Le talentueux Robin Szymczak m’a gentiment posé cette question en matière d’impro théâtrale :
« Je dois bientôt donner un cours sur le game of the scene et je me demandais comment tu approchais le sujet avec tes groupes. En général ce que je fais c’est que je pars de situation « normales », je leur fais identifier puis amplifier ce qui sort de l’ordinaire. Si tu as des conseils/exercices ça m’intéresserait beaucoup. Et aussi pour les encourager à vraiment y aller à fond. »
Tu tombes bien : j’aimerais davantage consacrer d’articles sur la pédagogie d’impro sur ce blog. Vu mon grand âge (25 ans de pratique d’impro), on commence à me poser des questions, et donc je risque de pouvoir commencer une rubrique « Ask Me Anything » qui m’impulsera de nouveaux billets. Celui-ci propose donc une suite d’exercices pour un atelier d’environ 3h avec une douzaine d’individus qui n’auraient qu’une connaissance liminaire du concept de « Game of the Scene« . Il a été éprouvé sur une bonne vingtaine d’itérations, dans des contextes très différents. Sens-toi libre d’adapter. J’ai tiré la plupart des exercices des enseignements de Halpern & Close (Truth in Comedy), Keith Johnstone (Le chapitre « Advancing » dans Impro for Storytellers) et le bouquin « The Upright Citizens Brigade Comedy Improvisation Manual » qui explore ce thème en détail et que je recommande chaudement.
La réponse courte à ta question, c’est : « Je fais à peu près la même chose que toi, c’est-à-dire enseigner à amplifier un pattern à partir de situations normales; au-delà de ça, je trouve essentiel de comprendre la mécanique du game of the scene et l’exploration de ses trois outils : répéter-augmenter-transposer.«
Un peu de théorie : THE GAME OF THE SCENE
On le traduit parfois par « Jeu de la scène« , mais on l’appelle aussi « gimmick« , ou « pattern« , ou encore « moteur comique », et il y a bien sûr plein d’acceptions différentes, et d’interminables débats sur ce que c’est vraiment. Ma définition tient en quelque chose comme
« En impro, le pattern est une structure dramaturgique à l’échelle de la scène, qui permet d’être répétée, augmentée et/ou transposée pour un effet généralement comique. »
Ou plus simplement : « un truc drôle qui se répète« . En fait, une grande majorité des sketches comiques (improvisés ou non) sont composés (consciemment ou non) sur ce principe. Les Monty Pythons en abusent, les Inconnus et les Nuls aussi, les stand-uppers et les clowns y recourent sous certaines formes. Il y a probablement une raison psychologique à cela : on aime bien ce qu’on connaît déjà, et donc le pattern nous propose un schéma A (une première exposition à un phénomène), A’ (une deuxième exposition), puis B (une augmentation/transposition) pour un effet comique. Bergson (un philosophe qui s’est sérieusement interrogé sur l’humour) dirait qu’on a affaire à une mécanique poussée à l’absurde. On retrouve d’ailleurs même ce schéma A>A’>B en composition musicale, c’est donc dire si on aime bien :
(A) qu’on nous raconte des histoires
(A’) qu’on nous répète la même histoire légèrement modifiée,
et (B) qu’on utilise ensuite cette structure narrative pour nous emmener plus loin.
Ce qui fait la force du pattern, c’est sa capacité à générer une structure prévisible dans la scène, un ensemble de contraintes (qui va nous rendre créatives); son principal défaut, c’est que c’est un mécanisme inflationniste : parfois, on part tellement dans l’absurde qu’on perd la sincérité du début de la scène. Dure responsabilité de la technicienne-lumière que de sentir quand les improvisateurs n’en ont plus « sous le pied ».
Détail : à mon humble opinion, la différence entre « pattern » et « comique de répétition », c’est que le pattern cherche justement à s’emballer et à se transposer dans d’autres éléments théâtraux. Bien sûr, ce sont des notions de la même famille : le pattern est le cousin dégénéré et hyperactif, le Stitch qui va bazarder le réalisme à la mitraillette.
