Écriture, Poésie

Coupe d’enfer

C’est un petit salon de coiffure, dans une rue commerciale d’Yverdon-les-Bains. Du carrelage consensuel, des arômes de cosmétiques et un bichon maltais dans un pouf prévu exprès, dans un coin rien que pour lui. L’idée venait de ma chère et tendre: un bon de 55 francs pour un soin « Pour vous, messieurs » (avec les guillemets). Coupe et soin de la barbe. Tu verras, ça te fera une expérience sociologique, il y a des dauphins contre les murs et des photos de baleines, je pense que tu vas adorer.

Je suis toujours preneur de ce genre de facéties, je pense sincèrement qu’un artiste doit mener une vie curieuse. Deux jours avant, j’ai pris rendez-vous pour 8h00, un peu la tête dans le ‘uc, des cernes à quatre étages, de quoi ne pas me reconnaître dans la coiffeuse, même après un soin de septante minutes.

– Et alors, je vous les coupe comment?

Même chez mon coiffeur attitré, je suis toujours emprunté pour répondre: saperlotte, si je viens confier ma tête à une professionnelle, autant qu’elle prenne la meilleure décision à ma place, non? C’est vrai, quoi, je vais pas chez mon garagiste pour qu’il me dise « Et alors, qu’est-ce qu’on va lui faire comme réparation, à cette petite Polo, cette fois-ci? »; moi, si je viens dans un salon de coiffure, c’est pour avoir un avis d’expert. Réparez mon look, s’il vous plaît! Ravalez-moi la façade! J’articule un « court, mais pas trop » qui lui donne latitude. Je n’ai pas été déçu. 

– Et alors, en vacances?

C’est loin d’être la meilleure entrée en matière pour entamer la conversation, mais je lui réponds qu’en tant que comédien, je peux prendre mes « vacances » quand je veux (Ah, mais vous les saltimbanques, vous êtes tout le temps en vacances, non? aurait-elle pu répondre). Je lui apprends que je travaille avec les Meurtres & Mystères, oui, vous savez, ce genre de Cluedo géant. On joue les scènes d’une intrigue policière entre les plats, blabla, et puis tout à coup il y a un crime, blabla, et là on distribue des coupons-réponses pour que les gens enquêtent. C’est du théâtre ludique, si vous voulez. Blabla.

– Ah oui, je connais. J’en avais déjà fait un. Mais je me demandais: pourquoi toujours des assassinats? Ça pourrait tourner autour d’autres intrigues, non? Des histoires de familles, par exemple un frère qui battrait sa sœur, ou alors des enfants abusés, vous voyez, ce genre de trucs.

Je lui explique que c’est déjà des éléments auxquels on a recouru dans d’autres scénarios: en fait, les histoires de famille font presque toujours partie de l’intrigue, puisqu’elles permettent de grossir l’enjeu des protagonistes. On essaie de varier les univers, pour permettre aux spectateurs de s’immerger différemment d’un spectacle à l’autre. Je lui relate les derniers exemples de scénario: un abordage pirate, une troupe de théâtre qui joue du Feydeau, un collège américain dans les années 50, mais aussi nos fantasmes d’atmosphères pour les prochains scénarios: traiter l’univers des vampires ou des zombies, ce genre de…

– Oui, mais c’est un peu noir, vous ne trouvez pas? Vous savez qu’à force d’en appeler à Satan, il finit par venir?

Là, je m’interloque. Elle a tout de même ses ciseaux à seulement quelques centimètres de ma gorge, et son oeil gauche un peu trop écarquillé me rappelle Jack Nicholson dans Shining.

– Oui, parce que vous savez, le diable existe, hein! Les gens pensent que c’est des histoires, mais moi j’ai vécu des choses, si vous saviez. Une fois, j’étais seule chez moi, j’ai été projetée contre mon lit par une force, une forme, une entité noire, et je ne dois mon salut qu’au fait que j’ai prononcé le doux nom de Jésus. Sans ça, Dieu sait!

Sur ma chaise, je relève le sourcil. Bouddha dubitatif avec une serviette autour du cou, je reste interdit. Son ciseau crisse toujours à mes oreilles, donc j’évite de faire le malin.

