J’ai passé le Réveillon avec des amis, une petite fête intime entre quatorze-z-yeux. Notre hôte avait mis une musique de fond pour nous mettre à l’aise. J’étais affalé sur le canapé en écoutant la playlist très hétéroclite qui tapissait la discussion.
À un moment donné, les hauts-parleurs ont diffusé timidement « Wind of Change » des Scorpions, et Marcel Proust s’est imposé à moi: j’étais ramené 10 ans en arrière dans le souvenir de mes premières boums.
J’étais propulsé dans ma chemise-à-carreaux-super-à-la-mode, gominé comme le bras droit de Michael Corleone et sexy comme un bûcheron scandinave. J’étais au milieu de la piste de danse, dans les bras d’une Valentine, d’une Séverine ou d’une Anne-Gilberte. J’étais grisé par les harmonies des Scorpions qui me montaient le long des jambes.
« I follow the Moskva / Down to Gorky Park / Listening to the wind of change »
Je sentais le vent s’engouffrer dans l’espace qui me séparait de ma cavalière du moment. Nous dansions sur du béton brut, dans l’inévitable garage qui accueillait les surprises-parties adolescentes. Le propriétaire du lieu avait sans doute passé l’après-midi à ranger ses outils. On voyait encore quelques traces d’huile sur le sol. On avait maladroitement dissimulé l’armoire métallique avec un drap blanc.
« The world is closing in / Did you ever think / That we could be so close, like brothers »
Trois médiocres haut-parleurs éructaient les mêmes musiques que la semaine d’avant, le même quart d’heure américain, la même demi-heure de slow. On ne savait pas danser autre chose que le slow, alors on ne mettait que ça à entendre. Les couples s’enlaçaient, se délaçaient, se prélassaient, puis finissaient par se lasser. Tania sortait avec Mathieu. Jérôme avait quitté Mélanie. Laure pleurait dans un coin.
Pas grave. La musique continuait de nous faire danser.
« Take me to the magic of the moment / On a glory night / Where the children of tomorrow dream away / in the wind of change »
L’avantage de « Wind of Change », c’était que ce genre de morceau vous donnait l’occasion d’avoir d’ambitieux projets. Les Scorpions en avaient pour cinq bonnes minutes à égréner leur langoureuse mélodie, ce qui vous offrait l’opportunité de nouer avec votre partenaire une relation aux proportions démesurées: à l’âge où les couples qui duraient plus d’un week-end étaient considérées comme des vieux ringards, cinq bonnes minutes équivalaient à une demande en mariage.
J’attendais invariablement cette chanson pour inviter la plus belle fille de la soirée. Déjà doté d’une précieuse oreille musicale, j’étais le premier à repérer les accords magiques, ce qui me procurait une longueur d’avances sur mes concurrents pour aller solliciter la chère élue. Je savourais son « oui, volontiers », et je l’entraînais sur la piste de danse avec le sourire de celui qui sait qu’il a gagné cinq minutes de bonheur assuré.
La symphonie commençait. Les premiers accords « softs » nous glissaient dans une délicieuse intimité. Je plongeais mes yeux dans ses yeux, je pressais mon corps contre son corps. Après le premier refrain, je sentais généralement poindre cette embarrassante tension qui vous oblige à respecter une pudique distance au niveau de la ceinture. Je craignais qu’elle ne perçoive mon émotion. Je priais pour qu’elle attibue la déformation de mon pantalon à une contrainte extérieure (clé, lipsick, ouvre-boîte). Je contenais violemment mon émoi.
« Take me to the magic of the moment / On a glory night / Where the children of tomorrow share their dreams / With you and me »
Cinq minutes de bonheur contenu.