Improvisation et créativité, Théâtre

Quand tu commences

Bon, mais vous prévoyez quand même une trame?

(C’est la question qu’on me pose le plus souvent après un spectacle ou une animation d’impro. C’est toujours un compliment, je trouve. Et c’est aussi une formidable manière de définir l’art de l’improvisation avec le spectateur, qui après avoir confié son admiration pour notre sens de la répartie, notre connexion collective et notre humour, me lance:)

Bon, mais vous prévoyez quand même une trame?

Rien n’est prévu à l’avance; on ne sait pas dans quelle époque on va jouer, quels personnages on va incarner et quels seront les éléments de l’histoire. Ça serait même contre-productif: si on prévoit des choses à l’avance, il y a le risque qu’un comédien oublie ce qui a été prévu ou qu’un élément extérieur vienne perturber nos plans. Et alors là, ça devient très compliqué d’improviser: est-ce que je reste fidèle au « plan », ou est-ce que j’oublie complètement le script? Et est-ce que mes collègues feront le même choix? C’est plus simple de ne rien prévoir, et d’approcher la scène comme une page blanche. 

Mais comment vous savez quelle idée il faut suivre?

A priori, on suit toujours la première idée qui est exprimée, parce que c’est celle qui existe, qui est déjà là, que le public a vue. L’essence de l’improvisation théâtrale, c’est de pouvoir présenter des histoires dans des réalités cohérentes. Si mon partenaire commence à jouer un cow-boy, j’ai tout intérêt à évoluer dans le même univers. Je pourrais faire un autre cow-boy, ou un apache, ou un croque-mort, ou son père qui veut le décourager de se venger des pillards qui intimident la ville.

Ça veut dire que vous allez toujours à l’idée la plus simple?

Oui et non. Si je reprends mon exemple de western, j’ai une totale liberté de point de vue, de thématique et de registre théâtral: je peux incarner un autre cow-boy qui vient d’être provoqué en duel (une scène qu’on a certainement vu déjà plein de fois); je peux aussi mettre en scène le colt du cow-boy qui exprime des états d’âme sur le pouvoir qu’il donne aux hommes « Bouhouhou! Je ne suis qu’un instrument de mort; j’aurais dû faire comme mon cousin, qui donne les départs des courses de chevaux au Minnesota! »

Et quand vous n’avez plus d’idée? Ou que vous n’avez pas la bonne idée?

Il n’y a pas de « bonnes » idées. Les grandes idées sont des petites idées qu’on a laissé grandir. L’attitude à avoir, c’est que les idées n’ont pas besoin d’être trouvées. Elles sont déjà là, il suffit juste d’y prêter attention. Mettons qu’une comédienne vienne au centre du plateau et se mette à taper du pied et à regarder sa montre. Peut-être qu’elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait (de prime abord, elle attend) ou de qui elle attend (Son élève? Son adjoint au maire? Son dragon?). Qui peut juger laquelle de ces idées sera une « bonne » idée? Dès que vous changez votre attitude sur la qualité de la créativité, vous vous libérez d’un poids énorme.

Mais alors qu’est-ce que vous travaillez dans vos « répétitions d’impro » ou vos ateliers du genre?

Sur des ateliers de deux à trois heures, les improvisatrices et improvisateurs professionnels apprennent généralement à se connecter les uns aux autres, à accéder à leur imagination, en plus de tout le travail théâtral qui peut être abordé: voix, corps, interprétation, développement d’un catalogue de personnages…

Ha, je vous arrête, là: vous préparez vos personnages! Vous admettez quand même que vous préparez des choses à l’avance?

Quand Miles Davis nettoie sa trompette, est-ce qu’il est en train de planifier son prochain solo? Je ne crois pas. Pour nous, le travail des personnages, c’est la même chose: on peaufine un instrument, on donne un corps à l’enveloppe. C’est le contenu qui change à chaque fois. Je ne vais pas jouer mon boucher marseillais de la même manière dans une scène d’amour et dans une scène de dispute. Je ne vais pas le jouer de la même manière face à un pote de compagnie ou à un improvisateur que je connais à peine. Je ne vais pas le jouer de la même manière à une animation d’entreprise ou un spectacle devant dix personnes. En fait, je ne vais jamais le jouer de la même manière: les personnages sont là pour être toujours réinventés.