– Et ça va bien plus loin que ça, vous savez! Les gens qui ont le secret, hein? Le secret pour les brûlures, le secret pour les verrues, le secret pour plein de choses… C’est le Diable qu’ils invoquent, vous savez! Ils font des prières païennes, des sortilèges d’autre fois. Et il paraît que les médecins commencent à les appeler. C’est le diable qui entre dans nos hôpitaux!

Dans le coin du salon, le bichon maltais commence aussi à s’exciter. Je vois ses babines se retrousser. Bon sang, il va m’attaquer. Elle continue son monologue sur l’existence du diable. Elle ponctue sa diatribe par des coups de ciseaux dans le vague. Je vais y perdre un oeil, c’est sûr. Dans son excitation, je vois le fond de teint se craqueler sur son front. Elle a des rides aux coins des yeux, de quoi cacher quelques rouleaux de la Mer Morte. La nouvelle prophétesse. Galadriel chez les Mormons. Elle vient de s’interrompre. Elle me sourit.

– Je vous dis ça, c’est parce que les gens doivent comprendre que Dieu existe vraiment, vous savez. Quand on en a fait l’expérience directe, c’est plus facile, je sais. Alors je témoigne. Vous savez, moi j’ai eu une existence difficile, hein. Abusée quand j’étais enfant, et battue par mon frère. C’est difficile, vous savez. C’est comme si tout s’acharnait contre moi. Et puis Jésus m’est apparu, et j’ai repris confiance. Et tout va mieux.

Touchant. Too much. Tourneboulant. Un abîme d’humanité en trois coups de ciseaux. Je suis donc tombé sur la seule coiffeuse prosélyte d’Yverdon-les-Bains. Confession-express avec shampooing revitalisant. À chaque instant, je m’attends à ce que son bichon me tende une patte amicale pour m’inviter à soigner une pétition en faveur de l’existence de Dieu. Elle me tend un miroir. Bon sang, quelle coupe horrible. J’ai la même tête que MacGyver. Back to the nineties.

– Ça vous va?

J’ai dit oui (par lâcheté). J’ai acquiescé (effrontément). J’ai payé (avec le bon-cadeau).

Quand j’avais dix-sept ans, au sortir du Gymnase, je me réjouissais d’une année sabbatique où j’allais « découvrir le monde » et « vivre des aventures ». Désormais, je sais que l’aventure est au coin de la rue. Pas besoin d’aller se perdre dans les rues de Londres pour tomber sur un phénomène de foire ou un second rôle des Rougon-Macquart: il y a des perles de personnages à deux pas de chez vous, qui vous parleront du Diable et du Bon Dieu.

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Actualité, Écriture, Improvisation et créativité

Improvisation at the Speed of Life

C’était un ouvrage très attendu du côté de l’impro anglo-saxonne. Dans la communauté francophone, personne n’en parle (et c’est dommage) et bien peu ont déjà entendu parler (et c’est dommage) des excellents TJ & Dave, deux sommités de l’improvisation dans la mouvance de « Del Close », auteurs d’un duo génial: 60 minutes d’impro de type longform, sans artifice, sans suggestion et sans concession.
Personnellement, c’est le meilleur spectacle d’impro qu’il m’a été donné de voir en vidéo, et leur bouquin est à la hauteur de leur talent (et c’est génial).

« Je suis sûr que vous avez déjà eu ce feeling, quand vous êtes dans un Harold: une scène est en train de se jouer, vous êtes en réserve, mais les choses ne se passent pas tout à fait comme il faudrait; ou alors la scène aurait besoin de se terminer. Votre corps commence à bouger pour éditer la scène, mais vous vous arrêtez pour une raison quelconque. Peut-être que vous vous dites: « J’ai aucune idée pour commencer la scène suivante », ou « J’ai pas envie de mettre les pieds dans le plat », ou « J’ai rien de malin à ajouter ».
Dites-vous que votre première impulsion d’édition était correcte. Votre pied avait raison. Ecoutez votre pied. Soyez attentifs à ce genre d’instinct. La peur n’est jamais une bonne raison d’interrompre son élan. Il y a peut-être d’autres facteurs qui entrent en jeu, mais la peur seule n’est jamais une raison valable. »

Improvisation at the Speed of Life, Jagodowski, Pasquesi & Victor, pp. 128-129 [ma traduction]

La philosophie de TJ Jagodowski et Dave Pasquesi est relativement simple: improviser, c’est écouter, puis réagir, puis écouter, puis réagir, de manière la plus organique et la plus simple possible. Rien de nouveau sous le soleil, mais quelques perles de sagesses, et des vérités souvent très bien expliquées.

