C’est un petit salon de coiffure, dans une rue commerciale d’Yverdon-les-Bains. Du carrelage consensuel, des arômes de cosmétiques et un bichon maltais dans un pouf prévu exprès, dans un coin rien que pour lui. L’idée venait de ma chère et tendre: un bon de 55 francs pour un soin « Pour vous, messieurs » (avec les guillemets). Coupe et soin de la barbe. Tu verras, ça te fera une expérience sociologique, il y a des dauphins contre les murs et des photos de baleines, je pense que tu vas adorer.
Je suis toujours preneur de ce genre de facéties, je pense sincèrement qu’un artiste doit mener une vie curieuse. Deux jours avant, j’ai pris rendez-vous pour 8h00, un peu la tête dans le ‘uc, des cernes à quatre étages, de quoi ne pas me reconnaître dans la coiffeuse, même après un soin de septante minutes.
– Et alors, je vous les coupe comment?
Même chez mon coiffeur attitré, je suis toujours emprunté pour répondre: saperlotte, si je viens confier ma tête à une professionnelle, autant qu’elle prenne la meilleure décision à ma place, non? C’est vrai, quoi, je vais pas chez mon garagiste pour qu’il me dise « Et alors, qu’est-ce qu’on va lui faire comme réparation, à cette petite Polo, cette fois-ci? »; moi, si je viens dans un salon de coiffure, c’est pour avoir un avis d’expert. Réparez mon look, s’il vous plaît! Ravalez-moi la façade! J’articule un « court, mais pas trop » qui lui donne latitude. Je n’ai pas été déçu.
– Et alors, en vacances?
C’est loin d’être la meilleure entrée en matière pour entamer la conversation, mais je lui réponds qu’en tant que comédien, je peux prendre mes « vacances » quand je veux (Ah, mais vous les saltimbanques, vous êtes tout le temps en vacances, non? aurait-elle pu répondre). Je lui apprends que je travaille avec les Meurtres & Mystères, oui, vous savez, ce genre de Cluedo géant. On joue les scènes d’une intrigue policière entre les plats, blabla, et puis tout à coup il y a un crime, blabla, et là on distribue des coupons-réponses pour que les gens enquêtent. C’est du théâtre ludique, si vous voulez. Blabla.
– Ah oui, je connais. J’en avais déjà fait un. Mais je me demandais: pourquoi toujours des assassinats? Ça pourrait tourner autour d’autres intrigues, non? Des histoires de familles, par exemple un frère qui battrait sa sœur, ou alors des enfants abusés, vous voyez, ce genre de trucs.
Je lui explique que c’est déjà des éléments auxquels on a recouru dans d’autres scénarios: en fait, les histoires de famille font presque toujours partie de l’intrigue, puisqu’elles permettent de grossir l’enjeu des protagonistes. On essaie de varier les univers, pour permettre aux spectateurs de s’immerger différemment d’un spectacle à l’autre. Je lui relate les derniers exemples de scénario: un abordage pirate, une troupe de théâtre qui joue du Feydeau, un collège américain dans les années 50, mais aussi nos fantasmes d’atmosphères pour les prochains scénarios: traiter l’univers des vampires ou des zombies, ce genre de…
– Oui, mais c’est un peu noir, vous ne trouvez pas? Vous savez qu’à force d’en appeler à Satan, il finit par venir?
Là, je m’interloque. Elle a tout de même ses ciseaux à seulement quelques centimètres de ma gorge, et son oeil gauche un peu trop écarquillé me rappelle Jack Nicholson dans Shining.
– Oui, parce que vous savez, le diable existe, hein! Les gens pensent que c’est des histoires, mais moi j’ai vécu des choses, si vous saviez. Une fois, j’étais seule chez moi, j’ai été projetée contre mon lit par une force, une forme, une entité noire, et je ne dois mon salut qu’au fait que j’ai prononcé le doux nom de Jésus. Sans ça, Dieu sait!
Sur ma chaise, je relève le sourcil. Bouddha dubitatif avec une serviette autour du cou, je reste interdit. Son ciseau crisse toujours à mes oreilles, donc j’évite de faire le malin.
– Et ça va bien plus loin que ça, vous savez! Les gens qui ont le secret, hein? Le secret pour les brûlures, le secret pour les verrues, le secret pour plein de choses… C’est le Diable qu’ils invoquent, vous savez! Ils font des prières païennes, des sortilèges d’autre fois. Et il paraît que les médecins commencent à les appeler. C’est le diable qui entre dans nos hôpitaux!
Dans le coin du salon, le bichon maltais commence aussi à s’exciter. Je vois ses babines se retrousser. Bon sang, il va m’attaquer. Elle continue son monologue sur l’existence du diable. Elle ponctue sa diatribe par des coups de ciseaux dans le vague. Je vais y perdre un oeil, c’est sûr. Dans son excitation, je vois le fond de teint se craqueler sur son front. Elle a des rides aux coins des yeux, de quoi cacher quelques rouleaux de la Mer Morte. La nouvelle prophétesse. Galadriel chez les Mormons. Elle vient de s’interrompre. Elle me sourit.
– Je vous dis ça, c’est parce que les gens doivent comprendre que Dieu existe vraiment, vous savez. Quand on en a fait l’expérience directe, c’est plus facile, je sais. Alors je témoigne. Vous savez, moi j’ai eu une existence difficile, hein. Abusée quand j’étais enfant, et battue par mon frère. C’est difficile, vous savez. C’est comme si tout s’acharnait contre moi. Et puis Jésus m’est apparu, et j’ai repris confiance. Et tout va mieux.
Touchant. Too much. Tourneboulant. Un abîme d’humanité en trois coups de ciseaux. Je suis donc tombé sur la seule coiffeuse prosélyte d’Yverdon-les-Bains. Confession-express avec shampooing revitalisant. À chaque instant, je m’attends à ce que son bichon me tende une patte amicale pour m’inviter à soigner une pétition en faveur de l’existence de Dieu. Elle me tend un miroir. Bon sang, quelle coupe horrible. J’ai la même tête que MacGyver. Back to the nineties.
– Ça vous va?
J’ai dit oui (par lâcheté). J’ai acquiescé (effrontément). J’ai payé (avec le bon-cadeau).
Quand j’avais dix-sept ans, au sortir du Gymnase, je me réjouissais d’une année sabbatique où j’allais « découvrir le monde » et « vivre des aventures ». Désormais, je sais que l’aventure est au coin de la rue. Pas besoin d’aller se perdre dans les rues de Londres pour tomber sur un phénomène de foire ou un second rôle des Rougon-Macquart: il y a des perles de personnages à deux pas de chez vous, qui vous parleront du Diable et du Bon Dieu.
Merci pour cette jolie tranche de bonne humeur. 🙂
Splendide. Finir saigné comme un goret par une succube du Nord-Vaudois, avec la coupe de McGyver: c’est quand même autre chose que de mourir bêtement sur scène, comme le premier Poquelin venu….
Ivan