Improvisation et créativité, Théâtre

Le jeu de la scène

Le talentueux Robin Szymczak m’a gentiment posé cette question en matière d’impro théâtrale :
« Je dois bientôt donner un cours sur le game of the scene et je me demandais comment tu approchais le sujet avec tes groupes. En général ce que je fais c’est que je pars de situation « normales », je leur fais identifier puis amplifier ce qui sort de l’ordinaire. Si tu as des conseils/exercices ça m’intéresserait beaucoup. Et aussi pour les encourager à vraiment y aller à fond. »

Tu tombes bien : j’aimerais davantage consacrer d’articles sur la pédagogie d’impro sur ce blog. Vu mon grand âge (25 ans de pratique d’impro), on commence à me poser des questions, et donc je risque de pouvoir commencer une rubrique « Ask Me Anything » qui m’impulsera de nouveaux billets. Celui-ci propose donc une suite d’exercices pour un atelier d’environ 3h avec une douzaine d’individus qui n’auraient qu’une connaissance liminaire du concept de « Game of the Scene« . Il a été éprouvé sur une bonne vingtaine d’itérations, dans des contextes très différents. Sens-toi libre d’adapter. J’ai tiré la plupart des exercices des enseignements de Halpern & Close (Truth in Comedy), Keith Johnstone (Le chapitre « Advancing » dans Impro for Storytellers) et le bouquin « The Upright Citizens Brigade Comedy Improvisation Manual » qui explore ce thème en détail et que je recommande chaudement.
La réponse courte à ta question, c’est : « Je fais à peu près la même chose que toi, c’est-à-dire enseigner à amplifier un pattern à partir de situations normales; au-delà de ça, je trouve essentiel de comprendre la mécanique du game of the scene et l’exploration de ses trois outils : répéter-augmenter-transposer.« 

Un peu de théorie : THE GAME OF THE SCENE

On le traduit parfois par « Jeu de la scène« , mais on l’appelle aussi « gimmick« , ou « pattern« , ou encore « moteur comique », et il y a bien sûr plein d’acceptions différentes, et d’interminables débats sur ce que c’est vraiment. Ma définition tient en quelque chose comme

« En impro, le pattern est une structure dramaturgique à l’échelle de la scène, qui permet d’être répétée, augmentée et/ou transposée pour un effet généralement comique. »

Ou plus simplement : « un truc drôle qui se répète« . En fait, une grande majorité des sketches comiques (improvisés ou non) sont composés (consciemment ou non) sur ce principe. Les Monty Pythons en abusent, les Inconnus et les Nuls aussi, les stand-uppers et les clowns y recourent sous certaines formes. Il y a probablement une raison psychologique à cela : on aime bien ce qu’on connaît déjà, et donc le pattern nous propose un schéma A (une première exposition à un phénomène), A’ (une deuxième exposition), puis B (une augmentation/transposition) pour un effet comique. Bergson (un philosophe qui s’est sérieusement interrogé sur l’humour) dirait qu’on a affaire à une mécanique poussée à l’absurde. On retrouve d’ailleurs même ce schéma A>A’>B en composition musicale, c’est donc dire si on aime bien :
(A) qu’on nous raconte des histoires
(A’) qu’on nous répète la même histoire légèrement modifiée,
et (B) qu’on utilise ensuite cette structure narrative pour nous emmener plus loin.

Ce qui fait la force du pattern, c’est sa capacité à générer une structure prévisible dans la scène, un ensemble de contraintes (qui va nous rendre créatives); son principal défaut, c’est que c’est un mécanisme inflationniste : parfois, on part tellement dans l’absurde qu’on perd la sincérité du début de la scène. Dure responsabilité de la technicienne-lumière que de sentir quand les improvisateurs n’en ont plus « sous le pied ».

Détail : à mon humble opinion, la différence entre « pattern » et « comique de répétition », c’est que le pattern cherche justement à s’emballer et à se transposer dans d’autres éléments théâtraux. Bien sûr, ce sont des notions de la même famille : le pattern est le cousin dégénéré et hyperactif, le Stitch qui va bazarder le réalisme à la mitraillette.