« Suivre la peur » peut nous servir de repère pour avancer dans une scène formidable, consistante et durable. Partons sur l’idée d’un couple sur le point de sortir au restaurant; jusqu’ici, le spectacle nous a suggéré l’idée que le couple était en crise. On pourrait donc faire le choix « prudent » de jouer une discussion sur le choix du restaurant: italien, indien ou chinois? Ou peut-être devrait-on se faire livrer? Un choix plus « dangereux » consisterait à traiter des problèmes du couple: devraient-ils divorcer? Doivent-ils envisager une séparation de quelques semaines? Est-ce qu’ils s’aiment encore? En improvisation, nous devrions nous engager dans ces questions difficiles et compliquées, ce genre de débats qu’on s’évertue à éviter dans la vie réelle.
L’ironie, c’est qu’en traitant ce genre de sujets difficiles, l’impro devient beaucoup plus confortable à mener. La tragédie sur le mariage aboutira à une scène beaucoup plus intéressante, engageante et durable que les digressions sur la qualité de la farce à la ricotta dans les ravioli. Tenir 50 minutes sur scène en parlant de pâtes, c’est vraiment difficile. Mais parler pendant 50 minutes d’un mariage qui flanche? Fastoche! Notre boulot devient plus facile, parce qu’on a beaucoup plus de matériel à exploiter, plus d’émotions à ressentir et davantage de situations et de relations à exploiter. »

Improvisation at the Speed of Life, Jagodowski, Pasquesi & Victor, p. 75 [ma traduction]

Le bouquin se présente parfois comme une discussion informelle entre les deux improvisateurs et Pam Victor, qui co-signe le livre. Il y a un côté « le-lecteur-est-une-mouche-qui-assiste-à-une-discussion-intime-sur-l’impro » qui rend l’ouvrage très sympathique. Le style très détendu de TJ & Dave est bien retranscrit, leur approche est abondamment détaillée et nourrie de nombreux détails et anecdotes. Dans les bémols, on peut seulement relever quelques redondances (globalement, l’ouvrage est plutôt mal structuré – mais comment structurer efficacement un ouvrage d’impro, je vous le demande?) et quelques maladresses de style.

Actuellement, c’est ce que j’ai lu de mieux sur la mouvance « slow comedy », donc je le recommande chaudement comme lecture d’été.

Interro en septembre.

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Tranche de tox

Je m’assois dans un compartiment en face d’une femme, la quarantaine, splendide brune qui regarde le paysage.
Je ne remarque pas qu’à ma gauche, dans le compartiment d’en face, il y a une toxicomane
une clocharde
une marginale
une alcoolo finie
une femme qui parle dans son téléphone. Très fort.
Genre vraiment très très fort.

Un splendide organe, une voix timbrée, placée un peu dans le nez comme toutes les toxicomanes les femmes qui parlent fort dans le train.

« Hé, tu sais quoi, en fait, hé, j’ai enfin compris pourquoi la nana elle avait pas reçu mon e-mail. J’avais oublié l’arobase. Ouais, l’arobase. C’est pour ça que ça marchait pas. »

Moi je suis déjà mort de rire (intérieurement).
Mais la conversation se gâte. Ça devient émotionnel.
Elle pleure. Ça gêne tout le monde (je pense).

« Mais tu comprends, moi j’ai besoin de te voir, parce que pour mon fils, c’est pas drôle, l’autre jour j’étais au foyer, j’ai commencé à pleurer devant lui, c’est pas drôle pour Julien de voir sa mère pleurer, j’ai besoin de te voir, c’est vraiment compliqué, je sais pas si c’est parce que je suis encore amoureuse, ou si c’est parce que je supporte pas l’idée d’être seule, mais moi tu comprends, il faut vraiment que j’aie des clients avant la fin du mois, c’est important, c’est la merde, c’est compliqué, c’est la merde depuis que j’ai arrêté, tu comprends maintenant je vois tous mes problèmes. »

Le combat ordinaire.

