Jeux

Le secret de la bataille

Grâce à l’excellent podcast du génialissime Mark Rosewater (le chef designer des cartes Magic), je suis tombé sur un ouvrage saisissant de game design. Jesse Schell a été créateur de jeux pour Walt Disney et enseigne désormais à l’Université de Carnegie-Mellon (« Professeur de jeu », ça sonne comme la carrière de rêve). Ce bouquin est une somme en matière d’analyse des jeux de société et regorge de conseils en matière de créativité; Schell y livre également quelques analyses subtiles de nos interactions avec les jeux. Il perce ainsi le mystère de l’intérêt à jouer à la bataille…

(ma traduction suit l’original)

« In War, the two players each have a stack of playing cards. In unison, they each flip over the top card form their stack to see who has the higher card. The player with the higher card wins the round keeping both cards. In the case of a tie, more cards are flipped, and the winner gets a larger take. Play continues until one player has all the card.
How could a game like that possibly involve any problem solving? The outcome is predetermined – the players make no choices; they just gradually reveal who the winner will be. Nonetheless, children play this game just as happily as any other games. This baffled me for some time, so I took the cultural anthropologist point of view. I played the game with some children and tried hard to remember what it felt like to be a child playing War. And the answer quickly became obvious. For children, it is a problem-solving game. The problem they are trying to solve is « can I control fate and win this game? » And they try all kinds of ways to do it. They hope, they plead to the fates, they flip over the cards in all kinds of crazy ways – all superstitious behaviors, experimented with in an attempt to win the game. Ultimately, they learn the lesson of War: you cannot control fate. They realize the problem is unsolvable, and at that point, it is no longer a game, just an activity, and they soon move on to games with new problems to solve. »

« À la bataille, deux joueurs ont chacun une pile de cartes à jouer. À l’unisson, ils retournent la première carte de leur paquet et regardent qui a la carte la plus puissante. Le joueur ayant la carte la plus élevée gagne la manche et reçoit les deux cartes. En cas d’égalité, d’autres cartes sont retournées et le gagnant reçoit une plus grande mise. Le jeu continue jusqu’à ce qu’un joueur possède toutes les cartes.
Où réside l’intérêt ludique d’un tel jeu? Le résultat est déterminé – les joueurs ne font aucun choix; ils se contentent de révéler progressivement le gagnant prévu. Pourtant, les enfants jouent à ce jeu avec autant d’enthousiasme que n’importe quel jeu. C’était une énigme pour moi pendant très longtemps, aussi ai-je adopté la posture de l’anthropologue. J’ai joué quelques parties avec des enfants, tout en essayant de me rappeler mes sensations de gamin jouant à la bataille. La réponse m’a sauté aux yeux. Pour les enfants, c’est un jeu de résolution de problème. Le problème qu’ils cherchent à résoudre est « Puis-je contrôler le destin et gagner cette partie? » Ils essaient par tous les moyens d’y parvenir. Ils prient, invoquent les dieux du destin, retournent les cartes de toutes les manières – des comportements superstitieux, comme autant de tentatives de gagner la partie. Au bout d’un certain temps, ils percent le secret de la bataille: on ne peut pas contrôler le destin. Ils comprennent que le problème n’a pas de solution, et à partir de là, le jeu n’en est plus un. Il devient une activité, et ils s’en détournent pour d’autres jeux, avec de nouveaux problèmes à résoudre. »

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Le jour où j’ai invoqué un dragon pour cramer une bourbine

(avec un fort accent zürichois)
– Wow, Inverter of Truth, that’s exciting! Now, I have to kill you before you kill me. That is really exciting!

Madeleine Schürberg, le 23 janvier 2016 à Wettingen

Time_WalkJ’avais treize ou quatorze ans, c’était un article dans l’Hebdo, et il y avait cette photo d’une carte étrange. Une image surréaliste, des symboles cryptiques et une ambiance de mort. Ça sentait le soufre, le mystère et le monde des adultes. Le journaliste présentait Magic: l’Assemblée comme un phénomène, un nouveau type de jeu de cartes à jouer et à collectionner, dont certaines s’arrachaient déjà plusieurs centaines de dollars. J’en avais déjà entendu parler au collège, où quelques geeks s’agenouillait sur les escaliers de la récréation pour poser leurs bouts de cartons et invoquer des règles compliquées. C’était une autre manière de se friter la gueule, et vu que j’étais déjà pacifiste (et plutôt nul en bagarre), l’idée m’avait séduite.

Magic se joue surtout à deux: on y incarne deux magiciens qui lancent des sorts et des créatures pour réduire les points de vie de l’adversaire de vingt à zéro.