Un parcours d’exercices

LA SALLE D’ATTENTE
Avant même une intro théorique, je commence avec l’exercice de la salle d’attente. Je dispose quatre chaises sur scène (deux face public, et deux de profils aux extrémités, comme si elles étaient disposées autour d’une table basse). Voilà une salle d’attente. C’est peut-être chez le médecin ou la dentiste, ça n’est pas très important. Une volontaire ? Arya, c’est super, tu peux venir ici, en coulisses. Je vais te demander de faire un exercice impossible. Je te dis déjà que c’est impossible, comme ça tu n’as pas la pression.
Là, généralement Arya se détend. Avec un public aguerri (en école pré-pro, par exemple), les gens n’ont plus besoin de la démonstration qu’en théâtre, « on communique forcément quelque chose ». Mais pour des amateurs, ça peut être une épiphanie.
Arya, je vais te demander de faire deux choses très simples. Tu es « numéro un ». Tu vas entrer dans cette salle d’attente, et tu vas t’asseoir. Deux choses. Entrer. T’asseoir. Je le répète, c’est impossible. Tu vas forcément faire des autres choses, mais tu dois t’efforcer de ne faire que ces deux actions. Vas-y, et nous, on regarde.
Arya entre dans la salle d’attente, regarde une chaise, puis s’assied sur la deuxième chaise qu’elle regarde.
Merci Arya, c’était super. Tu as échoué, bien sûr – puisque c’est un exercice impossible, mais c’était super.
J’aime bien désacraliser « l’échec », « la réussite » ou « les erreurs », c’est très johnstonien, ça permet d’asseoir cette idée que les erreurs ne sont jamais sanctionnées, mais qu’elles sont toujours le signe d’un progrès ou d’un évènement qui peut être fécond.
Les autres, qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce qu’Arya a fait que je ne lui avais pas demandé ? Elle a forcément fait des « actions remarquables » que vous devez avoir identifié. Allez-y, il y a une infinité de réponses possibles.
« Elle a choisi sa chaise ! »
« Elle a baissé les yeux ! »
« Elle a hésité avant d’entrer ! »
« Elle a tourné la poignée mais l’a gardé en main pour la refermer, comme si la porte était en caoutchouc. »
(et après une autre poignée d’observation) Oui. Tout cela. Arya, c’est formidable, tu nous a offert un magifique terreau. Jérôme, tu vas venir en coulisses et t’apprêter à entrer dans la même salle d’attente que le personnage d’Arya. Tu seras « numéro deux ». Dans ta tête, sélectionne une des actions remarquables qu’on a mentionné, et tu vas le faire « un peu plus ».
Jérôme entre dans la salle, regarde la première chaise, puis regarde la troisième, puis tâte la quatrième, puis teste à nouveau la première, et finalement s’assied sur la troisième (Arya est toujours assise sur la deuxième).
Très bien. Vous voyez que « numéro deux » – Jérôme – a sélectionné l’action remarquable qu’on pourrait définir par « choisir sa chaise précautionneusement ». Il me faut un « numéro trois » qui va entrer dans la même salle d’attente, et augmenter encore davantage cette action, qu’on va désormais appeler, le « pattern ».
Bérénice entre, hésite plusieurs fois entre la première et la quatrième en les reniflant, les caressant, les soupesant, puis finalement s’assied sur la quatrième chaise.
Parfait. Vous voyez que le pattern est à chaque fois le même, chaque fois un peu augmenté par rapport au précédent. J’aimerais un « numéro quatre » qui accentue encore ce pattern.
« Mais il n’y a plus qu’une seule chaise, note Leïla. Comment est-ce qu’on peut hésiter s’il n’y a plus qu’une seule chaise ? »
Excellente remarque, qui me permet de livrer une notion fondamentale : le pattern ne peut jamais totalement s’épuiser, il y a toujours une manière de l’alimenter. Parfois, c’est plus compliqué que d’autres, parfois vous devrez aller dans l’absurde ou le surréalisme le plus grotesque, mais c’est toujours possible.
Shakri lève la main en disant qu’elle a une idée. Elle entre dans la salle d’attente, hésite entre toutes les chaises occupées, hésite à s’asseoir sur le sol, hésite même à repartir de la salle, puis finalement s’assied, satisfaite, sur la première chaise.