Le problème de l’addiction résumé dans une coquille de noix: depuis-que-j’ai-arrêté-la-drogue-j’ai-des-problèmes-parce-que-je-les-vois-en-face.

Là, normalement, je devrais poser mon bouquin, regarder la femme et lui lancer un regarde compatissant. Mais mon oeil s’arrête sur l’infâme canette d’un demi de bière qu’elle sirote maladroitement, et mes scrupules se débattent dans la levure de Lager façon Denner, entre empathie et mépris, entre pardon et condescendance. Je suis un bobo impuissant, victime d’une éducation judéo-chrétienne, d’une découverte tardive des principes gauchos et d’une nature profondément réac (j’en suis pas encore au degré de Goldman, rassurez-vous).

Il y a tout une partie de moi qui aimerait sauver le monde instantanément, écarter les pans de mon T-shirt Pepe Jeans et lancer mon djingle de superhéros. Il y a une partie de moi qui aimerait compatir en dalaï-lama, la serrer dans mes bras pour lui donner de brèves minutes de chaleur humaine. Enfin, une partie de moi qui se dit que ce n’est pas son/ses problème/s. Alors je l’ignore. Ignorance is strength.

En fait, la seule solution acceptable serait de la remercier pour le beau personnage qu’elle vient de m’offrir, entre Zola et les Marx Brothers, mais même là, ça serait profondément insultant. Alors je garde pour moi le fait qu’elle m’a beaucoup donné.

Et à elle, qu’est-ce que je lui ai offert?

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INSTANT (moissonneuse) KARMA

Mon père raconte.

C’était dans les années huitante, je crois que tu étais déjà né. Oui, 1985, un été chaud, très chaud; il faisait une tiaffe pas possible, on voyait de l’air avec les moissons; les rendements étaient bon à l’époque, mais c’était la mécanique qui suivait pas; l’année d’avant, en 84, la moissonneuse-batteuse nous avait sacrément embêté; tout le temps des emmerdes, des pièces qui pétaient, c’était toute une histoire avec ces machines.

Alors moi je regardais les annonces dans les journaux pour en acheter une d’occasion, une meilleure; un jour, dans le Sillon Romand, je vois qu’il y a une mise de faillite; un pauvre bougre qui avait bu son domaine ou quelque chose dans le genre, je me rappelle plus bien, toujours est-il qu’à la mise, y avait du matériel agricole à vendre, mais pas beaucoup de pelés pour l’acheter.

Arrive le tour d’une moissonneuse-batteuse en bon état, mais un truc d’occasion (oh, c’est toujours la loterie avec ce genre de machines), donc moi j’en fais le tour, et je me dis que je peux bien la monter jusqu’à mille, deux mille francs; elle valait au moins ça; mais quand le commissaire-priseur commence la mise, et je suis pratiquement le seul à miser; personne se bouge, pas d’intéressés, voilà qu’on me la lâche pour 300 francs! Trois cents francs! Autour de moi, tout le monde est un peu étonné que ça parte si bas, mais enfin, voilà, c’est la loi. Moi je commence à sourire, la belle affaire que j’ai faite là!

Au moment de partir, il y a le pauvre bougre de paysan qui s’amène vers moi. Il est tout gêné, il hésite un peu à me demander, mais pour finir il se lance: -Hé, je suis désolé de vous demander ça, mais est-ce que je peux vous la racheter à 300 balles, la moissonneuse, là? Non, parce que sans ça, moi je serai vraiment dans la cagasse.

Mon père marque une pause.

Alors bien sûr, c’était gênant: la meilleure affaire de l’année, et le misérable dans sa dèche, je voulais pas lui enfoncer la tête sous l’eau… Bref, au final, je lui dis que c’est ok, il me rembourse mes 300 francs et je repars bredouille. Mais au moins, avec une bonne action dans la tête. Je me dis surtout que je vais retrouver ma vieille moissonneuse qui va m’emmerder tout l’été.

Et bien crois-moi ou non

Mais cet été-là

J’ai pas eu une seule emmerde.

Pas une seule.

