Mais tu comprends, j’ai besoin de ces vacances en Grèce ! J’ai envie de découvrir une autre culture, une autre cuisine, et puis ces plages au soleil alors que tout le monde déprime ici en novembre…
Tu préfères que je parte en burn-out ou en vacances au chaud ?
Cette semaine, EasyJet propose des vols Genève-Athènes à 36 euros. C’est plutôt alléchant, et tu te dis que tu compenseras en faisant du zéro-déchet pendant un mois et que tu mangeras moins de viande (mais pas en Grèce; après les vacances; la charcuterie grecque est tellement délicieuse).
Seulement voilà, si tu réfléchis un peu plus loin que le bout de ton nez (grec), tu mets en perspective le bilan carbone qu’engendre ton voyage. Les médias te bassinent à longueur d’année avec des chiffres dans tous les sens, et tu veux savoir si tu peux devenir un bon citoyen écologique qui sauvera la planète avec des douches courtes.
Un premier voyage vers les mathématiques s’offre à toi
Le problème de départ, c’est d’arriver à un chiffre relativement unifié de coût-carbone pour un millier de kilomètre en avion. Si tu veux une idée de la complexité à élaborer un bilan carbone, lis cet article très complet de Jean-Marc Jancovici (20 minutes de lecture). Pour faire court, disons que le bilan de consommation doit prendre en compte énormément de facteurs (l’alimentation électrique de l’aéroport, le nombre de personnes dans l’avion, la localisation, l’altitude, l’âge du capitaine). Heureusement, d’autres sources sur internet ont pensé à toi et on déjà compilé des chiffres.
Seulement voilà, ces chiffes varient du simple au… quadruple (le résultat est ramené en kilos de CO2 par millier de kilomètre par passager) :
Source | Donnée spécifiée | Résultat |
MyClimate | Genève-Athènes A/R | 201 |
Climat Mundi | Genève-Athènes A/R | 212 |
RSE | 1t pour un Paris-New York A/R | 225 |
Consommer responsable | 360g par km en avion | 360 |
Carbon Footprint | Genève-Athènes A/R | 139 |
Eco Volontaire International | 255 kg pour un Paris-Berlin A/R | 145 |
Energie-environnement.ch | 90g par km pour un court courrier | 90 |
Si je pondère un peu les résultats peu crédibles (en supprimant par exemple les deux estimations les plus extrêmes et en faisant une moyenne), j’arrive à un chiffre qui peut te servir désormais à clouer le bec du prochain grand flandrin qui aura le culot de te poser la question de combien ça pollue, un avion :
Un vol en avion pollue environ 180 kilos de CO2 par millier de kilomètres (par passager).
Mais notre cerveau n’est pas bien outillé pour appréhender les abstractions chères à Leonhard Euler, Evariste Galois et Henri Poincaré. Il lui faut des histoires et des images, des dessins et des comparaisons, des métaphores et des chansons. Nous aimons les aspects concrets de la vie. Il faut donc passer par des exemples de vols typiques. Ton pote qui part se marier à Athènes, ta grand-maman qui profite d’un séjour à New York, ton chat qui se barre à Tokyo :
Genève – Athènes (aller-retour) : 547 kilos
Genève – New York (aller-retour) : 2230 kilos
Genève – Tokyo (aller-retour) : 3529 kilos
Mais tout ça ne t’apprend encore rien, parce que tu ne sais pas à combien de kilos tu as droit (c’est comme si je te vante les bas prix du fromage grec : ça te fait une belle jambe de savoir que la feta n’est pas chère à Thessalonique; avant de connaître le salaire moyen, tu ne peux pas en déduire que la vie y est bon marché).
Notre deuxième voyage passe donc par la physique : en tant que citoyen de la planète Terre, si j’aspire à un équilibre entre tous les habitants, à quelle part de pollution ai-je droit ?
