Actualité, écologie, Décroissance

Naïveté stratosphérique

On ne présente plus Bertrand Piccard : grand aérostier pour montres de luxe, orateur à 30’000 francs la conférence, chantre de la « croissance qualitative », explorateur, psychiatre, analyste-comptable, taxidermiste, joueur de pipeau… Il était invité hier soir dans l’émission Antivirus. Je terminais mon dessert en attendant le TJ, et tout à coup je m’étrangle :

« Le monde est capable de s’arrêter net […] C’est un moment isolé, pris dans le temps où on s’arrête pendant un moment, mais si on s’arrête trop longtemps, c’est des souffrances, c’est des gens au chômage, c’est des entreprises qui font faillite, c’est la preuve que la décroissance fait souffrir énormément de gens. »

Bingo ! Vous voilà tombé dans le même piège que Frédéric Mamaïs il y a deux semaines. Vous venez de gagner un article sur mon blog : à mieux y regarder, tout l’entretien planait dans des stratosphères de candeur et de malhonnêteté intellectuelle.

Nouveau monde, vieux arguments

Le journaliste (Alexis Favre, navigant entre politiquement correct et provocation insipide) présente son invité comme un « Explorateur-psychiatre ». Il commence avec des questions sur la gestion de la crise au niveau individuel et collectif. C’est d’abord la casquette de psychiatre que Piccard enfile (en même temps que quelques perles) :

« Quand on entre dans une crise, la première réaction qu’on a, c’est d’essayer de revenir à un stade antérieur. […] Accepter la crise, c’est une aventure. [Mais là,] ce qu’on voit, c’est qu’on essaie de refuser l’aventure. On essaie de remettre en place le système de consommation et de gaspillage. »

Ça part plutôt bien. Il y a même une référence involontaire au Voyage du Héros de Joseph Campbell : au début de l’histoire, le héros transite toujours par une phase de refus de la quête, du refus de l’aventure. Je m’attends donc à quelques envolées dramaturgiques, une musique de science-fiction, une apparition de Star Trek, d’autant que Piccard est prompt à la voltige :

« Ce qu’on devrait faire au contraire, c’est construire un monde nouveau, un monde différent. […] Un monde basé sur les énergies renouvelables, sur l’efficience énergétique, sur les technologies propres, sur le recyclage des déchets, sur le respect de la nature. »

Bam. Crash. Zut. Au moment où je pensais que l’explorateur allait ouvrir la voie d’un nouveau monde, le voilà qui s’écrase sur les écueils du développement durable. À cette altitude, il me faudrait un article de la taille d’un boeing pour étayer convenablement chaque argument, mais je la fais courte :

a) La transition vers des énergies renouvelables (à consommation équivalente) pose d’énormes problèmes de coûts et de capacité de stockage. Jancovici a longuement fait le point sur l’exemple français, et – spoiler alert – il faut être ouvert au nucléaire..

b) L’efficience énergétique ferait rêver si elle voulait dire « gaspiller moins ». La réalité, c’est que plus les gens croient faire des économies, plus ils se sentent légitimes pour consommer davantage de ressources. C’est le fameux « effet rebond », qui devrait être enseigné dès demain dans les classes enfantines (comme ça on peut jeter l’idée de développement durable à la poubelle).

c) Les technologies ne sont jamais vraiment « propres »; c’est un jeu de langage. Au contraire, les nouvelles technologies sont généralement plus « sales » que les anciennes, preuve en est de l’excellent travail de Guillaume Pitron sur la scandaleuse pollution, consommation et pénurie à entrevoir dans la guerre des métaux rares.

d) Le recyclage des déchets, on le fait déjà avec un certain succès, certes. En Suisse, il nous a fallu 35 ans pour passer de 25% à 50% taux de recyclage, mais le processus de recyclages engendre aussi des pertes (et l’absorption de nouvelles ressources).