Un parcours d’exercices

LA SALLE D’ATTENTE

Avant même une intro théorique, je commence avec l’exercice de la salle d’attente. Je dispose quatre chaises sur scène (deux face public, et deux de profils aux extrémités, comme si elles étaient disposées autour d’une table basse). Voilà une salle d’attente. C’est peut-être chez le médecin ou la dentiste, ça n’est pas très important. Une volontaire ? Arya, c’est super, tu peux venir ici, en coulisses. Je vais te demander de faire un exercice impossible. Je te dis déjà que c’est impossible, comme ça tu n’as pas la pression.

Là, généralement Arya se détend. Avec un public aguerri (en école pré-pro, par exemple), les gens n’ont plus besoin de la démonstration qu’en théâtre, « on communique forcément quelque chose ». Mais pour des amateurs, ça peut être une épiphanie.

Arya, je vais te demander de faire deux choses très simples. Tu es « numéro un ». Tu vas entrer dans cette salle d’attente, et tu vas t’asseoir. Deux choses. Entrer. T’asseoir. Je le répète, c’est impossible. Tu vas forcément faire des autres choses, mais tu dois t’efforcer de ne faire que ces deux actions. Vas-y, et nous, on regarde.

Arya entre dans la salle d’attente, regarde une chaise, puis s’assied sur la deuxième chaise qu’elle regarde.

Merci Arya, c’était super. Tu as échoué, bien sûr – puisque c’est un exercice impossible, mais c’était super.

J’aime bien désacraliser « l’échec », « la réussite » ou « les erreurs », c’est très johnstonien, ça permet d’asseoir cette idée que les erreurs ne sont jamais sanctionnées, mais qu’elles sont toujours le signe d’un progrès ou d’un évènement qui peut être fécond.

Les autres, qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce qu’Arya a fait que je ne lui avais pas demandé ? Elle a forcément fait des « actions remarquables » que vous devez avoir identifié. Allez-y, il y a une infinité de réponses possibles.

« Elle a choisi sa chaise ! »

« Elle a baissé les yeux ! »

« Elle a hésité avant d’entrer ! »

« Elle a tourné la poignée mais l’a gardé en main pour la refermer, comme si la porte était en caoutchouc. »

(et après une autre poignée d’observation) Oui. Tout cela. Arya, c’est formidable, tu nous a offert un magifique terreau. Jérôme, tu vas venir en coulisses et t’apprêter à entrer dans la même salle d’attente que le personnage d’Arya. Tu seras « numéro deux ». Dans ta tête, sélectionne une des actions remarquables qu’on a mentionné, et tu vas le faire « un peu plus ».

Jérôme entre dans la salle, regarde la première chaise, puis regarde la troisième, puis tâte la quatrième, puis teste à nouveau la première, et finalement s’assied sur la troisième (Arya est toujours assise sur la deuxième).

Très bien. Vous voyez que « numéro deux » – Jérôme – a sélectionné l’action remarquable qu’on pourrait définir par « choisir sa chaise précautionneusement ». Il me faut un « numéro trois » qui va entrer dans la même salle d’attente, et augmenter encore davantage cette action, qu’on va désormais appeler, le « pattern ».

Bérénice entre, hésite plusieurs fois entre la première et la quatrième en les reniflant, les caressant, les soupesant, puis finalement s’assied sur la quatrième chaise.

Parfait. Vous voyez que le pattern est à chaque fois le même, chaque fois un peu augmenté par rapport au précédent. J’aimerais un « numéro quatre » qui accentue encore ce pattern.

« Mais il n’y a plus qu’une seule chaise, note Leïla. Comment est-ce qu’on peut hésiter s’il n’y a plus qu’une seule chaise ? »

Excellente remarque, qui me permet de livrer une notion fondamentale : le pattern ne peut jamais totalement s’épuiser, il y a toujours une manière de l’alimenter. Parfois, c’est plus compliqué que d’autres, parfois vous devrez aller dans l’absurde ou le surréalisme le plus grotesque, mais c’est toujours possible.

Shakri lève la main en disant qu’elle a une idée. Elle entre dans la salle d’attente, hésite entre toutes les chaises occupées, hésite à s’asseoir sur le sol, hésite même à repartir de la salle, puis finalement s’assied, satisfaite, sur la première chaise.

