On ose à peine appeler ça une légende urbaine, puisque c’est plutôt une histoire campagnarde, que mon père raconte quelquefois quand il veut donner un argument sur la valeur de l’expérience.
Il y avait un temps où chaque village du canton de Vaud (Suisse) avait une laiterie. Vous savez certainement qu’une laiterie dispose d’une énorme cuve, où est caillé, puis présuré le lait afin d’amorcer le processus de fabrication du fromage. Parfois, cette cuve est fixée sur un axe tournant, pour permettre le brassage de la masse.
Dans un village dont on a oublié le nom, le laitier constate que sa cuve fait un drôle de bruit. Une espèce de brom-bodom-bom-bodom persistant, un bruit sourd qui finit par résonner dans toute la laiterie.
« Il faut faire quelque chose, » se dit le laitier. « Je vais appeler le fabricant de la cuve, il doit pouvoir réparer ça. »
Le fabricant ne sait pas d’où provient le bruit. « La cuve a probablement reçu un choc. Elle n’est plus tout à fait ronde, elle est déséquilibrée sur son axe. À part changer la cuve, il n’y a rien à faire. »
« Mais je n’ai pas les moyens de changer la cuve! » dit le laitier. « Vous n’auriez pas une autre solution? »
Le fabricant lui répond qu’il voit peut-être une autre alternative. « Il y avait un vieux ouvrier dans notre filiale suisse-allemande, il avait le chic pour résoudre toutes les pannes. Il pourra peut-être vous aider. »
Ni une, ni deux, le laitier appelle le spécialiste; le lendemain, il est là: c’est un vieillard moustachu qui sent la poussière.
Le vieux s’approche de la cuve. Il la fait tourner. Il écoute le bruit. Il ressort de la laiterie, fourrage dans sa voiture, revient avec un marteau. Il fait à nouveau tourner la cuve. Il écoute le bruit. Il arrête la cuve.
À un endroit précis de la cuve, il assène un violent coup de marteau. Il fait tourner la cuve.
Plus un bruit. La cuve est comme neuve, et glisse sur son axe.
Le laitier saute de joie: « Seigneur! Merci mon brave! Vous êtes un sacré spécialiste! Comment puis-je vous remercier? »
Le vieux fait un signe de la main, il parle de facture. Le laitier croit s’en tirer avec une bonne bouteille. Il offre un verre au vieux, qui ne refuse pas. Il le remercie encore et encore, lui tape sur l’épaule.
Trois jours plus tard, le laitier reçoit une facture du spécialiste. Il est plutôt surpris, presque en colère: il y a un total de 1021 francs. Le détail n’est pas expliqué. Le laitier téléphone au vieux pour lui demander des précisions. Le vieux lui répond.
« C’est simple, mon bon monsieur:
Essence: 20 francs.
Un coup de marteau: 1 franc.
Savoir où donner le coup de marteau: 1000 francs. »
Jolie histoire ! J’adore !