Un pote m’avait initié pendant les relâches d’hiver: comment lancer des sortilèges pour gagner des points de vie, comment invoquer des vampires qui sucent l’adversaire jusqu’au sang; les règles restantes (compliquées), il les inventait à la mesure, ce qui lui permettait probablement de me mettre la pâtée avec des pauvres gobelins esseulés sur le champ de bataille. Un soir, j’avais mis la main sur un livre de règles (un mini-recueil de lois écrites en Arial 4pt indéchiffrable) et j’avais pu ainsi saisir les subtilités de ce très grand jeu. Et accessoirement, je lui avais rendu la monnaie de sa pièce dans une partie mémorable où je brandissais les règles toutes les deux minutes (j’ai gagné la partie, et j’ai perdu un ami).

Magic se joue avec un jeu – un « deck » – de 60 cartes ou plus , librement sélectionnées à partir de la collection du joueur. Un peu comme si vous jouiez aux échecs avec les pièces que vous aviez choisies vous-mêmes.

PanoramixAvec mon cousin, on avait racheté une collection pour quelques francs à un premier joueur. J’ai compris des années plus tard qu’on avait mis la main sur quelques trésors qui remboursaient largement l’achat initial. On jouait assez benoîtement, vraiment pour le plaisir; j’étais assez isolé du reste de la communauté de joueurs, centrée sur Lausanne, Genève, ou dans les grandes villes françaises. Mais je restais très excité à l’idée de pouvoir participer un jour à un tournoi de Magic: pour moi, ça revenait à l’assemblée des druides dans la forêt des Carnutes, une manière de se distraire entre gens éduqués avec des règles complexes et sibyllines. Envoyer des Chevaliers Noirs en travers de la tronche d’un Parisien de 17 ans était une idée sexy, mais c’était encore l’époque où j’étais terrorisé de faire des trucs hors de mon cercle de confort: j’étais épouvanté à l’idée de me retrouver tout seul dans un TGV pour Lyon avec un deck mal équilibré, pour ensuite rencontrer des Strasbourgeois en capuche qui m’adresseraient du jargon inconnu.

À chaque tour, un joueur effectue plusieurs phases: ressourcer (dégager) ses terrains qui produiront de l’énergie magique (le mana), piocher, lancer des sorts et attaquer l’adversaire. Les parties durent entre 3 et 45 minutes environ.

J’étais donc resté à un niveau très naïf du jeu, même si je fantasmais sur quelques cartes que j’avais aperçu dans un magazine spécialisé, The Duelist, qui reste probablement le périodique le plus intelligent que j’aurais lu sur la théorie des jeux. À travers lui, je prenais conscience d’une communauté immense de joueurs et d’un metagame infini: au-delà de la partie avec l’adversaire, c’était surtout une stratégie à long terme qui s’élaborait: si j’avais perdu le mardi contre un deck avec des elfes, je pouvais probablement battre mon cousin le jeudi avec des gobelins. Changeforme permanent, le jeu était infini, et je passais des heures à élaborer des stratégies gagnantes sur le tapis du salon. Combinatoire, statistiques de tirages, victoire au cinquième tour, je devenais le geek de la chambre à coucher. Si un jour des biographes se penchent sur mon adolescence, ils découvriront que ma solitude souhaitée était aussi productive pour mon imaginaire que misérable pour mes compétences sociales.

Le jeu regroupe plus de 20 millions de joueurs à travers le monde, qui peuvent s’affronter dans des tournois locaux, régionaux et mondiaux. Il y a même un tournoi professionnel. Le gagnant repart avec 50’000 dollars.

Biblioth_que sylvestreEt puis en deuxième année du gymnase, davantage intéressé par les sorties, l’examen de latin et les filles en minijupe, j’ai laissé tomber le jeu. Ma collection dormirait dans un tiroir jusqu’à mon premier déménagement. En 2011, j’ai même vendu une partie de mes cartes pour générer un peu de cash. Huit francs cinquante pour une Bibliothèque sylvestre, je le regrette encore.

Chaque année, les éditeurs du jeu publient deux nouvelles éditions de quelques centaines de cartes. À ce jour, il existe donc environ 14’000 cartes différentes. C’est comme si vous pouviez choisir vos 9 pièces d’échecs à partir d’une banque de 14’000 nouveau « rôles » sur l’échiquier (évêque, archimage, écuyer… Kasparov vendrait du rêve).

Enfin, il y a eu cette prise de conscience en 2015: on était plusieurs improvisateurs à avoir joué à Magic pendant notre adolescence, et on s’est mis à faire quelques parties dominicales pour le fun. Decks déséquilibrés, nouvelles cartes et madeleines de Proust: entre gros rires et prise au jeu, ça avait de toute manière du panache: boire de l’Humagne Rouge d’adulte en lançant des Tuteurs Démoniaques, c’est une belle idée de l’existence. Une grande revanche sur l’adolescence, comme si le costume de geek pouvait redevenir cool.