C’est génial, c’est totalement ça. Bravo ! Vous constatez que le pattern a évolué : on est passé de « choisir précautionneusement sa chaise » à « hésiter sur à peu près tout », et votre collègue Shakri s’en est sortie en transposant le pattern, en le faisant passer à un autre degré. On pourrait imaginer un numéro cinq qui va même hésiter à entrer dans la salle d’attente; on pourrait imaginer ensuite un numéro six qui hésite à entrer sur l’exercice – en passant un degré supplémentaire, celui du « méta ».

Je leur propose ensuite une demi-douzaine d’itérations sur ce principe. Je les encourage à explorer autour du non-verbal, puis du verbal, puis du relationnel, et ainsi de suite, pour tester plusieurs dimensions de l’impro.

LA FILE D’ATTENTE

Je leur propose ensuite l’application de cet exercice au dialogue entre deux personnages.

Nous sommes dans un fast-food. Jérôme, tu seras vendeur en fast-food. Tu as toujours du stock, tu as toujours de quoi rendre la monnaie. Tu peux te contenter d’être « normal », l’équivalent du clown blanc, le garant de réalité. Ne cherche pas l’absurde à tout prix. Ça viendra plutôt de tes clientes et clients. Isolde, tu vas jouer la première cliente de ce fast-food. Tu entres, passes la commande, la règle et ressors ensuite. Tu peux jouer proche de la réalité. Encore une fois : vous produisez de toute manière suffisamment de signaux pour qu’on puisse répéter-augmenter-transposer.

Isolde entre, commande un cheeseburger et demande à savoir s’il y a une variante sans gluten (entre une foultitudes d’autres actions remarquables).

Cédric (numéro deux) entre et demande s’il y a une variante de burger vegan, et demande aussi si le magasin accepte des bons de réductions.

Tibor (numéro trois) demande si on peut lui fournir une liste de tous les additifs alimentaires, puis demande aussi le numéro de la responsable de l’hygiène.

Naomi (numéro quatre) s’arrête à trois pas du vendeur et dépose un billet sur le comptoir, en disant que « c’est sa liste de conditions pour consommer quoi que ce soit ici. »

Et ainsi de suite – dans cette variante, aucune limite d’itérations. Vu qu’il n’y a pas de chaises, on peut continuer à être numéro cinq, six, etc; on peut défier le groupe de battre le record d’itérations. C’est intéressant de voir à quel point on n’est parfois très vite plus inspiré du tout, ou alors on pourrait jouer le jeu pendant des heures.

Avec cet exercice, on se rapproche du travail de scène, et les interactions peuvent se développer de manière très inattendue. J’encourage les élèves à rester brèves·brefs, en rappelant qu’on est dans un fast-food. Ça les pousse à tenir le pattern de manière condensée.

Je peux débriefer certaines itérations en faisant revenir les improvisateurs sur leurs hypothèses de lecture : est-ce qu’elles ont lu le même pattern, ou celui-ci était évolutif (c’est fort probable). L’objectif, c’est d’arriver à formuler plus ou moins le même pattern à l’issue de l’impro, mais il y a plein de moments où les élèves (moi le premier) n’auront pas vraiment « compris » le pattern.

Si c’est vraiment cryptique, je demande à ce que « numéro deux » soit le plus explicite possible. L’écueil le plus fréquent, c’est que les gens cherchent à créer plusieurs patterns à la fois; dans ce cas, je les pousse à sélectionner et à renoncer à la plupart des actions remarquables de « numéro un ». Un autre obstacle, c’est que les gens ont parfois une merveilleuse idée « conceptuelle » du pattern, mais ne parviennent pas vraiment à la réaliser sur scène, elle prend trop de temps, il tourne autour du pot, elle part sur une ambiguïté. Ça s’affine de toute manière avec l’expérience.

LE TRUC AVEC TOI, C’EST QUE…

Avec ce troisième (et dernier exercice), j’essaie de les faire passer de la scène au longform. L’idée est de pouvoir chercher des transpositions de plus en plus libre. Il y a un niveau d’abstraction à passer, et certains groupes (surtout les jeunes ados) n’auront peut-être pas encore les compétences d’analyses suffisantes pour s’épanouir dans l’exercice.