Mais… Est-ce que ça vous est arrivé de ne plus avoir d’idées?

Souvent. Tout le temps. C’est le meilleur état, parce qu’il nous laisse libre et nous pousse dans les retranchements. Et en même temps, on n’est jamais sans idées. Il suffit de faire deux minutes de méditation pour voir qu’on est incapable d’arrêter son esprit. Les idées circulent, elles coulent autour de nous. Si vous écoutez autour de vous, vous avez toutes les idées de la terre. Le génie de l’improvisation, c’est de pouvoir exprimer et connecter ses idées, pour en faire quelque chose de théâtral. Si je tourne calmement autour d’une première idée, je vais très vite avoir envie de raconter une histoire; si j’entends un spectateur qui tousse, je vais pouvoir raconter l’histoire d’un glaire qui voulait désespérément sortir de sa gorge et découvrir le monde. Je vais faire voyager ce glaire et lui faire vivre des aventures.

Mais quel genre d’aventures? Vous avez des trucs pour raconter les histoires?

Une histoire fonctionne comme un coeur qui bat: un moment de tension (systole) et un moment de relâchement (diastole). C’est un rythme binaire, très lent. Le spectateur va retenir sa respiration quand l’héroïne soulève la voiture pour sauver son chien, et il y aura un soupir de soulagement en voyant que Youki est encore vivant. Une histoire, c’est donc créer des problèmes et y trouver des solutions: notre cerveau reptilien est très fort pour créer des problèmes (Danger! Mammouth! Froid!), et notre cerveau gauche, plus abstrait, peut conceptualiser des solutions. Un enfant de six ans sait construire une histoire, parce qu’il a intégré très tôt ce besoin de danger/solution: c’est un peu comme un jeu « pour se faire peur », comme le lionceau qui se fait pourchasser par sa mère dans la savane. Et ça nous fait retomber sur une fonction vitale du théâtre, qui est de purger nos pulsions-passions-peurs et de cultiver le champ des possibles. À partir de là, on ennuie rarement si on raconte une histoire.

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Actualité

Celui qui pisse le plus loin

Aujourd’hui, Dubaï s’apprête à inaugurer une tour de 800 mètres, abritant commerces, hôtels, bureaux, appartements et autres commodités urbaines. Sur fond de crise économique, l’émirat arabe fait ainsi un gigantesque pied de nez à la tour Taipei en la surplombant de 300 mètres. J’en connais au Guinness Book des Records qui doivent tout décaler dans leurs classements des édifices mondiaux, mon dieu que la vie est compliquée.

Je connais aussi un psychanalyste autrichien qui rigolerait un bon quart d’heure des implications symboliques d’un tel membre pénien en plein centre urbain; mais plutôt que de vous parler d’érection de monument, je voulais plutôt vous entretenir aujourd’hui au sujet du concept d’hybris chez les Grecs.

Tibert est imbattable en dendro-chronologie

Les sages hellènes n’avaient pas la notion de péché au sens judéo-chrétien. Ils avaient bien une notion de pêcher (pour leur fameuses tartes), et aussi une notion de pêcher (pour leurs fameuses fritures), mais de péché capital, il n’y avait goutte. Les Grecs considéraient bien plutôt l’orgueil comme notion centrale des pulsions à éliminer, et à l’extrême, la célèbre ubris ou hybris, qui signifie la démesure, le dépassement à outrance, le fait de succomber à une vile passion.

C’est le fameux jeu de celui-qui-pisse-le-plus-loin.

Je n’ai absolument rien contre la compétition quand elle permet de s’évaluer par rapport à soi-même, de servir comme un facteur de motivation par rapport aux autres, de pousser au dépassement de soi. Usain Bolt qui bat le record du 100 mètres, disons-le franchement, c’est beau. Mais lorsqu’on cherche à épater son voisin pour une bête histoire de longueur de jet / de hauteur de tour, il n’y a pas de quoi être fier. Par le passé, l’hybris a d’ailleurs perdu plusieurs conquérants, qui, par orgueil, se sont permis le mouvement de trop: Icare, Alexandre le Grand, Napoléon, Hitler, la grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf, Gargamel dans « la Soupe au Schtroumpfs »…

Alors quand Dubaï est fière de son oeuvre, quand les médias s’extasient sur le fait que « c’est tout de même beau les réalisations de l’homme », moi je m’esclaffe tendrement en me disant que c’est plus sain de se concentrer sur l’essentiel et de pisser assis.