Avec mon pote Quentin, on a croché sévère. Jusqu’au jour où je lui ai proposé un tournoi officiel à Wettingen, dans les environs de Baden. Plus effrayant qu’un tournoi en France: un championnat en Suisse Alémanique, avec cinquante duellistes de la région de Zürich qui ont dû parler en anglais pour pouvoir jouer contre nous.

Horaires de course d’école, trajet en train aux aurores. On débarque à 10h00 dans un local propret situé au troisième étage d’un grand centre commercial; certains joueurs ont un tapis spécial en Néoprène à poser face à leur adversaire, pour que les cartes ne glissent pas. En cas de doute sur les règles, il y a une arbitre officielle (insignifiante: -12 en charisme et un anglais qui tâtonne).

Dans un tournoi « limité », le joueur se voit remettre 6 boosters (75 cartes) aléatoires; il doit construire un deck de 40 cartes qu’il utilisera contre ses adversaires (match en 2 parties gagnantes, 4-6 matches).

Je touche des cartes intéressantes, avec l’avantage d’avoir déjà fait des tournois d’avant-première qui m’avaient familiarisé avec les forces et faiblesses de l’extension. Je bâtis un deck agressif et risqué. You Live Only Once, comme le plaît à me le rappeler Quentin. Ouvrir des paquets de carte, c’est un peu comme gratter un Tribolo: tu as un certain pourcentage de chances pour tomber sur une rare à 20 balles, et c’est le jackpot. Le truc cool, c’est que de toute manière tu pourras jouer avec les cartes (le jour où j’invente un jeu avec les billets de loterie perdants, je vais me faire un max de blé).

J’enchaîne les victoires avec surprise (et pas mal de chance, j’avoue), pour me rapprocher suffisamment des bonnes tables; celles où les meilleurs s’affrontent pour le haut du classement, à grands coups de sortilèges rouges et d’enchantements noirs. Je m’assois en face d’une geek d’une trentaine d’années au strabisme convergent, qui m’annonce jouer quatre couleurs (gage d’une variété de sorts plus élevée) en les ayant toutes ici assez bien tirées  (gage de forfanterie).

InverterDe mon côté, je commence à transpirer du dos; je me mange une défaite au premier duel, avant de pouvoir égaliser en deuxième partie. Après la troisième donne, je touche une grosse créature que j’arrive à poser. Une bête bien balèze qui inverse le jeu: pour vous la faire courte, je peux tuer mon adversaire en trois tours, mais j’ai aussi un compte à rebours de 5-6 tours à jouer. Sinon, je perds. L’alémanique me parle:

– Wow, Inverter of Truth, that’s exciting! Now, I have to kill you before you kill me. That is really exciting!

Et là, je comprends pourquoi j’aime ce jeu: je suis en train de salement friter sa gueule à cette adorable argovienne, et ça la fait marrer. Comme ça m’a fait marrer de râper mes ménisques dans un duel enflammé avec Quentin lundi passé. Parce que je meurs, mais pas pour de vrai. Parce que Magic est un jeu intelligent, infini et insaisissable.

Ce que Richard Garfield a su créer, c’est un jeu qui génère son propre environnement (le metagame), où la stratégie dépasse la simple partie à deux joueurs. Il y a des centaines de sites où les gens discutent de leurs decks, de leurs stratégies futures, où ils se conseillent sur le meilleur parti à tirer d’un serpent de mer volant ou d’un crapaud bleu. Grâce à Magic, outre le fait d’avoir reconnecté avec mon ado intérieur (on parle toujours de l’enfant intérieur, mais l’ado intérieur, hein, hein, il a aussi le droit à l’expression, non?), j’ai rencontré un monde adorable de quinquagénaires (deux à Wettingen), de filles (8% des joueurs) et de geeks à l’hygiène douteuse qui aiment se briser les os par procuration et s’enterrer par sortilèges interposés.

J’en reviens à ça: il ne faut pas cesser de jouer. Jouer à se faire peur avec un point de vie et deux cartes en main. Jouer au grand méchant, avec une batterie d’orques des montagnes sous vos ordres, prêts à ratiboiser l’ignoble sorcier de l’autre côté de la table. Jouer avec son imaginaire, puisque Magic est un beau jeu qui est parvenu à marier surréalisme, humour et fantasy tout en garantissant aux joueurs qu’on peut continuer à gagner avec des dragons digne de la Chapelle Sixtine. Oui, parce que j’ai oublié de le dire: en plus, les cartes sont belles. Quitte à jouer, autant le faire avec style.

DragonLord

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