Jill et Daniela, vous allez faire une première improvisation, qui sera notre improvisation « numéro un ». À un moment donné de l’improvisation, l’une de vous deux va dire à l’autre : « Le truc avec toi, c’est que… » et fera une observation sur le personnage de son partenaire. Par exemple : « Le truc avec toi, c’est que tu cherches trop à tout contrôler. » ou « Le truc avec toi, c’est que tu sais vraiment écouter les amies qui souffrent. » Peu importe, ça peut être une remarque positive ou une critique. Allez-y.

Elles improvisent des retraitées en vacances en Finlande qui cherchent à louer les services d’un gigolo. Au bout d’un moment, Daniela dit à Jill : « Le truc avec toi, c’est que t’es une fonceuse, même à septante ans. »

Parfait, stop. J’ai besoin maintenant de quelqu’un qui remplace le personnage de Daniela sur scène. On va retrouver le personnage de Jill à un autre moment de sa vie, dans une autre situation où on va voir à quel point elle est « fonceuse ».

Stéphane improvise un gardien d’enfant qui explique à Jill que « pour un enfant de quatre ans, c’est très bien d’impliquer ses camarades dans les jeux, mais là tu as passé la barrière de la garderie, vous êtes allés dans la forêt et tu as établi un campement, c’est un peu trop pour ton âge. »

Et ainsi de suite : d’autres improvisatrices peuvent venir se substituer à Stéphane pour proposer d’autres situations, pour explorer ce pattern de personnage de « fonçeuse ».

LE TRUC AVEC TOI – NIVEAU II

Après plusieurs itérations, je leur demande d’enlever l’étiquetage : dans la scène initiale, il n’y a plus personne pour dire « le truc avec toi ». On va juste éditer la scène avec une nouvelle scène, en reprenant un personnage commun et en répétant-augmentant-transposant son pattern de personnage.

LE TRUC AVEC TOI – NIVEAU III

Et au bout du compte, j’arrive à la version ultime de cet exercice, qui est presque un longform à lui tout seul :

Désormais, le pattern ne sera plus centré sur un personnage en particulier, mais pourra être incarné par n’importe quel personnage. Le pattern va donc de plus évoluer pour se centrer sur une situation.

Et je donne des exemples :

(1) une première scène montre des pompiers en train de tuer le temps en inventant une nouvelle variante de poker avant la prochaine alarme

(2) des diablotins des enfers inventent une nouvelle manière de torturer les damnés pour échapper à l’ennui de l’éternité

(3) un couple de quadragénaires planifient leur prochaine sortie dans un club échangiste pour pimenter leur vie de couple

(4) la présidente des États-Unis propose à son secrétaire de déclarer la guerre à la Suisse « pour changer un peu »

(5) deux abbesses du Moyen-Âge proposent de « ne pas croire en Dieu pendant une demi-journée », pour voir si elles seront damnées

Et ainsi de suite. On est dans l’intégration des compétences, donc peut-être qu’à ce stade, l’exercice tournera au boxon. C’est bien de débriefer de manière descriptive (et non prescriptive), pour se rendre compte d’à quel moment on a « trouvé » ou « perdu » le pattern. Dans mon exemple, on voit que le pattern s’est solidifié autour de « rompre la routine avec une activité inattendue ».

C’est précieux d’être très ouvert aux glissements de pattern (surtout dans cet exercice de transposition). Je pousse les élèves à imaginer le pattern dans d’autres contextes, pour pousser au comique : « Si cette absurdité devient une règle, quelles autres conséquences peuvent en découler ? » Tu auras des élèves très fortiches pour décaler le pattern dans des situations « scriptées » (un entretien d’embauche, un rendez-vous galant, une scène de rupture, une attaque dans les tranchées, etc). C’est une bonne béquille pour commencer, et après un moment c’est bien de pouvoir se détacher de ces scènes un peu rigides.

