elle mentionne aussi le fait que 3) ça sera coton de maintenir notre économie touristique. J’ai déjà envie de vomir.
La première conférence invitée, c’est Géraldine Pflieger. Elle nous parle du rapport du GIEC d’octobre, la sonnette d’alarme, les signaux aux rouges, la communauté internationale alarmiste; mais pas de panique, elle compare la croissance du PIB avec la croissance des émissions de Gaz à Effet de Serre (GES) et là, miracle : on obtient une courbe toute plate, c’est magique, don’t panic. Je pose immédiatement la question (via wi-fi) de savoir si elle sait que la croissance chinoise est de 6-7%. Il me faudra un peu de patience pour la réponse. Patience, patience, il faudra attendre la table ronde.

Ensuite, c’est Marc Chardonnens. Alors attention, lui c’est pas n’importe qui, hein : c’est le directeur de l’Office fédéral de l’Environnement. Alors lui c’est ze spécialiste, il nous dit que l’accord de Paris prévoit 100 milliards d’aide à la transition, c’est dire si les moyens sont concrets (100 milliards à qui ? Où ? De la part de qui ? Pour construire quoi ? Est-ce que c’est une bourse renouvelable ? Combien de temps ? Et ta soeur ? Est-ce que tu viens pour les vacances ?).
Je m’étrangle un peu quand messire Chardonnens nous explique que la différence entre un scénario à +1,5° et +2° est « assez conséquent : dans le premier scénario, vous avez une diminution de 70% du récif corallien; dans le deuxième cas, vous n’en avez plus du tout. J’ai compris cette différence avec le rapport du GIEC. ». Wow, le mec est hyper à la pointe en terme d’information, genre. Je suis juste rassuré qu’il dirige pas l’armée en temps de guerre. Il poursuit sur un exposé longuet et très politiquement correct sur le GIEC et les COP, avec le PIB et les GES, et ça a l’air trop COOL, t’inquiète, l’international prend les choses en main, couz, je tutoie Nicolas Hulot, tout est sous contrôle.
Ensuite il y a Océane Dayer, de Swiss Youth for Climate, qui annonce être un peu moins académique mais nous balance quand même son lot de statistiques déprimantes en travers de la face, salut la jeunesse, bonjour la tristesse. Pour les solutions, il faut « faire des choix de consommation » et « voter pour les bonnes personnes, d’autant qu’avec le vote par correspondance, on peut voter depuis son canapé ». La révolution canapé, ça va s’appeler ? Si la Jeunesse pour le Climat devait faire mai 68 aujourd’hui, je pense que ça serait en pantoufles et avec un mug Che Guevara.
Ensuite il y a une pause de 5 minutes (qui en durera 13 – comment voulez-vous stopper le réchauffement en 30 ans si on dépasse même le temps des pauses-cafés ?). Je prends l’air et musarde près des stands de dépliants des sponsors : « L’énergie, c’est de l’argent » titre un flyer de Suisse énergie. On est sauvés.
Le quatrième intervenant, c’est Christian Arnsperger, dans la famille « le savant de l’Université Académique avec des diplômes ». Il parle un peu à son prompteur, il a le souffle court, il se prend les pieds dans des slides des années 90 qu’on dirait dessinés par mon neveu de 4 ans (sérieux, investissez trois minutes dans le graphisme de vos présentations, monsieur). Le mec s’emmêle dans des concepts très abstraits (un carré, un triangle, un trapèze pour « modéliser les scénarii de façon géométrique ») et finit par lâcher le terme de capitalisme vert, qui sera, oui, bon, un moyen de transition vers une « économie sociale et solidaire » et peut-être des « expérimentations plus radicales » (il cite les « écovillages »). Je m’esclaffe. En guise de conclusion, l’universitaire propose une solution (mais alors ré-vo-lu-tion-naire, la solution) : si quelqu’un lui propose de créer un « Pôle » de recherche pluridisciplinaire sur les modèles résilient (par exemple à l’UNIL), alors il embarquera « dès maintenant ». J’ai rarement vu une demande d’emploi moins subtile (et un engagement plus timoré).

Mais là.
Heureusement.
Il y a Jean-Marc Jancovici.
Il envoie une présentation ripolinée sur l’énergie et sa disponibilité, l’épuisement des ressources, l’ineptie de compter en termes de PIB, les fausses solutions technologiques, sociétales et politiques. Il conclut même avec une magistrale équation qui brise le tabou de la démographie, à prendre obligatoirement en compte si on veut sérieusement s’attaquer au problème climatique. Peu de solutions toute faites, mais l’exposé a le grand mérite d’être extrêmement bien rythmé, instructif, documenté, pour déboucher sur une conclusion sans appel et claire comme du jus de chique : on est bin dans la marde.
À ce stade-là, j’ai failli me dire que tout était déjà en marche, pas besoin de faire un coup de gueule ou un coup d’éclat, je suis venu pour rien, Jacqueline De Quattro va bondir sur scène, se révéler lionne, arracher les affiches et proclamer la fin du capitalisme.
Et puis il y a eu la « table ronde ».
Vite, vite, un petit débat avec les questions recueillies sur internet.
Mais vite, parce qu’on a débordé avec les conférences.
