« Je peux baisser la télé? »
« Tu peux l’éteindre, ouais. De toute façon, ils sont tous à se taper dessus, ces temps. Tout le monde se tape dessus. »
« Oui, c’est pas joli-joli, je sais. J’évite de regarder les informations, tu sais; ça apporte rien de bien, je pense. »
Il perd de nouveau son regard dans le vague. Il pivote sur sa chaise roulante. Regarde par la fenêtre. Il fait beau, aujourd’hui. Un ilôt d’éclaircies au milieu d’un été pourri. Des rideaux tout fins qui floutent une vue un peu pauvre de l’avenue Haldimand. Au moins, il y a un peu de passage.
Pivotant de nouveau, je me rends compte à quel point il est encore imposant. Encore en surpoids, mais amaigri depuis son entrée en maison de retraite. Mon grand-père est né en 1926. C’est la première fois que je vais le voir à sa nouvelle adresse.
« Tiens, grand-papa, je t’ai amené quelque chose. Il paraît que tu aimes bien les tickets à gratter, et que ceux-ci sont tes préférés. »
Je lui tends le truc.
« Ah, c’est gentil. Oui, j’aime bien. Des fois je gagne, des fois je gagne pas. Tiens, attends, j’en ai un de gagnant, là. Tu pourras aller l’échanger, comme ça tu m’en rapporte un nouveau la prochaine fois. »
Il me demande des nouvelles de moi, mais m’interrompt après ma première phrase; mes cousins m’avaient prévenu: il a une empathie toute limitée.
Mais aujourd’hui, il parle avec à-propos. Il est souvent vague, je dois lui demander de préciser les choses. Au bout du compte, je le lance sur son sujet préféré: la fanfare.
En 1947, à 21 ans, mon grand-père a été co-fondateur de la fanfare de Pomy, dans laquelle il a joué pendant plus de soixante ans. Avec une poignée d’amis du même âge, encouragés par un musicien aguerri, ils avaient commencé à répéter des marches et des polkas. Tout d’abord, aucune notion de la musique. Pas de local fixe. Pas de fonds de base. Deux mois après la première répétition, ils donnaient un premier concert en plein air autour de la poste du village. Une année après, c’était la première soirée.
« Ma mère a eu honte, le lendemain. Elle n’en revenait pas que son fils puisse organiser un bal dansant! »
« Pourquoi elle avait honte? »
« Ils étaient très… comme ça. »
Il joint les mains en prière.
La famille Richardet a toujours eu une réputation de « mômiers », de grenouilles de bénitiers, de fervents protestants. Alors le petit jeune qui organisait des bals de village, ça le faisait moyen.
« Mais pourquoi tu as fondé une fanfare? Pourquoi pas rejoindre le choeur d’hommes, par exemple? »
« Ha! Au choeur d’hommes, ça se faisait pas… Il y avait déjà d’autres familles. Tu sais, les six familles originaires, qu’on voit sur l’écusson de la commune; eh ben, il n’y avait pratiquement qu’eux. »
Une autre époque.
Tu te lances dans les mémoires de notre patriarche? 😉
C’est pour garder un petit bout de trace…
Me réjouis de lire le (2)… J’aime beaucoup.