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René Richardet (1)

« Je peux baisser la télé? »

« Tu peux l’éteindre, ouais. De toute façon, ils sont tous à se taper dessus, ces temps. Tout le monde se tape dessus. »

« Oui, c’est pas joli-joli, je sais. J’évite de regarder les informations, tu sais; ça apporte rien de bien, je pense. »

Il perd de nouveau son regard dans le vague. Il pivote sur sa chaise roulante. Regarde par la fenêtre. Il fait beau, aujourd’hui. Un ilôt d’éclaircies au milieu d’un été pourri. Des rideaux tout fins qui floutent une vue un peu pauvre de l’avenue Haldimand. Au moins, il y a un peu de passage.
Pivotant de nouveau, je me rends compte à quel point il est encore imposant. Encore en surpoids, mais amaigri depuis son entrée en maison de retraite. Mon grand-père est né en 1926. C’est la première fois que je vais le voir à sa nouvelle adresse.

« Tiens, grand-papa, je t’ai amené quelque chose. Il paraît que tu aimes bien les tickets à gratter, et que ceux-ci sont tes préférés. »

Je lui tends le truc.

« Ah, c’est gentil. Oui, j’aime bien. Des fois je gagne, des fois je gagne pas. Tiens, attends, j’en ai un de gagnant, là. Tu pourras aller l’échanger, comme ça tu m’en rapporte un nouveau la prochaine fois. »

Il me demande des nouvelles de moi, mais m’interrompt après ma première phrase; mes cousins m’avaient prévenu: il a une empathie toute limitée.
Mais aujourd’hui, il parle avec à-propos. Il est souvent vague, je dois lui demander de préciser les choses. Au bout du compte, je le lance sur son sujet préféré: la fanfare.

En 1947, à 21 ans, mon grand-père a été co-fondateur de la fanfare de Pomy, dans laquelle il a joué pendant plus de soixante ans. Avec une poignée d’amis du même âge, encouragés par un musicien aguerri, ils avaient commencé à répéter des marches et des polkas. Tout d’abord, aucune notion de la musique. Pas de local fixe. Pas de fonds de base. Deux mois après la première répétition, ils donnaient un premier concert en plein air autour de la poste du village. Une année après, c’était la première soirée.

« Ma mère a eu honte, le lendemain. Elle n’en revenait pas que son fils puisse organiser un bal dansant! »

« Pourquoi elle avait honte? »

« Ils étaient très… comme ça. »

Il joint les mains en prière.

La famille Richardet a toujours eu une réputation de « mômiers », de grenouilles de bénitiers, de fervents protestants. Alors le petit jeune qui organisait des bals de village, ça le faisait moyen.

« Mais pourquoi tu as fondé une fanfare? Pourquoi pas rejoindre le choeur d’hommes, par exemple? »

« Ha! Au choeur d’hommes, ça se faisait pas… Il y avait déjà d’autres familles. Tu sais, les six familles originaires, qu’on voit sur l’écusson de la commune; eh ben, il n’y avait pratiquement qu’eux. »

Une autre époque.

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Écriture, Improvisation et créativité

Épais silence

« Il comprend que cette impatience de parler est en même temps un implacable désintérêt à écouter. »

La Lenteur, Milan Kundera

Norman fait des vidéos, Cyprien aussi, le Palmashow s’entoure de bons amis et nous fait bien marrer.
Des capsules de cinq minutes, guère plus, un montage hyperactif de surdoué du FinalCut; des plans de 4 secondes, des répliques cinglantes, on incruste les répliques en surtitre pour accentuer le propos. C’est punchy, ça plaît aux jeunes, goûte, c’est de la bonne. Leurs cerveaux en prennent plein les synapses, sursaturés d’informations; on aligne joke sur joke, c’est à la quantité que ça se joue, madame. Au royaume de la vanne, les puncheurs sont rois.

Le problème, c’est que ces vidéos deviennent la référence dominante pour les jeunes improvisateurs, et que les codes de ce genre d’humour sont radicalement anti-théâtraux.

Le public prend le train en marche, bien sûr, demande de l’impro « rapide », des gags, des blagues, on est venus pour rigoler, oublier nos vies désespérantes. On ne vient pas pour écouter les états d’âme d’un prince Danois, ou attendre un Godot qui ne viendra pas. Nous voulons du pain et des jeux, hic et nunc. J’ai payé quinze balles ma place au premier rang, j’ai bien envie de donner une suggestion pourrie,  vous voir la traiter avec incompétence mais drôlerie. Donnez-moi mon fix d’humour rapide, je suis accro à la vitesse, mais si vous m’ennuyez, je vais décrocher à vitesse grand V.