En plus, ça permet de lire un bon bouquin.

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Actualité, Écriture

Tous limités

Ce dimanche, j’entre dans un café bondé. Une seule place de libre, à côté d’un handicapé moteur; torturé par des spasmes incontrôlables, ce barbu crispé tente désespérément d’attirer l’attention d’une serveuse pour payer son dû. Je vous avoue que j’hésite trois secondes avant de m’asseoir. Peur de qui, peur de quoi, après tout?

Après deux minutes, feignant d’ignorer le handicap de mon voisin, je démarre mon ordinateur portable. L’homme engage la conversation, en articulant avec peine les syllabes qui forment difficilement ses mots. À moi de mettre tout ça en phrase, péniblement.

– Bon…zour… c’est-c’est-c’est…le…derrniéé…modaèl? (il montre maladroitement mon ordinateur)

– Si c’est le dernier modèle? Ah non, je l’ai acheté d’occasion, voyez-vous; je crois qu’il est sorti il y a un ou deux ans.

– Comm…zça…c’est…moins…chehhrrr…

– Oui, oui, c’est plus économique.

Je paraphrase chacune de ses répliques, pour être sûr d’avoir bien compris.

– Jje…peux…vous…rrhaconter… une…mauvaizzz…expérienssss?

– Heu… Honnêtement, je préférerais que vous me racontiez une expérience heureuse, mais allez-y…

Et l’homme de raconter péniblement – il développe des efforts incroyables pour articuler convenablement – une anecdote qui date de l’année passée: il s’est vu refuser l’embarquement pour une croisière au départ de Venise. Arrivé jusque dans la cité des Doges, des voyagistes l’empêchent d’embarquer sous d’obscurs motifs; l’homme est convaincu qu’il a subi une discrimination effrontée. Je suis pris de pitié, rageant contre les services (ou des hommes) qui ne se rendent pas compte de la souffrance morale qu’ils font subir à des êtres déjà limités.

– Mais… Vous n’avez pas tenté de porter plainte, de les poursuivre en justice?

– Oui-oui-ouhouhoui… Mais…il…n’y…aah… pas…de…lwoââ… pour… çâââh.

– Mais est-ce qu’il n’y a pas quelqu’un qui pourrait vous représenter juridiquement?

– Ou-ou-ouiiii, j’ai… une…assisssssstaonte…sociale…

Et il conclut, candidement:

…mais-mais-mais… elle…est…li-mi-téééée.

couché sur l'échafaudage

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Écriture

Amères loques

J’ai eu 20 ans en deux mille un
On se réjouissait, non?
On allait pouvoir profiter du progrès
De toutes ces technologies
Abolir le travail, la guerre et l’ennui
Refaire le monde à notre image
Passer le cap
Enterrer la hache
Vivre en paix

Le 21ème siècle serait spirituel, on disait
Ah ça oui, au début, c’était plutôt comique
Le fameux bug informatique
Un effet larsen médiatique
Où tout le monde crie « au loup! » pour de faux
Pour jouer à se faire peur
Mais la peur, c’est comme la guerre
Au bout d’un moment on se prend au jeu
On perd les règles, on jette le plateau
Les pions tombent et les dès roulent
Les obus pleuvent sur Kaboul

Alors ce siècle devint peur,
Colère, effroi, haine et erreurs.

Exit le bug informatique:
Entrent le barbus fanatiques.

Retour à la case départ, on prend deux tours
Qu’on fait péter à coup de 7-4-7
Coup-double, on rejoue en Irak
Le père, le fils, la sainte folie
On change les règles, tous en prison
Guantanamo pour pas un rond
Les nations abattent leurs cartes
C’est qui contre qui?
C’est VOUS contre NOUS!
La France aux Français, l’Irak aux Amerloques,
N’avez-vous pas encore assez peur, bande de loques?

Anthrax par la poste,
Métro à l’explosif,
Monuments sous contrôle,
On vous scanne bec et ongles,
On crève l’abcès, on vide votre sac,
N’avez-vous pas assez peur, bande de loques?

On sème la panique dans l’assiette,
On noie les scandales dans l’éprouvette,
Sales cochons, on vous balance la grippe,
Mort aux vaches, tremblez moutons!
Nous pourrirons la nature
Jusqu’à ce que la moindre créature
Puisse vous refiler une saloperie
N’avez-vous pas assez peur, bande de loques?