Pour moi, la grande beauté du travail sur le pattern, c’est de pouvoir muscler la compétence d’analyse du jeu : le pattern n’est jamais créé par « numéro un », mais c’est « numéro deux » qui permet de donner un cap (et les autres numéros n’ont plus qu’à suivre le moteur comique). Le jeu est dans l’oeil de celui/celle qui le regarde.

Si tu cherches une approche peut-être moins intellectuelle, il y a cette référence qui mérite un détour.

Bon game, Robin !

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David Foster Wallace sur l’ironie

Il y a quelques années, j’ai découvert David Foster Wallace via Infinite Jest (Infinie Comédie), un über-pavé sur la société du divertissement et les addictions. Plus lisible, This is Water traite du sens de la vie (D.F. Wallace s’est suicidé à 40 ans, ce qui le rend à la fois légitime et inadéquat pour écrire sur le sens de la vie). Si vous voulez vous frotter à 90′ d’honnêteté intellectuelle, je vous recommande cet interview brillante qu’il avait donné à la télévision allemande en 2003.

Il y a une ironie (!) extrême à l’imaginer disserter aujourd’hui sur TikTok et les réseaux sociaux : accélération de la société, superficialité des produits culturels, grands enjeux complètement invisibilisés… Wallace reste un intellectuel d’une acuité troublante et d’un secours réconfortant : depuis le COVID, je me pose énormément de questions sur la valeur de « faire des spectacles d’humour » dans une société en crise. J’ai parfois l’impression que mes collègues humoristes / créateur·ices se réfugient derrière l’étiquette du divertissement pour « rendre le monde plus beau / joyeux ». Certes, c’est splendide de vouloir donner des choses à admirer, mais…

« Einstein croyait que les problèmes, questions et enjeux les plus sérieux et profonds ne pouvaient être discutés que sous forme de blagues. Dans la littérature américaine, il existe une tradition appelée « humour noir », qui est un type d’humour très sardonique et triste.

Il existe des formes d’humour qui offrent des échappatoires à la douleur, et d’autres qui transfigurent la douleur. Aux États-Unis, il existe une situation étrange où, à certains égards, l’humour et l’ironie sont des réponses politiques et rédemptrices. Dans un autre sens, particulièrement dans le divertissement populaire, l’ironie et une forme d’humour noir peuvent devenir une façon de prétendre protester alors qu’en réalité ce n’est pas le cas.

Quelqu’un [Lewis Hyde] a un jour qualifié l’ironie de « chant d’un oiseau qui a fini par aimer sa cage » – même s’il chante qu’il n’aime pas la cage, en réalité il s’y plaît. L’ironie peut être à la fois un signal d’alarme et un anesthésique, et cette distinction aux États-Unis est aujourd’hui très délicate et très compliquée. »

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Ecriture de tréteaux

Jeudi soir, je jouerai la cinquième représentation d’Odysseus Fantasy, le nouveau spectacle des ArTpenteurs. La troupe s’installe pour une semaine de représentations à la plage d’Yverdon-les-Bains. Le chapiteau rouge va se dresser entre sable et sous-bois, pour faire résonner l’Odyssée d’Ulysse au milieu des caleçons de bain vert fluo et des chipolatas grillées. Et même si les vers d’Homère auront une légère odeur de crème solaire, c’est de toute façon la poésie qui gagne à la fin.

Heureux qui comme lui a fait un beau voyage

La création prit quantité de détours: Thierry Crozat (mise en scène) a réuni 4 comédiens (Chantal Bianchi, Corinne Galland, Lorin Kopp et mescolles) pour 5 semaines et demie de création et de recherches. On avait fait deux semaines de labo en janvier (écriture & clown de théâtre) pour avoir quelques ancrages, avant de lancer l’esquif d’une écriture de plateau carrément homérique. 

Première couche: l’Odyssée d’Ulysse. Texte-fleuve, immense récit alambiqué entre les souvenirs confus du héros, les suppliques de Télémaque, les divines querelles et des références souvent enfouies au plus près de notre culture occidentale. Charybde et Scylla, le cyclope, le cheval de Troie… On a passé plusieurs semaines à enfoncer quelques portes ouvertes et dépasser des culs-de-sacs pour aérer tout ce bazar.

