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« L’improvisation est basée sur un mensonge »

Une légende de l’improvisation. Un monstre sacré. David Catpurring a marqué toute une génération, à travers des ateliers suivis par des milliers d’élèves-comédiens, un livre publié chez Fayard et un mausolée taillé dans des os de mammouth, qui résume ses 15 règles immuables en improvisation. Aujourd’hui reclus dans une grotte du Worcestershire, il sort de sa réserve pour redresser quelques torts qui endommagent selon lui le noble art de l’improvisation théâtrale. Récit d’une rencontre.

Mammothbones

À l’époque de la construction du mausolée

Maître Catpurring, vous vous êtes retiré de la scène de l’impro depuis 10 ans. Pourquoi être sorti de votre réserve, récemment?

Je lis tellement de conneries. Dans ma grotte, j’ai le WiFi, et croyez-moi, l’Internet offre tout un paquet d’âneries à lire. Quand on brocarde Trump et ses amis, ça ne me fait rien, mais attaquer les fondements de l’impro, moi ça me rend ribouldingue.

Ribouldingue, ça existe vraiment comme mot?

Oui, mais ça ne veut pas exactement dire ce que vous avez compris.

Passons. Vous vous êtes élevés contre les improvisateurs qui proclament que « l’impro, c’est la vie » ou « l’impro, c’est comme la vie de tous les jours ».

Oui, c’est le premier gros problème. C’est surtout que ces bâtards nous expliquent que gna gna gna, l’impro c’est la vie réelle, c’est comme une discussion, gna gna, par exemple là on est en train d’avoir une discussion, alors pif paf c’est de l’impro. Pas du tout. PAS DU TOUT. Ces gens se gourent complètement. Ils se mettent le doigt dans l’oeil jusqu’au pancréas. L’impro, c’est bien plus que ça. C’est du théâtre. Et je dis théâtre sans dire « théâââââtre », c’est pas prétentieux, je veux juste dire que le théâtre est une représentation concentrée de la réalité.

Qu’entendez-vous par là?

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Enfin un peu de poésie.

Ben, le théâtre, c’est pas montrer quelqu’un qui va faire ses courses, qui attend le bus ou qui fait sa lessive. Ce matin, j’ai fait ma lessive, par exemple. Vous croyez que ça intéresse quelqu’un, ça? Non! Tout le monde se contrefiche de mes slips à rayures grises. Faire sa lessive normalement, c’est inintéressant, c’est pas de l’art pour deux sous. Les gens ont confondu la quête du réalisme avec la quête du trivial. Je vais encore au théâtre, croyez-moi, et je vois plein de choses triviales. Pas de contenu. Pas d’émotion. On dirait que le comédien lit son texte, quand bien même il le sait par coeur.
Mais attention, hein: c’est aussi possible de faire de l’art avec quelqu’un qui fait sa lessive. Vous pouvez le mettre dans des situations incroyables, dans un état d’esprit qui fait que ça sera tragique, ou comique, ou intense. Je ne suis pas en train de prêcher pour des actions incroyables et des effets spéciaux hollywoodiens, hein.
Prenez Psychose, de Hitchcock: quand Marion Crane prend sa douche, l’activité est inintéressante – sauf pour les voyeurs, bande de fripouilles – mais c’est surtout le suspense induit par le meurtre imminent qui rend l’action magnétique. Donc non, l’impro, c’est pas comme la vie de tous les jours. L’impro c’est bien plus que la vie, c’est toute la vie, c’est une vie artistique.

Oui, c’est ce que Peter Brook dit quand il explique que le théâtre est un « concentré de vie ».

Si vous pouviez me laisser ce genre de réplique, ça serait sympa.

Mes excuses. Mais revenons plutôt à vos dernières déclarations. Vous vous battez contre ceux qui comparent l’impro au jazz.

C’est très simple à comprendre: le jazz est musical, l’impro est théâtrale, point barre. Ce qui veut dire que vous avez plein de points communs, mais une différence fondamentale: le jazz en tant que musique est un art de l’abstrait – les sons nous procurent des émotions, mais ne formulent pas un langage articulé; à la différence de l’impro, qui met en scène des personnages qui s’expriment en français. On ne peut pas comparer une symphonie de Chopin et une tragédie de Shakespeare. C’est deux médias différents.
Bien sûr, si vous me parlez d’une comédie musicale jazzy – concrète, donc – ou d’une impro avec de la poésie sonore – abstraite, donc -, alors là, on peut discuter. Mais arrêtez de me dire que Miles Davis aurait pu débouler sur une patinoire en improvisant 4 minutes en alexandrins. Arrêtez ça, c’est grotesque. Grotesque. Ça me fout de l’urticaire.