Alors parlez vite, réfléchissez vite, soyez vite convaincants.
On aligne 5 chaises, quatre des intervenants viennent s’asseoir et le journaliste relaie toutes les certaines questions aux orateurs·trices.
Et là, déception.
Alors qu’on vient d’avoir une présentation limpide du système de marde dans lequel on nage, les questions s’étiolent sur des détails, les réponses se fanent sur des abstractions. Alors quitte à être venu déguisé en jeune PLR, je me dis que je vais me taper l’incruste. Note pour plus tard aux organisateurs de tables rondes : ne laissez jamais une chaise inoccupée quand il y a un improvisateur dans la salle.
Je m’approche de la tribune.
On me regarde.
Je m’assieds tranquillos dans la cinquième chaise.
On me regarde un peu interloqué. Le journaliste ne sait pas quoi faire.
Jancovici dit « Ah, on dirait qu’il y a un happening ».
Le journaliste se tourne vers moi en me demandant ce que je fous ici.
Je réponds à l’assemblée que je représente la Nature et que jusqu’ici, on ne m’a pas beaucoup donné la parole.
Rires gênés.
Instants suspendus.
Malaise à la vaudoise.
Le journaliste continue tant bien que mal à poser ses questions. C’est compliqué, parce que je commence à sourire aux autres intervenants, au public, au premier rang. Certains sont émoustillés. Il se passe quelque chose.
Il y a aussi un monsieur au premier rang qui me fait les gros yeux. Je suppose que c’est le bras droit de Jacqueline. Il me dessine des mots avec la bouche, mais je ne lis pas sur les lèvres, alors je lui fais signe que je ne comprends pas. Il a l’air très énervé et très attaché à la propriété individuelle.
Le journaliste commence à prendre congé et donne la parole à tous les intervenants pour le mot de la fin.
Il termine avec moi. Il n’est pas sûr de vouloir me donner la parole. Je lui montre que ça va être court et efficace. Il me tend le micro.
« Je voulais juste prononcer les mots d’anticapitalisme et de décroissance, qui n’ont pas été évoqués jusqu’ici. Comme ça, ça donne à ces concepts la possibilité d’exister. »
Je fais un grand sourire gêné.
Gros malaise dans l’assemblée.
Le journaliste nous invite à regagner nos places en coulisses, et je me barre par la porte du fond. À l’extérieur de la salle, il y a une femme très sérieuse et très maquillée qui me demande qui je suis et pourquoi j’ai fait ça :
– Je voulais poser des questions.
– Mais vous devez vous rendre compte qu’on n’avait pas le temps de donner la parole à tout le monde.
– Mais j’avais posé quatre questions sur le wi-fi et le journaliste n’en a relayé aucune.
– Oui mais c’est les règles d’une table ronde.
– Est-ce que c’est une table ronde si on ne peut pas poser de questions ? Pourquoi inviter d’autres gens, alors ?
– Je vous répète qu’on ne pouvait pas intervenir comme vous l’avez fait.
– Vous avez raison.
– Ce n’est pas respectueux de notre travail d’organisation.
– Absolument.
– En fait, vous vous en fichez un peu, n’est-ce pas ?
– Pas du tout. Je voulais juste m’exprimer et j’ai utilisé le moyen qui était à ma disposition.
(Il faut imaginer que pendant tout cet échange, je me dirigeais très lentement vers le vestiaire pour récupérer ma veste et partir – toujours très lentement – par l’escalator; je devais filer à un rendez-vous)
Aux Assises vaudoises du Climat, j’ai beaucoup appris
- Les dirigeant·e·s sont tout à fait conscient·e·s du problème climatique.
- Les solutions évoquées sont a) abstraites, b) lointaines, ou c) entraînent des impacts infimes (et parfois les trois à la fois)
- La culture du déni provoque des rires nerveux, mais ensuite tout le monde retourne à l’apéro et hop c’est oublié.
- On peut très bien prendre la parole dans les grandes réunions. Il suffit d’être bien habillé et d’y aller sans violence.
- Même chose pour la fuite. Personne ne m’a retenu par le bras. Il suffit de marcher vers la sortie.
- La remise en question du capitalisme est un tabou complet.
- L’action citoyenne doit être poétique, directe et inattendue.
Vos élus savent. Ils ont les chiffres. Ils ont les données et les solutions à portée de main. Tout est en place pour changer de système : ils connaissent la gravité de la crise écologique, ils savent que les demi-mesures qu’ils entrevoient sont vouées à l’échec, et ils sentent bien que la seule alternative est une sortie du capitalisme pour un régime de décroissance.
Voilà ce que je propose à toutes les âmes de bonne volonté : noyautez les assemblées générales, chahutez les conseils généraux, questionnez les séances d’information, incrustez-vous dans les débats contradictoires. Prenez l’espace et attendez qu’on vous donne la parole. Répétez-leur que le monde va mal, que les citoyens en ont marre et que la fête est finie.
Dans le même temps, boycottez les voyages en avion, les courses au supermarché, les jeux olympiques de la jeunesse, les grandes banques et les multinationales démesurées. Et alors, plus personne n’aura d’argument pour vous faire désespérer.
La semaine prochaine, nous verrons comment dynamiter une banque.
