Enseignement, Improvisation et créativité

Une escalope sous l’aisselle

Exercice:

1) Pensez à un objet qui vous inspire émotionnellement – ça peut être très personnel; vous avez le droit d’être trivial ou banal. Une pomme fera l’affaire. Vous pouvez aussi chercher plus loin: un hérisson, la photo de votre grand-père, une liasse de billet de mille francs.

2) Pensez à une partie du corps. Vous pouvez choisir un organe interne ou une zone dont vous ne connaissez pas le nom.

3) Commencez à déambuler dans l’espace de l’atelier, comme si vous deviez marcher avec cet objet sur l’endroit du corps que vous avez choisiPar exemple, moi, j’ai choisi de placer une escalope de porc (crue) sous l’aisselle. Ça me met mal à l’aise et me donne envie de serrer les bras contre mon corps. Vous pouvez aussi réaliser des actions simples: déplacer une chaise, ré-ajuster un tableau au mur, déplacer la poubelle. Tentez aussi des actions dirigées sur vos partenaires: serrez la main de Sophie, brossez le T-shirt d’Ismaël, relacez les baskets de Kimberley.

4) Lorsque vous croisez un partenaire, jaugez-le avec quelques mètres à l’avance, puis serrez-lui la main. La poignée de main signifie un « transfert de charge« : vous allez imiter la démarche de votre partenaire (et vice-versa). Pas d’échange verbal pour vérifier que la « charge » est correcte. On s’en contrefout. Ne venez pas tout polluer avec de l’intellectualisation et la pulsion de « faire juste ». Ce qui est important dans tout l’exercice, c’est que l’ancrage doit vous faire explorer une nouvelle manière de marcher.

Recommencez avec de nouvelles combinaisons [objet] + [partie du corps]. Ce qu’il faut encourager chez les participants, c’est le sens du jeu: qu’est-ce qui les inspire le plus, émotionnellement? Une banane écrasée? Une taupe hyperactive? Une lettre de rupture? Et comment ça les fait réagir? Sont-ils fiers de marcher avec un microphone dissimulée dans leur genou? Sont-ils honteux de cacher un furoncle purulent derrière l’oreille? Sont-ils irrités de subir un cactus dans l’estomac? Je me fous de ce que vous vous donnez, j’ai juste envie de vous voir explorer une autre manière de marcher, de vous tenir debout, de parler et de réagir à votre partenaire.

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Les ficelles du métier

Some improv students keep coming again and again to my workshops; they want to understand the exercises, but they forget to understand how I teach them.

Keith Johnstone, 2008, pendant un atelier

Keith remarquait que certains de ses élèves devenaient fascinés par les exercices, comme si la substance de son enseignement s’y trouvait tout entière. Il regrettait que les participants ne prêtent pas plus attention à la manière qu’il avait d’enseigner, cette approche toute particulière de considérer le groupe comme un ensemble vivant qui doit progresser comme un seul organisme. Et surtout d’observer son rôle de pédagogue, de coach en créativité et d’ouvreur de possibles.

Parmi les mille manières d’enseigner l’impro, au-delà des exercices de bases, au-delà de l’approche théâtrale qui diffère d’un enseignant à l’autre, voilà trois « gadgets pédagogiques » dénichés au hasard des stages que j’ai suivi en tant que participant et qui ont facilité la tenue de mes ateliers:

Des volontaires à la carte
À qui le tour pour l’exercice suivant? Vous voulez deux personnes sur scène, mais les participants se regardent l’oeil vide, le dos appuyé au mur, pour savoir qui daignera y aller. Ou alors, problème inverse: ça se bouscule au portillon (signe que les participants veulent davantage jouer). La solution, c’est de les tirer au sort!
J’ai piqué ce truc à une enseignante du primaire, alors que j’étais observateur dans sa classe: elle avait inscrit le prénom de tous ses élèves sur une carte à jouer, qu’elle pouvait manipuler, brasser, grouper en duo ou en trio. « Ça me permet d’interroger tout le monde en ordre aléatoire, sans avoir à faire une liste moi-même; je suis sûre de n’oublier personne ».
Depuis, j’ai adopté le système pour la plupart de mes cours réguliers: ça permet de faire passer tout le monde en variant les tirages. Oui, il y aura des cours où Fatima et Jean-Luc passent tout le temps ensemble. Et alors? C’est le hasard des cartes!
(le hasard, créateur de couples)

Le journal des répliques
C’est Colleen Doyle qui m’a fait découvrir cette pratique: dans un grand cahier, je note les répliques importantes de l’impro, pendant qu’elle se joue. Ça permet ensuite de la débriefer de manière vivante, en rappelant les phrases « pivots » qui ont structuré l’impro. Ça valorise les improvisateurs dans leur rôle de créateur de contenu, ça permet de suivre l’impro en direct sans avoir peur d’oublier de faire une note, et cadeau-bonus: à la fin de l’année, vous avez un recueil de phrases mythiques!

L’exercice en tuto
Là, c’est une démarche très johnstonienne: plutôt que d’expliquer tout l’exercice en une fois, je tire au sort deux volontaires, et je les invite à commencer une impro. Ensuite, je leur explique la suite de l’exercice progressivement, du plus simple au plus complexe. Le premier duo à passer fonctionne en tant que scène de démonstration de l’exercice (quitte à les faire repasser plus tard dans l’atelier). J’ai constaté que ça marchait plutôt bien, parce que ça évite la crispation du débutant (je veux voir en quoi consiste l’exercice avant de m’y lancer), ça permet d’expliquer clairement et fluidement une tâche complexe (les improvisateurs sont projetés dans l’action), et on perd moins de temps à répondre aux questions.

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(c) Julien Mudry 2015
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Des questions? Pas de questions!

Dans certains ateliers, j’annonce une politique sévère: je décourage les participants de me poser des questions avant de se lancer dans un nouvel exercice. Certains le prennent très mal, alors je m’explique:

  • C’est pour favoriser l’action (et décourager le bla-bla)
    Certains élèves me posent la questions pour gagner du temps: « plus je réussis à faire parler mon enseignant avant l’exercice, plus grande seront mes chances de réussir l’exercice », croient-ils. « Je vais probablement pouvoir trouver une idée de génie pour contourner l’exercice, ou épater mes camarades. » Ça ne sert à rien. C’est de la procrastination.
  • C’est pour favoriser la prise d’initiative
    Quand vous tolérez l’ambiguïté d’une consigne, vous commencer déjà à l’interpréter. Et donc, vous vous habituez à faire des choix, à prendre des initiatives (une qualité essentielle en improvisation).
  • C’est une éthique de l’improvisation
    Dans le jeu, vous aurez tout intérêt à ne pas poser des questions: une question crée un besoin d’information, alors que votre job d’improvisateur est d’apporter de l’information signifiante au spectateur.
  • Ça peut faire des miracles (c’est créatif)
    Parfois, j’ai des élèves qui ont très mal interprété une consigne, pris leurs libertés et inventé un nouvel exercice (oui, c’est très johnstonien). Ça me va. Si j’ai merdé ma consigne, c’est ma faute.

La photo en Une, c’est Julien Mudry.

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