La bise est interdite, ça propage la grippe,
La baise est interdite, ça propage le sida,
Le plaisir est proscrit, tout est cancérigène,
Le gras, la viande, le bonheur et l’oxygène,

FERMEZ votre GUEULE et ne respirez PLUS!

N’AVEZ-VOUS PAS ASSEZ PEUR, BANDE DE LOQUES?

Oh le beau coucher de soleil

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Écriture, Choses politiques, Enseignement

Examens finaux

Un jeune moine voulait atteindre la sagesse.
Il se rendit donc au monastère de Zsouh, où enseignait le grand maître Bagha. Celui-ci le prit sous son enseignement pendant une année. Le jeune moine apprit l’art de la méditation, des mathématiques et du jardinage.
Au bout d’une année, le maître Bagha appela le jeune moine dans sa tente.

« Jeune moine, je t’ai convié sous ma tente pour que tu puisses prouver ta sagesse.

– Merci maître.

– Il n’y a pas de quoi. Avant de passer les épreuves, je vais te poser une question décisive.

– Je vous écoute, maître.

– Jeune moine, te sens-tu capable de réussir des épreuves de sagesse? »

Le jeune moine réfléchit un moment. Il avait beaucoup appris aux côtés du maître, et il pensait avoir fait des progrès adéquats. Il répondit donc:

« Oui, je me sens capable de réussir les épreuves, maître.

– Sors d’ici, prétentieux! Tu ne mérites pas que j’examine tes compétences! »

Très surpris, le jeune moine ressortit de la tente. Et pendant une année supplémentaire, il suivit l’enseignement du maître. Il apprit de nouveau l’art de la méditation, des mathématiques et du jardinage.
À la fin de l’année, Bagha fit revenir le jeune moine sous sa tente, pour à nouveau éprouver sa sagesse.

« Jeune moine, je t’ai à nouveau convié sous ma tente. Je te repose la même question: te sens-tu capable de réussir les épreuves de sagesse? »

Le moine avait réfléchi pendant toute l’année à cette question. Il trembla un peu, puis répondit:

« Non, maître. »

Bagha se mit à nouveau dans une colère noire:

« Sors d’ici, fainéant! As-tu donc paressé toute l’année pour n’avoir rien appris de plus? »

Le jeune moine était tout à fait interloqué. Il ne comprenait pas pourquoi sa réponse ne lui avait pas ouvert les portes des épreuves de sagesse. Mais il respectait son maître, et il travailla encore à son service pendant une année.
Le temps venu, le maître Bagha fit venir une troisième fois le jeune moine sous sa tente:

« Jeune moine, je t’ai enseigné l’art de la sagesse pendant trois bonnes années. J’aimerais à nouveau te soumettre aux épreuves, mais avant cela, je vais te poser la même question que les années précédentes. Tâche cette fois d’y répondre avec sagesse. Alors, te sens-tu capable de réussir les épreuves de sagesse? »

Le moine fit mine de réfléchir, mais il avait la réponse depuis deux jours:

« Maître, je ne sais pas. Je ne connais pas encore ces épreuves, mais je ferai de mon mieux. »

Son maître Bagha sourit et lui dit:

« Très bien, jeune moine. Tu as répondu judicieusement. Tu vois, la première année, tu étais plein de confiance, rempli d’égo: je devais te purger de ta vanité. La deuxième année, tu hésitais, tu doutais, tu n’avais plus de repères. Je devais te montrer le chemin. Par ta nouvelle réponse, tu viens de me prouver que tu as trouvé un équilibre entre doute et confiance. C’est ça, la sagesse.

– Merci, maître.

– Tu peux maintenant repartir chez toi, jeune moine, car je n’ai plus rien à t’apprendre. »

Et le jeune moine repartit chez lui. Plus sceptique, plus confiant, et plus sage.

grat grat grat

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Écriture, Choses politiques

À l’article de la mort

Je dois cette histoire vraie à Brigitte Romanens, qui m’a confiée son chat Lipton (le frère de Tibert!).

Il était une fois, en Suisse Romande, une famille qui vivait très heureuse avec un chien. Les enfants avaient accueilli le petit chiot avec bonheur, et l’animal avait grandi en même temps qu’eux, pour atteindre l’âge respectable de vingt-cinq ans. Maintenant, il était très vieux, et le vétérinaire recourait désormais aux soins palliatifs pour lui soulager ses misères.