Là aussi, même fonctionnement. Je pondère quelques sources qui donnent un « budget carbone par habitant (par année) » :
Source | Donnée spécifiée |
Novethic.fr | 3,7 tonnes par habitant |
MLNE | 1,3 tonnes par habitant |
RSE | 1,22 tonne par habitant |
Le Monde | 0,8 tonne par habitant |
OFEV / Le Nouvelliste | 0,6 tonne par habitant |
Plus dur à pondérer, mais disons, grosso merdo, que le budget moyen que je pourrai tatouer sur mon épaule droite pour ébahir le même flandrin que tout à l’heure, c’est que :
Chaque année, tu as le droit de polluer un total de 1,5 tonne de CO2 pour que ce soit supportable pour la planète.
C’est pas bien lourd, surtout si tu as volé jusqu’en Chine il y a trois ans… Et c’est un budget all-inclusive, mon pote, ça comprend l’alimentation, les transports, la consommation de technologies, de vêtements, d’électricité, d’eau et la litière du chat. TOUT DOIT TENIR DANS MILLE CINQ CENT PUTAIN DE KILOS.
Ce qui nous amène à notre troisième voyage : le voyage amusant de l’éthique et de la responsabilité.
À partir de là, on peut se dire que vu que les Congolais sont largement en-dessous du seuil, tout va bien se passer. On peut se dire que les Pakistanais, les Maliens et Mauritaniens vont compenser mes petits excès EasyJet.
Mais est-ce que c’est équitable ?
Est-ce que c’est « bien » ?
Est-ce que c’est « juste »?
On serait au XIIe siècle, il y aurait encore une religion solide pour te dire ce qui est « juste » et ce qui l’est moins. Les curés feraient des sermons sur le flight-shaming, les cantates loueraient la sobriété heureuse et les icônes vanteraient le zéro déchet. Il y aurait un DIEU, une autorité pour te dire que tes comportements délétères pour la planète sont mauvais, immoraux et répréhensibles. On te vendrait même des indulgences en guise de compensations-carbones, mais c’est une autre histoire.
Mais, depuis, Dieu est mort.
Et la civilisation thermo-industrielle t’a enseigné que tout est permis : la science peut réparer des organes, faire des diamants artificiels, recharger des batteries de téléphones à distance et élaborer un ordinateur qui bat notre champion aux échecs. Notre civilisation consumériste nous a scandé des « Just Do It« , des « Be Yourself » et des « Follow Your Own Path » pour bien nous faire comprendre que l’individualisme était la seule Vraie Voie Vers Le Bonheur.
Consomme ! Tant que c’est légal, tu n’as rien à craindre, et en plus ça fera fonctionner l’économie, ça créera des emplois et ça remplira ton quotidien de choses. Et quand bien même tu verras que tout cela mène à notre perte, tu te diras que « si c’est permis, c’est que ça ne peut pas être aussi mauvais que ça en a l’air », que la science trouvera bien une solution au changement climatique et que « l’être humain s’est toujours adapté ».
Mais dès maintenant, tu sais.
Tu sais qu’avec un simple vol à New York, tu as englouti ton budget-carbone annuel, et bien empiété sur celui d’un autre terrien. Un peu comme si tu te resservais du buffet avant que tout le monde n’ait eu sa part. Un peu comme si tu laissais crever de faim un Malien, juste parce qu’on t’a conditionné à « Just Do It ».
Ouh là là, mais c’est culpabilisant ton message, là ! Tu voudrais quand même pas que je culpabilise, non ?
J’aimerais que tu culpabilises. J’aimerais que tout le monde culpabilise, parce qu’au-delà de la culpabilité, il y a l’action. Au-delà de la culpabilité, il y a l’espoir qu’on va comprendre que notre système est complètement fucké par des incitations contradictoires, que notre rythme de vie est insupportable pour notre environnement, et que nous nous sommes enfoncés dans un cockpit d’avion suicidaire, aveuglés par un déni complet de la réalité qui nous entoure.
Nous devons maintenant retrouver la place de notre responsabilité, reprendre les commandes de l’avion.
Nous devons rompre avec nos caprices d’adolescents, cesser nos touristiques enfantillages, et redevenir des pilotes adultes et responsables.
