Mon père raconte.
C’était dans les années huitante, je crois que tu étais déjà né. Oui, 1985, un été chaud, très chaud; il faisait une tiaffe pas possible, on voyait de l’air avec les moissons; les rendements étaient bon à l’époque, mais c’était la mécanique qui suivait pas; l’année d’avant, en 84, la moissonneuse-batteuse nous avait sacrément embêté; tout le temps des emmerdes, des pièces qui pétaient, c’était toute une histoire avec ces machines.
Alors moi je regardais les annonces dans les journaux pour en acheter une d’occasion, une meilleure; un jour, dans le Sillon Romand, je vois qu’il y a une mise de faillite; un pauvre bougre qui avait bu son domaine ou quelque chose dans le genre, je me rappelle plus bien, toujours est-il qu’à la mise, y avait du matériel agricole à vendre, mais pas beaucoup de pelés pour l’acheter.
Arrive le tour d’une moissonneuse-batteuse en bon état, mais un truc d’occasion (oh, c’est toujours la loterie avec ce genre de machines), donc moi j’en fais le tour, et je me dis que je peux bien la monter jusqu’à mille, deux mille francs; elle valait au moins ça; mais quand le commissaire-priseur commence la mise, et je suis pratiquement le seul à miser; personne se bouge, pas d’intéressés, voilà qu’on me la lâche pour 300 francs! Trois cents francs! Autour de moi, tout le monde est un peu étonné que ça parte si bas, mais enfin, voilà, c’est la loi. Moi je commence à sourire, la belle affaire que j’ai faite là!
Au moment de partir, il y a le pauvre bougre de paysan qui s’amène vers moi. Il est tout gêné, il hésite un peu à me demander, mais pour finir il se lance: -Hé, je suis désolé de vous demander ça, mais est-ce que je peux vous la racheter à 300 balles, la moissonneuse, là? Non, parce que sans ça, moi je serai vraiment dans la cagasse.
Mon père marque une pause.
Alors bien sûr, c’était gênant: la meilleure affaire de l’année, et le misérable dans sa dèche, je voulais pas lui enfoncer la tête sous l’eau… Bref, au final, je lui dis que c’est ok, il me rembourse mes 300 francs et je repars bredouille. Mais au moins, avec une bonne action dans la tête. Je me dis surtout que je vais retrouver ma vieille moissonneuse qui va m’emmerder tout l’été.
Et bien crois-moi ou non
Mais cet été-là
J’ai pas eu une seule emmerde.
Pas une seule.
MORT de rire!