Un certain hiver, le chien commença à se traîner dans la maison, à l’article de la mort. Autant dire que la famille était desespérée. Au bout d’un mois, la mère alla voir le vétérinaire. Monsieur le vétérinaire, dit-elle, on ne sait plus quoi faire à la maison. Fido est tellement vieux, on dirait qu’il ne veut pas mourir. Mais nous ne pouvons pas nous résoudre à le piquer. Qu’est-ce qu’il faut faire, monsieur?

– Je comprends votre douleur. Mais voilà ce que vous devez faire: vous allez lui dire qu’il peut mourir. Vous allez lui donner la permission de partir.

La mère revint à la maison sans savoir si ça allait marcher. Le soir, elle demanda à la famille de dire adieu au chien. Elle l’emmena pour une dernière promenade (son parcours préféré!), et une fois de retour à la maison, elle lui murmura à l’oreille.

– Nous t’avons beaucoup aimé, mon chien. Merci pour tes caresses et tes aboiements. Tu peux mourir, si tu veux.

Elle se trouva un peu ridicule de parler à un chien; en allant se coucher, elle riait encore d’elle-même et se promettait de passer à une solution plus expéditive. Elle fit des rêves compliqués.

Mais le lendemain matin, le chien s’était laissé mourir.

barney

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Choses politiques

Le coup de marteau

On ose à peine appeler ça une légende urbaine, puisque c’est plutôt une histoire campagnarde, que mon père raconte quelquefois quand il veut donner un argument sur la valeur de l’expérience.

Il y avait un temps où chaque village du canton de Vaud (Suisse) avait une laiterie. Vous savez certainement qu’une laiterie dispose d’une énorme cuve, où est caillé, puis présuré le lait afin d’amorcer le processus de fabrication du fromage. Parfois, cette cuve est fixée sur un axe tournant, pour permettre le brassage de la masse.

Dans un village dont on a oublié le nom, le laitier constate que sa cuve fait un drôle de bruit. Une espèce de brom-bodom-bom-bodom persistant, un bruit sourd qui finit par résonner dans toute la laiterie.

« Il faut faire quelque chose, » se dit le laitier. « Je vais appeler le fabricant de la cuve, il doit pouvoir réparer ça. »

Le fabricant ne sait pas d’où provient le bruit. « La cuve a probablement reçu un choc. Elle n’est plus tout à fait ronde, elle est déséquilibrée sur son axe. À part changer la cuve, il n’y a rien à faire. »

« Mais je n’ai pas les moyens de changer la cuve! » dit le laitier. « Vous n’auriez pas une autre solution? »

Le fabricant lui répond qu’il voit peut-être une autre alternative. « Il y avait un vieux ouvrier dans notre filiale suisse-allemande, il avait le chic pour résoudre toutes les pannes. Il pourra peut-être vous aider. »

Ni une, ni deux, le laitier appelle le spécialiste; le lendemain, il est là: c’est un vieillard moustachu qui sent la poussière.

Le vieux s’approche de la cuve. Il la fait tourner. Il écoute le bruit. Il ressort de la laiterie, fourrage dans sa voiture, revient avec un marteau. Il fait à nouveau tourner la cuve. Il écoute le bruit. Il arrête la cuve.

À un endroit précis de la cuve, il assène un violent coup de marteau. Il fait tourner la cuve.

Plus un bruit. La cuve est comme neuve, et glisse sur son axe.

Le laitier saute de joie: « Seigneur! Merci mon brave! Vous êtes un sacré spécialiste! Comment puis-je vous remercier? »

Le vieux fait un signe de la main, il parle de facture. Le laitier croit s’en tirer avec une bonne bouteille. Il offre un verre au vieux, qui ne refuse pas. Il le remercie encore et encore, lui tape sur l’épaule.

Trois jours plus tard, le laitier reçoit une facture du spécialiste. Il est plutôt surpris, presque en colère: il y a un total de 1021 francs. Le détail n’est pas expliqué. Le laitier téléphone au vieux pour lui demander des précisions. Le vieux lui répond.

« C’est simple, mon bon monsieur:

Essence: 20 francs.

Un coup de marteau: 1 franc.

Savoir où donner le coup de marteau: 1000 francs. »

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