C’est génial, c’est totalement ça. Bravo ! Vous constatez que le pattern a évolué : on est passé de « choisir précautionneusement sa chaise » à « hésiter sur à peu près tout », et votre collègue Shakri s’en est sortie en transposant le pattern, en le faisant passer à un autre degré. On pourrait imaginer un numéro cinq qui va même hésiter à entrer dans la salle d’attente; on pourrait imaginer ensuite un numéro six qui hésite à entrer sur l’exercice – en passant un degré supplémentaire, celui du « méta ».
Je leur propose ensuite une demi-douzaine d’itérations sur ce principe. Je les encourage à explorer autour du non-verbal, puis du verbal, puis du relationnel, et ainsi de suite, pour tester plusieurs dimensions de l’impro.
LA FILE D’ATTENTE
Je leur propose ensuite l’application de cet exercice au dialogue entre deux personnages.
Nous sommes dans un fast-food. Jérôme, tu seras vendeur en fast-food. Tu as toujours du stock, tu as toujours de quoi rendre la monnaie. Tu peux te contenter d’être « normal », l’équivalent du clown blanc, le garant de réalité. Ne cherche pas l’absurde à tout prix. Ça viendra plutôt de tes clientes et clients. Isolde, tu vas jouer la première cliente de ce fast-food. Tu entres, passes la commande, la règle et ressors ensuite. Tu peux jouer proche de la réalité. Encore une fois : vous produisez de toute manière suffisamment de signaux pour qu’on puisse répéter-augmenter-transposer.
Isolde entre, commande un cheeseburger et demande à savoir s’il y a une variante sans gluten (entre une foultitudes d’autres actions remarquables).
Cédric (numéro deux) entre et demande s’il y a une variante de burger vegan, et demande aussi si le magasin accepte des bons de réductions.
Tibor (numéro trois) demande si on peut lui fournir une liste de tous les additifs alimentaires, puis demande aussi le numéro de la responsable de l’hygiène.
Naomi (numéro quatre) s’arrête à trois pas du vendeur et dépose un billet sur le comptoir, en disant que « c’est sa liste de conditions pour consommer quoi que ce soit ici. »
Et ainsi de suite – dans cette variante, aucune limite d’itérations. Vu qu’il n’y a pas de chaises, on peut continuer à être numéro cinq, six, etc; on peut défier le groupe de battre le record d’itérations. C’est intéressant de voir à quel point on n’est parfois très vite plus inspiré du tout, ou alors on pourrait jouer le jeu pendant des heures.
Avec cet exercice, on se rapproche du travail de scène, et les interactions peuvent se développer de manière très inattendue. J’encourage les élèves à rester brèves·brefs, en rappelant qu’on est dans un fast-food. Ça les pousse à tenir le pattern de manière condensée.
Je peux débriefer certaines itérations en faisant revenir les improvisateurs sur leurs hypothèses de lecture : est-ce qu’elles ont lu le même pattern, ou celui-ci était évolutif (c’est fort probable). L’objectif, c’est d’arriver à formuler plus ou moins le même pattern à l’issue de l’impro, mais il y a plein de moments où les élèves (moi le premier) n’auront pas vraiment « compris » le pattern.
Si c’est vraiment cryptique, je demande à ce que « numéro deux » soit le plus explicite possible. L’écueil le plus fréquent, c’est que les gens cherchent à créer plusieurs patterns à la fois; dans ce cas, je les pousse à sélectionner et à renoncer à la plupart des actions remarquables de « numéro un ». Un autre obstacle, c’est que les gens ont parfois une merveilleuse idée « conceptuelle » du pattern, mais ne parviennent pas vraiment à la réaliser sur scène, elle prend trop de temps, il tourne autour du pot, elle part sur une ambiguïté. Ça s’affine de toute manière avec l’expérience.
LE TRUC AVEC TOI, C’EST QUE…
Avec ce troisième (et dernier exercice), j’essaie de les faire passer de la scène au longform. L’idée est de pouvoir chercher des transpositions de plus en plus libre. Il y a un niveau d’abstraction à passer, et certains groupes (surtout les jeunes ados) n’auront peut-être pas encore les compétences d’analyses suffisantes pour s’épanouir dans l’exercice.