e) Le « respect de la nature ». La récente lecture d’Alessandro Pignocchi m’a ouvert les yeux sur notre conception fondamentalement biaisée du principe de nature; je cite le texte en fin de l’excellente BD Mythopoïèse : « Notre concept de nature met à distance et objectifie les êtres qu’il désigne. Par conséquent, les questions écologiques sont d’abord des chiffres qui peuvent être oubliés dans la minute. » Disciple de Philippe Descola, Pignocchi détaille longuement cette relation de « sujet à objet », comme si la nature-propriété avait besoin de notre protection et de notre « respect ». J’aimerais quand même vous rappeler, M. Piccard, que l’Australie a cramé pendant six mois, que la biodiversité s’effondre à tout va, que les émissions de CO2 augmentent constamment depuis 1970. « Respecter » la nature en tant qu’objet ne servira à rien d’autre que nous faire passer pour de stupides conquistadors aux yeux des arbres et des animaux. C’est la même erreur que de dire qu’il faut « sauver la planète ». La planète se sauvera très bien toute seule. La lutte écologique, c’est sauver les conditions de vie sur la planète (c’est égoïste et c’est tant mieux).

Plus loin dans l’entretien, l’explorateur-businessman poursuit ses loopings rhétoriques pour revenir à son point de départ : quelques considérations économiques surannées.

« Et ce [nouveau] monde est rentable financièrement, parce qu’avec tout ce qu’on économise comme gaspillage (sic), on peut payer l’investissement. […] Il faut essayer de montrer qu’aujourd’hui, un autre monde est possible. Et c’est pas un monde utopique. C’est pas du tout un monde où on arrête l’économie, où on arrête les transports, et où on voit que le CO2 diminue mais que des millions de gens sont au chômage. […] Ce qu’il faut c’est créer des emplois, faire du profit industriel, en remplaçant tout ce qui pollue par ce qui protège l’environnement. »

Il avait bien commencé, Piccard. J’aimais bien ses théories de « nouveau monde à inventer ». Là, il est reparti comme dans les Trente Glorieuses, il fait du rase-mottes avec des gros mots : investissement rentable, chômage à éviter, profit industriel… On dirait un cours de macroéconomie des années 50, mais le type nous présente ça comme le dernier cri de la réflexion postmoderne. Il s’empêtre dans du greenwashing en essayant de renouveler le vocabulaire. Le mec, c’est un Cherche Et Trouve du capitalisme : usé, écorné et poussiéreux dans les mains d’un économat vieillissant.

Après, il sait quand même faire sa pub. Piccard lâche un couplet pour que les gouvernements mettent en place un cadre légal pour favoriser l’innovation et la transition vers les technologies comme par exemple – au hasard, hein – Solar Impulse. Palme d’Or du Festival de product placement. Imposture solaire.

Crash argumentatif

Enfin, il largue la phrase qui a provoqué cet article :

« Le monde est capable de s’arrêter net […] C’est un moment isolé, pris dans le temps où on s’arrête pendant un moment, mais si on s’arrête trop longtemps, c’est des souffrances, c’est des gens au chômage, c’est des entreprises qui font faillite, c’est la preuve que la décroissance fait souffrir énormément de gens. »

Cher Bertrand, je vous prie de lire mon dernier article (en même temps que le Que Sais-Je sur la décroissance de Serge Latouche) pour comprendre que la décroissance n’est pas du tout le renoncement à l’économie de marché, ni au confort, ni au respect, ni au travail, ni à l’intégrité physique. Si vous poussez la lecture jusqu’à Georgescu-Roegen, vous comprendrez que la croissance, qu’elle soit verte, qualitative, humaniste ou jambon-beurre, ça reste une croissance infinie. Mauvaise nouvelles : notre planète a des ressources en quantité limitée. Un gosse de douze ans peut comprendre ça, peut-être même qu’un môme de huit ans peut piger le truc, allez, j’ose même faire l’hypothèse que mon chat capte un peu le principe, bref : croissance et écologie sont incompatibles sur le long terme.

Le reste de l’entretien n’amène rien de nouveau : le psychiatre s’émeut des dessins d’une petite confinée de 7 ans qui dessine des coeurs sur le béton, il compare notre confinement de trois semaines avec ses 20 jours dans la capsule de Breitling Orbiter (on devine qu’il n’élève pas trois gosses dans un 90m2) et il fait des jolies théories sur le safe-space et l’auto-hypnose.

