J’ai reçu un joli message l’autre jour :
Hello Yvan, dis j’ai une question pleinement intéressée : « Comment on sort de la vallée de la Merde ? »
Je vais garder l’anonymat de l’improvisateur qui m’a envoyé ça, pour des raisons évidentes de on-n’a-pas-trop-envie-d’avouer-à-ses-partenaires-qu’on-est-dans-la-Vallée-de-la-Merde. Mais merci de tout coeur, voilà, je te réponds avec un article de blog tout chaud, merci Bastien.
C’est quoi la Vallée de la Merde ?
C’est un concept de l’excellente Jill Bernard dans son petit ouvrage Le Joli Petit Manuel d’improvisation théâtrale (que j’ai traduit il y a une douzaine d’année – et que vous pouvez commander chez moi, eh ouais mon petit père, il y pas de pub qui se perd).

Jill explique qu’il y a des « phases » de la vie d’improvisateurice, et qu’on peut tomber facilement dans une phase merdique où tout ce qu’on fait est un peu… meeeeh. Je cite :
LE CREUX DE LA VAGUE
Quand vous commencez l’impro, vous êtes terrifiés. Après six semaines, vous commencez à prendre vos marques, et vous faites des progrès pendant trois à six mois. Et puis soudain, sans raison particulière, VOUS PUEZ! Vous devenez nul, grave. C’est de la merde, ce que vous faites.
Vous en pleurez la nuit. Vous devenez misérable.
Je vous le dis sans détour : vous allez puer pendant un certain temps, et ensuite vous puerez plus. Vous saurez pas pourquoi c’est redevenu comme avant. Il y a juste un soir où vous vous direz, «Hé, je pue plus!» Et ça va fluctuer comme ça pendant toute votre carrière.
Je pense que ça arrive chaque fois par intervalles, entre trois et six mois. Mais je ne tiens pas de statistiques. J’aimerais, je trouve que ça sonnerait bien. Pendant tout le temps où vous traversez la Vallée-de-JE-FAIS-DE-LA-MERDE, voici ce que vous pouvez faire:
- Concentrez-vous sur les bases. Revoyez ces repères de l’impro fondamentale que vous avez peut être oubliés. Relisez Truth in Comedy ou Impro.
- Ne vous prenez pas au sérieux. Perso, j’essaie même d’être encore plus mauvaise, parce que surun malentendu, ça peut devenir vraiment intéressant.
- Prenez une pause – courte, longue – et faites quelque chose d’autre. Un cours de danse, une sortie au musée, une promenade à la plage; peu importe, tant que ça vous change la tête avec une bouffée d’idées nouvelles.
Ayez la foi: cet état n’est pas permanent.
«Soyez compétent» – Keith Johnstone.
Maintenant, Bastien : ça c’était il y a douze ans.
Depuis, j’ai travaillé avec la notion de Vallée-de-la-Merde, j’en ai parlé à plein d’improvisateurices, j’ai exploré les conseils de Jill, et je peux ajouter 2-3 éléments.
Surveille ta nourriture culturelle
J’en ai déjà parlé là et Jill le mentionne, mais je le répète : quand on veut perdre du poids ou rester en bonne santé, on se soucie de diététique. Pour l’inspiration et la créativité, c’est la même chose : tu dois surveiller ton régime culturel. Qu’est-ce que tu lis ? Qu’est-ce que tu regardes comme série ? Est-ce que tu es allé dans un musée ces six derniers mois ? Est-ce que tu es sortie au théâtre pour voir un spectacle un peu à l’aveugle, sans attentes particulières ?
Indice : si tu as répondu « TikTok » à l’une de ces questions, c’est que c’est déjà mal barré. Dis-moi ce que tu regardes, et je te dirais comment tu crées : tu dois brasser de temps en temps le compost de ton imaginaire.
Si tu n’es pas artiste, sois au moins un artisan
Je pense que le conseil de « relire Truth in Comedy » reste extrêmement valable : je sais que je suis un geek de l’impro, mais je suis souvent effaré à quel point certain·es de mes collègues n’ont pas vraiment de références techniques sur l’improvisation. C’est pas un problème tant que ça marche… mais lorsque le talent s’enrhume, je les trouves assez démunis.
Au niveau technique, je recommande toujours Improv For Everyone de Greg Tavares, qui est une analyse concise, claire et pragmatique des mécanismes de l’impro. Je suis sûr que vous aurez plein d’autres lectures à recommander en commentaires.
En fait, c’est probablement un bon signe
Oui, je sais que ça fait un peu trop pensée positive, mais je l’ai constaté souvent : les moments de Vallée-de-la-merde sont des temps d’incubation. Tu es juste en train de progresser, mais tu ne t’en rends pas compte. C’est un palier : tu va t’en rendre compte dans trois mois. Rétrospectivement, tu comprendras que cette phase était un marécage nécessaire pour te rendre sur un nouveau progrès, un nouveau style de jeu ou des nouveaux réflexes. C’est amplement détaillé dans la littérature des sciences de l’éducation : quand une élève met en place une nouvelle compétence, elle passe par une phase « d’intégration » où elle peut sembler moins aguerrie sur certains outils qui semblaient basiques.
La Vallée-de-la-merde, c’est une phase de doute inhérente à la vie d’artiste; c’est plutôt rassurant, parce que ça protège aussi de l’hubris et l’aveuglement artistique : si tu es consciente que tu fais du travail médiocre, c’est que ton critique intérieur est en train de protéger ton art.
Donc oui, on s’embourbe, mais tais-toi et continue d’avancer.