Paradoxe.

Le spectateur vient aussi au théâtre pour construire du sens. Et il faut donc lui laisser un peu de place (l’éternel Espace vide…). Cette réplique sotto voce, ce mime approximatif… c’est du bonheur pour l’interprétation, pour la projection mentale du public. Ça le fait travailler, il est venu participer. Prenez le temps de l’ennuyer, que diable! Il va s’intéresser d’autant plus à la scène, s’il n’est pas certain de la comprendre dans ses moindres détails. Il va s’avancer sur son siège, décoller le dos du dossier, entr’ouvrir la bouche pour écouter avec toutes ses cavités le jeu du comédien.

L’attention devient intense, le silence l’épaissit. Et dans cet état de tension dramatique, tout est possible (et là, une blague réussie enflamme réellement le public: WHooOOSH!).

Il faut, par toutes petites touches, confronter le spectateur à son vide intérieur, pour le faire un tant soit peu avancer dans son existence. C’est pour ça qu’il est venu au théâtre: pour mettre sa solitude en commun, et voir que ses inquiétudes de quinquagénaire frustré sont aussi celles de ses semblables.

J’en vois qui s’inquiètent: attention, hein, je ne suis pas du tout en train de faire l’apologie d’une impro chiante, pas drôle, ennuyeuse. Bien au contraire. Pour moi, l’impro théâtrale doit être vivante, comique et enthousiasmante. Mais elle l’est parfois au prix

de

nombreux

 

silences.

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Onze livres

Onze bouquins qui m’ont très fortement influencé, ces onze dernières années:

La dramaturgie, d’Yves Lavandier
Un ouvrage qui ne paie pas de mine (un éditeur indépendant, une mise en page très laide), mais qui recoupe tous les meilleurs bouquins qu’on peut lire sur la construction de scénario. Les nombreux exemples (films, pièces de théâtre), puisés très largement (cultures diverses, époques diverses) en font un outil indispensable.

Oublier le temps, de Peter Brook
Un bouquin qui m’a redonné la foi dans l’analyse du spectacle vivant. Largement autobiographique, l’essai retrace les tentatives artistiques de Brook. En plus d’être un fabuleux raconteur d’histoires, le maître tire de formidables conclusions de ses errements.localglobal

Solutions locales pour un désordre global, de Coline Serreau
Tiré du film du même nom, il reprend les interviews en détails de plusieurs spécialistes. C’est probablement ce livre qui m’a poussé à cultiver mon propre jardin pendant quelques années.

La Danse de la Réalité, d’Alexandro Jodorowsky
La fantastique autobiographie de ce maître insaisissable, poète, acteur, mime, tarologue, psychomage et scénariste de bandes dessinées. Avec humour et mystère, Jodorowsky tisse des liens entre sa réalité intérieure et le monde extérieur, pour mieux nous montrer que tout est connecté. Une énigme fascinante, qui m’a relancé dans une période mystique.

Le Pouvoir du moment présent, d’Eckhart Tolle
Si je m’assieds chaque jour pour écouter ma respiration pendant sept minutes, c’est grâce à ce livre.

Des Jeux et des hommes, d’Eric Berne
Un ouvrage de psychologie appliquée, qui m’a beaucoup aidé à prendre du recul par rapport aux interactions sociales. Si nous interagissons, c’est pour éviter de créer des tensions. Nous recourons à un répertoire de « jeux », qui suivent des scénarios bien délimités. Le livre d’entrée à l’analyse transactionnelle.

La méthode Tools, de Phil Stutz et Barry Michels
Depuis cette lecture, je ne procrastine plus, je ne crains plus, et j’aime davantage. Attention, c’est un peu mystico-ésotérique, il faut le prendre avec des pincettes. Mais il y a des comportements psychologiques qu’on ne m’avait jamais aussi bien expliqués.

The War of Art, de Steven Pressfield
Une piqûre de rappel pour lutter contre la procrastination. Une réflexion intéressante sur le rôle de l’artiste, ses épreuves et les exigences qu’il doit se poser.

