« À quoi vous fait penser cette tache, monsieur? »
Mon partenaire de scène me tend un carnet imaginaire; entre ses deux mains qui enserrent le vide, je ne vois rien, évidemment. Mon corps veut voir, mais mon regard passe à travers, et je distingue les sourires crispés des premiers rangs de spectateurs. Quelle mouche me pique de débouler sur scène sans idée, moi?
Je regarde mon partenaire de jeu. Il est tendu. Il se retourne à Jardin, pour faire un mime obscur, un vague geste de dévissage-de-bouteille ou je ne sais quoi. Une troisième manche de Time’s Up alcoolisée, on dirait. J’ai pas la référence, je comprends rien. Il se tourne vers moi; il a l’air tendu, presque énervé. Je respire péniblement, la tension est à son comble.
Débuter une scène improvisée, c’est faire le test de Rorschach: à partir d’une vague énigme, on va laisser faire notre inconscient, notre instinct, pour mettre du spécifique sur du flou. Parce que l’improvisation théâtrale, c’est construire sur du vide: pas de costume de Richard III, pas de décor en plan incliné; à peine un thème ou une suggestion qui flotte dans l’esprit du spectateur. Il va falloir bâtir sur le vide, sans chercher à toujours remplir. Mon Royaume pour une idée!
Le public est venu voir des comédiens sans peurs et sans reproches se débattre avec des contraintes draconiennes: comment va-t-on enchanter cette scène vide, avec du contenu qui ait du sens? Devant moi, quelques vagues indices que m’a donné mon partenaire. L’énigme. Je lutte, je sue; et en même temps, c’est bon; ce sont aussi ces gouttes de sueur que les 98 spectateurs sont venus voir: un comédien-dramaturge qui crée en direct, comme dans ces restaurants asiatiques où on vous grille une plancha de poulpes coupés juste devant vous. L’impro a ce petit goût de fait maison.
Pendant ce temps, je continue mon enquête.
« À quoi vous fait penser cette tache, alors? »
L’improvisateur est un chien policier qui renifle les petites transformations du plateau de jeu, pour en extraire la substantifique moelle. Après, il s’agira de ronger ce squelette d’idée, de jeter les osselets pour suivre le fil narratif. C’est ce que je me tue à dire aux élèves avancés qui ont encore peur de la scène vide: venez sans rien. C’est le meilleur état de création. Vous allez « voir » la scène qui se fera devant vous, sans avoir l’impression de créer. La création sans travail. L’effort sans effort. Wu Wei.