Désolé de vous mettre dans des états pareils.

Non, c’est rien. Je peux vous offrir à boire, en fait?

Non, merci, pas soif.

Ah, j’aurais dû proposer avant. Je suis un hôte exécrable.

Non, non. Tout va bien!

Bon, vous êtes bien gentil.

Poursuivons, si vous le voulez bien. 

Un instant! Vous voyez, ce petit dialogue qu’on vient d’avoir.

Oui?

Et bien, il est trivial, sans réelle substance. Il est quotidien. Ce n’est pas de l’art. Et on peut dire qu’il est inintéressant.

C’est vrai. 

Ce qui était intéressant dans ce petit dialogue, c’est ce qu’il révélait sur nos personnalités, sur notre relation. Au niveau littéraire, c’est encore trop pauvre. Donc, il faudrait le retravailler pour le présenter sur une scène de théâtre.

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Maître Catpurring, grand observateur de la réalité.

J’aimerais revenir sur votre troisième déclaration, le mensonge que vous dénoncez quant aux origines de l’impro. Vous critiquez la référence à la commedia dell’arte.

Totalement. Dans les manuels, on vous dépeint « l’histoire de l’improvisation », avec son prestigieux « ancêtre » sous la forme du théâtre des Italiens du XVIIe siècle. Tout le monde est content, c’est comme s’il y avait une filiation avec Molière, ça permet de redorer le blason de l’impro, de lui donner des lettres de noblesses. Mais pourquoi, si la commedia est le papa de l’improvisation, n’y a-t-il rien eu au XVIIIe et au XIXe siècle en matière d’improvisation?
On part d’une idée fausse, qui est que la commedia était improvisée. Rien n’est plus faux. Le capocomico – le chef de troupe – définissait le scénario approprié à jouer devant le public, avec les personnages de la pièce, l’ordre des scènes, les lazzi – une place à l’improvisation, certes – à intégrer pour la représentation. Mais les comédiens connaissaient l’histoire, connaissaient les personnages de leurs partenaires, savaient leurs répliques par coeur. C’était du théâtre à peu près écrit. Oui, probablement y avait-il quelques saillies spontanées et des références à l’actualité. C’est nécessaire en théâtre de rue, pour capter l’attention et focaliser les esprits. Mais de là à définir la commedia comme ancêtre de l’impro telle qu’on la pratique aujourd’hui, c’est fort de café.

On pourrait dire que la commedia est une première tentative d’utilisation de l’impro dans le spectacle écrit, non?

Vous êtes moins stupide que vous en avez l’air.

Non mais dites-donc!

(Les deux personnages s’empoignent; l’intervieweur tente un coup de poing, mais l’ermite le retient en s’appuyant sur la table au centre-scène. Les deux finissent par tomber à terre. En se relevant, ils se rendent compte de leur substance théâtrale. Faisceaux de lumière blanche. Stroboscope et fumée. Les deux personnages explosent. Morceaux de peau, chairs rouges, organes déchiquetés et gouttes de sang aux quatre coins de l’espace scénique. Le metteur en scène s’avance depuis les coulisses. Il s’excuse, puis explose à son tour.) 

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Droit d’auteur et improvisation théâtrale

Il y a un gros débat au sein de la communauté d’impro: la Ligue d’Improvisation Belge (LIB) attaque en justice la Ligue d’Improvisation Professionnelle Wallonie-Bruxelles (LIP) pour plagiat, arguant que le concept « Versus » est trop proche du Match (article ici).

Voilà pourquoi je pense que c’est un action en justice ridicule:

On ne peut pas protéger une idée

Au niveau du droit suisse (je ne connais pas le droit belge), il est impossible de protéger une idée (c’est dit ici). Le droit d’auteur ne protège généralement que les oeuvres individuelles. Donne-moi un texte, je peux le protéger. Siffle-moi une mélodie, je peux la protéger. Invente-moi un titre ou un nom de marque, passe encore. Mais si tu me donnes une idée, un concept, un projet, je ne peux pas le protéger.
Je peux donc transcrire un Match d’impro et le protéger en tant que spectacle, ou à la rigueur consigner le protocole de début, le discours du MC, les vannes de l’arbitre, mais rien n’empêche une autre troupe de représenter un autre spectacle sur la seule idée de deux équipes qui s’affrontent dans un décorum sportif. 