Making Ideas Happen, de Scott Belsky
Que tous ceux qui ont perdu une heure de leur vie dans une séance improductive, un comité mou-du-genou ou une collaboration infructueuse se précipitent sur ce livre. L’ouvrage distingue les rôles de producteurs exécutifs (Steve Jobs) et de producteur d’idées (Steve Wosniak), une belle métaphore aux deux rôles nécessaires à la réalisation de projets.

The Creative Habit, de Twyla Tharp
Depuis que j’ai lu ce bouquin, j’écris un haïku par jour.tharp-creative-habit

L’Art Invisible, de Scott McCloud
Dernière lecture en date (fini hier soir): une analyse limpide et révolutionnaire (pour moi!) de l’art de la bande dessinée. En tirant de nombreux parallèles avec d’autres arts, McCloud ouvre des possibilités très intéressantes pour casser les codes de création et de rapport au spectateur (lecteur).

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Fiche technique (fable)

Quand on part en tournée avec un spectacle, on en voit des vertes et des pas mûres au niveau de l’accueil technique; et même si la majorité du temps, les techniciens sont des anges prêts à vous conseiller, vous aider avec bienveillance et vous assister dans la création, parfois,vous tomberez sur des bananes. Parfois, c’est de votre faute (vous êtes une brêle au niveau technique et vous avez mal anticipé), et parfois, c’est juste des bananes (la mauvaise foi existe).

Pour éviter ce genre de problème, les artistes et techniciens se sont mis d’accord sur un protocole bien simple: la sacro-sainte fiche technique. Source de tensions potentielles, la fiche technique (ou rider) permet d’anticiper les besoins matériels que l’artiste prévoit de trouver à son arrivée dans le lieu de spectacle. Le rider permet également de préciser les conditions de l’accueil: bouteilles d’eau sur place, loge chauffée, fer à repasser, douche à disposition… Le genre de truc qui vont parfois de soi, mais qui gagnent à être mises par écrit.

PLAN DE SCENE NOOM 2011

Ce qui conduit parfois à des abus: certains connaissent déjà l’anecdote du groupe de rock qui demandait, sur son rider technique, à ce qu’on puisse trouver en loge des M&M’s triés par couleur, dans des bols différents. Au-delà du simple caprice, la légende veut que le groupe ait mis au point cette stratégie pour vérifier que la fiche technique ait été lue et respectée. Ben oui: si tu ne vois pas de M&M’s en arrivant sur place, il y a de fortes chances pour que le reste des demandes n’aient pas été respectées. C’était donc juste une précaution, une condition de validité pour tester la conscience professionnelle du régisseur.

L’autre jour, on m’a rapporté une autre anecdote originale concernant les exigences exubérantes en matière d’accueil. Je dénonce: c’est Raphaël Noir, réalisateur de musique et injecteur d’énergie, qui m’a raconté ça:

Un producteur musical aimait les bons vins. Il gérait les tournées d’un très bon groupe, très courtisé dans les festivals. Il avait pris l’habitude d’ajouter donc au rider technique qu’il fallait trouver en loge 6 bouteilles d’un grand cru, genre du bordeaux à 200 balles la topette.

Pour ne pas fâcher les artistes, les organisateurs de festival s’exécutaient, en pensant récompenser ainsi le travail des artistes. Las! Ils constataient bien vite que c’était le fin renard de producteur qui embarquait les bouteilles tel quel pour garnir sa cave.

Un jour, un organisateur trouve la parade: au moment où le producteur entre dans la loge, il ne trouve pas les bouteilles de vin; il se plaint: « Pas de bouteilles, mon groupe ne joue pas! La fiche technique n’a pas été respectée ». En effet, il n’y a là aucune bouteille, mais plutôt une grande carafe à décanter, pleine de vin. Et l’organisateur de s’approcher pour triompher: « Vous vous trompez; la fiche technique a été respectée au-delà de toutes vos espérances. Je me suis renseigné auprès d’un oenologue réputé, et le bordeaux que vous avez commandé est à décanter au moins 3 heures avant consommation. Vous ne m’en voudrez pas d’avoir pris cette initiative, j’espère. C’est véritablement le meilleur moyen de déguster cette merveille. »

Le producteur, fâché, ne peut rien rétorquer. Il s’en va sans boire une goutte de vin, la queue entre les jambes.

Et l’organisateur de sourire, puisque la carafe, loin de contenir le prétendu nectar, était remplie de piquette à deux francs les cinq litres.

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