C’est ça, l’âge du capitaine.
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Merci pour ces recherches et estimations.
Quand on sait que l’agriculture animale pollue plus que tous les transports réunis et qu’elle est responsable en grande partie de problème de nutrition dans les pays pauvres (lié aux exportations de fourrage), comparer un vol transatlantique à se resservir au buffet avant un malien tout en vantant les saveurs de la charcuterie et de la feta, je trouve ça bien hypocrites et biaisé…
Peut-être que parler d’éthique animale est ici hors sujet (bien que l’éthique soit abordée dans l’article), cependant je trouverais cet article plus intègre et cohérent si, en condamnant la pollution des transports, il ne vantait pas au passage des produits animaux. Car tous comme les transports, nous devons prendre notre responsabilités face à notre consommation et aux animaux que l’on exploite, ainsi qu’à la pollution que cela engendre.
Cordialement,
Noé
Merci pour ce commentaire.
L’encouragement à la consommation de charcuterie grecque se voulait ironique.
Il existe aussi une agriculture animale « douce » pour l’environnement, locale et ancrée dans un contexte qui permet un respect mutuel avec les animaux. J’ai grandi dans une ferme et connais bien l’amour qu’un éleveur peut avoir pour ses bêtes, autant que les problèmes de surproduction, de contingentement et d’intrants chimiques.
Sur ce sujet, lire :
https://tinyurl.com/yxnzbfhl
https://reporterre.net/L-elevage-atout-ou-malediction
et à contraster avec cet article :
https://www.theguardian.com/commentisfree/2015/dec/22/festive-christmas-meal-long-haul-flight-meats-damaging-planet
L’amour et le respect pour les bêtes est bien hypocrite quand il s’agit d’amener ces animaux, qui manifestement ne veulent pas mourir, à l’abattoir afin de leur trancher la gorge… surtout qu’en 2019, ce n’est plus une nécessité.
Je vous invite à vous renseigner sur les modes de vies alternatifs qui permettent de vivre sans pour autant massacrer inutilement des animaux sentients. Grand bien vous en fera, à eux également et finalement à la planète.
Cordialement,
Noé
Selon moi, vous ne souhaitez pas faire la différence entre « vivre en symbiose avec des autres espèces » (ce que peut être l’agriculture biologique) et « massacrer des animaux dans des abattoirs industriels ». Il y a un abîme moral entre les deux, et je penche du côté de la modération.
Je pense que c’est justement une posture qui invite à la modération (plutôt qu’une abstention pure et simple) qui permettra de convaincre le grand public de réduire sa consommation de viande.
(de la même manière qu’il est raisonnable de prôner une modération – de l’ordre d’un vol tous les 10 ans – en matière de pollution touristique)
Je pense que le « juste milieu » ou « modération » peut effectivement s’appliquer dans beaucoup de domaine. Un vol tous les 10 ans semble modéré et raisonnable.
Quant est-il des injustices sociales ? Peut-on justifier d’être « modérément » raciste ? « Modérément » sexiste ? Un viol tout les 10 ans est-il acceptable ?
Je comprends que vous avez l’image idyllique du petit élevage extensif dans la montagne, avec son paysan qui « aime » « ses » bêtes. Mais j’aimerais que vous essayez à votre tour de comprendre que je ne puisse parler de « symbiose », de « respect » ou « d’harmonie » lorsque l’on fait couler le sang inutilement…
Le spécisme (la discrimination arbitraire selon l’espèce) est ancré dans notre société et nous y sommes habitués. C’est pour cela qu’il est très difficile de prendre du recul sur ce sujet, et c’est aussi pour cela que je souhaite combattre la banalisation de se servir « un petit bout de charcuterie de temps en temps qui ne fait pas de mal ».
Nous avons certainement dévié du sujet initial, mais je vois là l’opportunité de souligner la convergence des luttes, qu’elles soient sociales (antiracisme, féminisme, , antispécisme, etc..) ou écologiques, car à mon sens elles reposent toutes sur des valeurs d’un monde meilleur et de justice.
Cordialement