C’est qui les créatifs?

Hey les mecs, je vous parle, là, LIB comme LIP: voler c’est mal, et je suis intimement persuadé de la valeur du droit d’auteur. Donc vous auriez pu, de part et d’autre, inventer des autres manières de faire de l’impro, vos divergences de vues étaient là pour vous pousser à être créatif. Vous auriez pu vous critiquer de manière constructive, proposer votre assistance et votre expertise, vous auriez pu aider vos potes plutôt que les astreindre à comparaître.
Il y a déjà eu plein de copies de concept. C’est très mal, et c’est résumé par Patti Stiles ici: si votre troupe adoooore un concept qu’elle a vu, qu’elle se sorte les pouces du cul pour s’en inspirer, mais lui donner un goût spécial, inédit, individuel et exceptionnel.
Ce soir, je vais jouer le spectacle SOFA de la Compagnie du Cachot, inspiré librement de LifeGame (mais c’est pas un LifeGame, on n’a même jamais vu un LifeGame en vrai), inspiré librement du Armando (mais c’est pas un Armando), inspiré librement des interviews de Jimmy Fallon (mais on n’est pas Jimmy Fallon): à partir de diverses influences, de dix ans d’expérience et de seize heures d’exploration, on a créé une nouvelle formule, extrêmement simple, que personne d’autre ne joue en Suisse romande.

Fais pas chialer les putes

Au début de l’aventure de la Comédie Musicale Improvisée, je me suis renseigné pour savoir si on pouvait se protéger au niveau du droit d’auteur.

– Non, me dit la nana au bout du fil.
– Mais si quelqu’un veut faire le même spectacle?
– Vous pouvez protéger le nom, mais pas le concept, me dit la nana.

Ça veut dire, cher lecteur, que vous pouvez former une troupe de débutant, appeler le spectacle « On improvise une comédie musicale », que vous pouvez faire le même genre de spectacle, et que je ne pourrai rien faire pour vous en empêcher.

Mais je m’en fiche un peu, parce que si vous arrivez à faire un spectacle de meilleure qualité que nous, sans investir 3 ans d’entraînements et de travail sur l’outil, vous méritez mon respect le plus sincère.

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La générosité extra-large

Je donnais un stage d’improvisation le week-end dernier à Genève, pour une équipe amateur.

Au deuxième jour, un des participants vient me voir pendant une pause: « C’est marrant, tu as dit un truc quand tu citais la philosophie à l’américaine de considérer son partenaire comme un génie, un artiste et un poète. Je pense que ça vaut la peine de le répéter aux prochaines équipes que tu entraînes, parce que c’est rarement le cas en Suisse romande. »

Le pire, c’est que sa remarque s’étend peut-être à toute l’impro francophone…amour-extra-large-2001-05-g

Si vous prenez n’importe quel bouquin d’impro en anglais, vous trouverez assez vite ce genre de conseil: « Make your partner look good » (Johnstone), « Treat everyone in the room as an artist, a poet and a genius » (iO, Del Close), « Start doing what makes your scene partner happy » (Jill Bernard), ce genre de conseil qui vous oriente sur le partenaire.

Pour moi, il y a là une différence fondamentale entre les approches francophones et anglo-saxonnes. Si je caricature (on est bien d’accord, je force le trait, hein!):

Approche francophone de l’impro Approche anglo-saxonne
Vive la créativité de chacun ! Vive la créativité du groupe !
Votre partenaire est cool, mais il sera aussi parfois votre adversaire Votre partenaire va toujours vous inspirer
Gloire au comédien soliste ! Gloire au spectacle organique !
« Entrer en lead » sur une impro. Commencer une scène et écouter le partenaire.

J’en veux pour preuve certaines réflexions entendues lors de débriefings, lues sur des forums d’impro, ou alors cet article sur « gérer les joueurs rudes » en impro. Bien sûr, vous connaissez déjà mon hypothèse: le format Match conduit à une impro « compétitive » au détriment d’une conception de l’impro comme un art purement collaboratif.

Hey! Je ne veux pas faire de l’angélisme: les boulets existent en impro. Ou les joueurs en crise de confiance (le shitty mode, la Vallée de Je-fais-de-merde). Mais si vous vous retrouvez à être leur partenaire de jeu, alors vous avez le pouvoir de transformer leur étron créatif en chef d’oeuvre d’or.

« La beauté est dans l’oeil de celui qui regarde. »

Margaret W. Hungerford

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