Jill et Daniela, vous allez faire une première improvisation, qui sera notre improvisation « numéro un ». À un moment donné de l’improvisation, l’une de vous deux va dire à l’autre : « Le truc avec toi, c’est que… » et fera une observation sur le personnage de son partenaire. Par exemple : « Le truc avec toi, c’est que tu cherches trop à tout contrôler. » ou « Le truc avec toi, c’est que tu sais vraiment écouter les amies qui souffrent. » Peu importe, ça peut être une remarque positive ou une critique. Allez-y.
Elles improvisent des retraitées en vacances en Finlande qui cherchent à louer les services d’un gigolo. Au bout d’un moment, Daniela dit à Jill : « Le truc avec toi, c’est que t’es une fonceuse, même à septante ans. »
Parfait, stop. J’ai besoin maintenant de quelqu’un qui remplace le personnage de Daniela sur scène. On va retrouver le personnage de Jill à un autre moment de sa vie, dans une autre situation où on va voir à quel point elle est « fonceuse ».
Stéphane improvise un gardien d’enfant qui explique à Jill que « pour un enfant de quatre ans, c’est très bien d’impliquer ses camarades dans les jeux, mais là tu as passé la barrière de la garderie, vous êtes allés dans la forêt et tu as établi un campement, c’est un peu trop pour ton âge. »
Et ainsi de suite : d’autres improvisatrices peuvent venir se substituer à Stéphane pour proposer d’autres situations, pour explorer ce pattern de personnage de « fonçeuse ».
LE TRUC AVEC TOI – NIVEAU II
Après plusieurs itérations, je leur demande d’enlever l’étiquetage : dans la scène initiale, il n’y a plus personne pour dire « le truc avec toi ». On va juste éditer la scène avec une nouvelle scène, en reprenant un personnage commun et en répétant-augmentant-transposant son pattern de personnage.
LE TRUC AVEC TOI – NIVEAU III
Et au bout du compte, j’arrive à la version ultime de cet exercice, qui est presque un longform à lui tout seul :
Désormais, le pattern ne sera plus centré sur un personnage en particulier, mais pourra être incarné par n’importe quel personnage. Le pattern va donc de plus évoluer pour se centrer sur une situation.
Et je donne des exemples :
(1) une première scène montre des pompiers en train de tuer le temps en inventant une nouvelle variante de poker avant la prochaine alarme
(2) des diablotins des enfers inventent une nouvelle manière de torturer les damnés pour échapper à l’ennui de l’éternité
(3) un couple de quadragénaires planifient leur prochaine sortie dans un club échangiste pour pimenter leur vie de couple
(4) la présidente des États-Unis propose à son secrétaire de déclarer la guerre à la Suisse « pour changer un peu »
(5) deux abbesses du Moyen-Âge proposent de « ne pas croire en Dieu pendant une demi-journée », pour voir si elles seront damnées
Et ainsi de suite. On est dans l’intégration des compétences, donc peut-être qu’à ce stade, l’exercice tournera au boxon. C’est bien de débriefer de manière descriptive (et non prescriptive), pour se rendre compte d’à quel moment on a « trouvé » ou « perdu » le pattern. Dans mon exemple, on voit que le pattern s’est solidifié autour de « rompre la routine avec une activité inattendue ».
C’est précieux d’être très ouvert aux glissements de pattern (surtout dans cet exercice de transposition). Je pousse les élèves à imaginer le pattern dans d’autres contextes, pour pousser au comique : « Si cette absurdité devient une règle, quelles autres conséquences peuvent en découler ? » Tu auras des élèves très fortiches pour décaler le pattern dans des situations « scriptées » (un entretien d’embauche, un rendez-vous galant, une scène de rupture, une attaque dans les tranchées, etc). C’est une bonne béquille pour commencer, et après un moment c’est bien de pouvoir se détacher de ces scènes un peu rigides.
Pour moi, la grande beauté du travail sur le pattern, c’est de pouvoir muscler la compétence d’analyse du jeu : le pattern n’est jamais créé par « numéro un », mais c’est « numéro deux » qui permet de donner un cap (et les autres numéros n’ont plus qu’à suivre le moteur comique). Le jeu est dans l’oeil de celui/celle qui le regarde.
Si tu cherches une approche peut-être moins intellectuelle, il y a cette référence qui mérite un détour.
Bon game, Robin !