Lueur d’espoir vers la fin : Bertrand nous parle de la valeur de l’acceptation de notre condition de confiné, une attitude « à distinguer du fatalisme ». C’est beau, et je souhaite à notre aventurier national d’explorer l’effet-rebond, la loi entropie et l’anthropocène dans toute sa complexité, pour faire prendre à ses arguments un peu plus d’altitude.

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Où l’on apprend les positions de Tibert en matière de télévision

Mon chat Tibert est constamment installé sur le canapé, juste devant la télévision.

– Tu veux que je t’allume le poste, Tibert?

– Oh non, maître! (il bâille et s’étire)

– Tu es sûr? Tu ne t’ennuies pas?

– Bien sûr que je m’ennuie – aucune chatte à câliner et pas de nouvelles croquettes. Mais je préférerais courir à poil sous la pluie du mois de novembre plutôt que de regarder une de vos émissions de télévision. (Il se lèche la patte, puis la passe derrière l’oreille. Il bâille à nouveau). J’en ai déjà fait l’expérience: la télévision est l’une de vos réalisations les plus ineptes.

– Je veux bien que tu m’expliques ça.

– Sans aucun problème (il se relève, se gratte l’oreille avec sa patte de derrière, puis se recouche dans une autre position). Alors votre télévision, c’est à peu près ça : des émissions d’actualité avec des catastrophes à tous les coins de rues, des débâcles, des scandales, des erreurs, des horreurs, des explosions, des implosions, des convulsions, des dangers à tous point de vue. Au milieu de tout ce charabia, un reportage tout chou tout sucré sur la chorale de Bottoflens qui monte un spectacle de variété, avec des sourires et des enfants et des sourires d’enfants.

Après cela, une petite page de publicité pour vous faire bien comprendre que vous êtes incomplets sans le dernier Gilette, la dernière Nivéa, la néo-tourniquette et le déo dessous-de-bras.

Ensuite, un magazine politique où deux invités de gauche et de droite s’interrompent de gauche et de droite en répétant répétant répétant répétant les mêmes arguments de gauche et de droite pour attaquer les échecs de gauche et de droite. (Tibert se lève et se lèche le bas du cou)

Tout de suite après, une nouvelle page de publicité pour bien vous faire re-comprendre que vous êtes incomplets sans la dernière Punto, les lunettes de Johnny, les céréales au choco et la moutarde Thomy.

Aussitôt, une sirupeuse sitcom qui glorifie l’empire des émotions et la réussite matérialiste : on se demande comment la ménagère-type qui repasse son jogging taille 45 peut encore oser s’identifier à ces larmoyants éphèbes californiens intriguant dans des salons floutés.

À la fin du sitcom – devinez quoi ? – une page de publicité pour vous faire sentir – dans votre chair et dans votre sang – que vous êtes définitivement incomplets sans les assurances Axia, le Hummer Toyota, la lessive Omo Ultra Plus et le Dildo Deep Anus.

Ensuite, un dessin animé pour les gosses qui rentrent de l’école, qui viendront s’ébaubir devant les vulgaires combats de héros manganoïdes venus sauver l’univers à grands coups de genoux dans la gueule. Allez leur dire de faire une rédac’ sur Martin Luther King après ça… (Tibert se relève, et se secoue la tête vigoureusement)

Juste après, une émission de télé-réalité (quelle réalité?) sous forme de concours stupide, où le meilleur chanteur / danseur / beau parleur gagne cent cinquante mille euros ; comme ça, vos mômes intègrent bien les principes de l’esprit de compétition et d’humiliation perverse, et surtout apprennent que l’ARGENT C’EST IMPORTANT.

Enfin, pour satisfaire petits et grand dans la bonne humeur générale, un jeu télévisé trivial, dans lequel un animateur aux dents très blanches pose des questions de culture GÉNÉRALE, puisque c’est ça la mission de la télévision : de la CULTURE GÉNÉRALE, nivelée par le bas, édulcorée et hachée tout fin pour que des bambins aux gencives fragiles puissent ingérer tout ce que l’écran vomit, une bouillie infâme et culpabilisante qui vous maintient dans un état de manque. (il tousse deux fois, puis se réinstalle plus confortablement)

Alors regarder la télévision, moi, non merci.

Tu n’aurais pas plutôt un bon bouquin?

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