Improvisation et créativité

Effet d’entraînement

Vous êtes en train de monter un large escalier de pierre, et vous remarquer que le rythme de vos pas s’est insensiblement accordé à celui de l’étranger qui vous précède. Le fi-schlip-fi-schlop, fi-shlip-fi-shlop chaotique a cédé sa place à un tap – tap – tap parfaitement régulier.

Vous êtes en ville, devant un chantier : vous écoutez les ouvriers qui frappent du marteau, de leurs bras vigoureux sur lesquels coule une sueur grasse qui pue comme une vieille viande qui pue : écoutez ces vaillants travailleurs, écoutez-les ! Ils frappent en rythme, ils s’accordent sur le même motif rythmique : soit en parfaite synchronie, soit carrément à contre-temps, avec la précision d’un percussionniste autrichien.

Tout ce que j’écris là ne vous évoque peut-être rien, mais c’est ce qu’on appelle communément « l’effet d’entraînement ». On pourrait continuer la liste encore longtemps : les rythmes cardiaques de deux personnes qui se connaissent bien finissent pas tomber en synchronie ; deux métronomes réglés au même tempo mais volontairement décalés vont se rapprocher insensiblement ; vous jouerez mieux au football au sein de l’équipe du Brésil qu’au sein d’une insignifiante équipe de 5ème ligue d’un obscur village normand ; d’autre part, on étudie de manière autrement plus concentrée dans une bibliothèque silencieuse remplie de jeunes gens concentrés (surtout si les toutes les belles filles sont parties à la plage) (d’ailleurs, mmmh, pourquoi ne pas les rejoindre ?).

Stephen Nachmanovitch, dans son magistral essai sur la créativité par le jeu (« Free Play : Improvisation in Life & Art ») cite ainsi d’autres exemples et nous incite ainsi à nous laisser entraîner par les autres, dans leurs délires les plus fous et les plus extravagants.

Je soupçonne cet effet d’entraînement d’être une base fondamentale de l’efficacité d’un groupe donné : si vous regardez un banc de poissons qui arrivent à se déplacer comme un ensemble cohérent, une nuée d’hirondelles qui volent comme un même organisme, vous vous apercevrez qu’ils évoluent dans la plus parfaite des démocraties, dans la mesure où l’on ne peut pas identifier leur chef. Dans le cas précis des hirondelles, plusieurs ornithologues croyaient qu’elles avaient un leader qui pouvait leur indiquer la prochaine direction. Ces savants étaient sans doute payés par l’empire capitaliste pour démontrer que même
la Nature reproduisait les plus cons de nos schémas d’autorité : deux ans de recherches en plus, et les mêmes chercheurs auraient « découverts » que les hippopotames pratiquaient la sodomie, que les chimpanzés avaient un système monétaire basé sur la banane plantain et que les moutons blancs considéraient les moutons noirs comme descendants d’une « race dégénérée ». Mais revenons à nos agneaux.

J’aime beaucoup l’improvisation théâtrale, parce qu’elle nous rapproche de ce que l’homme a de meilleur à proposer – l’art, la création de groupe, sans nous aliéner pour autant de notre côté le plus fondamental – l’animal. L’effet d’entraînement est à la base de toute la technique de l’improvisation, puisque c’est uniquement en travaillant sur sa capacité à se fondre dans la masse que le comédien-improvisateur deviendra utile pour le groupe. Une troupe d’impro, une fois qu’elle fonctionne bien, fonctionne sans chef, sans leader apparent : on ne se lasse jamais de la regarder, comme je ne me lasse jamais de regarder une nuée d’hirondelles ou un banc de poissons. Bon, les poissons, je les aime bien aussi avec du citron.

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