Deuxième couche: des clowns privés de parole. L’idée primordiale était de pouvoir créer un spectacle sans recourir au texte. Grommelots, mimiques, musiques, tout y a passé pour échapper au français. Ecueils de la langue. Hauts-fonds de la forme théâtrale. Naufrage du sens. A la quatrième semaine, on se résout à chapitrer le spectacle de quelques apartés poétiques. Sinon le spectateur-qui-veut-chercher ne comprendra rien à rien et voudra partir (quant au spectateur-qui-se-laisse-aller, c’est de toute façon gagné).

Troisième couche: la vie de Thierry. J’ai pas cherché à connaître tous les détails, mais ça tourne autour de la Mer (Méditerranée) et de la Mère (nourricière), de l’arrachement et de l’attachement, de la geste (homérique) et du geste (le théâtre par le mime). C’est dense, cow-boy. 

Pitch Lynch

Le résultat? Une fable poétique et visuelle entre Homère sous acide et un rêve de Stephen King. Désormais, quand on me demande le pitch je dis ça: « C’est l’Odyssée d’Ulysse adapté par David Lynch qui avait à sa disposition 4 clowns de théâtre et la vie de Thierry à raconter. » À partir de là, débrouillez-vous.
Perso, c’est le spectacle le plus intrigant, complexe et poétique qu’il m’ait été donné la chance de jouer, avec son lot de double (voire triple) sens, d’images surréalistes et de musiques enchanteresses. On a déjà joué 2 scolaires à la Vallée de Joux il y a 10 jours, les élèves (9e & 10e) étaient scotchés. Et puis c’est pas trop long: en septante minutes on fait le tour, et je sais que tu aimes ça, les spectacles pas trop long.

Trilogie

Jusqu’en 2020, on part pour une belle trilogie sur les traces d’Homère. L’année prochaine, on élaborera une fresque centrée sur le récit d’Ulysse; en 2020 ce sera « IF – l’Odyssée de l’arbre », autour de la Ville d’Yverdon-les-Bains, l’écologie et le pouvoir des conifères. Et comme le projet change tout le temps, je suivrai l’aventure avec une poignée de billets sur ce blog pour rendre compte de la luxuriance des idées de la troupe.

Odysseus Fantasy, un spectacle à suivre du 7 au 10 juin 2018 à Yverdon-les-Bains, puis pendant l’été à Romainmôtiers, La Tour-de-Peilz et Sion. Tournée et informations ici.

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Quand tu commences

Bon, mais vous prévoyez quand même une trame?

(C’est la question qu’on me pose le plus souvent après un spectacle ou une animation d’impro. C’est toujours un compliment, je trouve. Et c’est aussi une formidable manière de définir l’art de l’improvisation avec le spectateur, qui après avoir confié son admiration pour notre sens de la répartie, notre connexion collective et notre humour, me lance:)

Bon, mais vous prévoyez quand même une trame?

Rien n’est prévu à l’avance; on ne sait pas dans quelle époque on va jouer, quels personnages on va incarner et quels seront les éléments de l’histoire. Ça serait même contre-productif: si on prévoit des choses à l’avance, il y a le risque qu’un comédien oublie ce qui a été prévu ou qu’un élément extérieur vienne perturber nos plans. Et alors là, ça devient très compliqué d’improviser: est-ce que je reste fidèle au « plan », ou est-ce que j’oublie complètement le script? Et est-ce que mes collègues feront le même choix? C’est plus simple de ne rien prévoir, et d’approcher la scène comme une page blanche. 

Mais comment vous savez quelle idée il faut suivre?

A priori, on suit toujours la première idée qui est exprimée, parce que c’est celle qui existe, qui est déjà là, que le public a vue. L’essence de l’improvisation théâtrale, c’est de pouvoir présenter des histoires dans des réalités cohérentes. Si mon partenaire commence à jouer un cow-boy, j’ai tout intérêt à évoluer dans le même univers. Je pourrais faire un autre cow-boy, ou un apache, ou un croque-mort, ou son père qui veut le décourager de se venger des pillards qui intimident la ville.

Ça veut dire que vous allez toujours à l’idée la plus simple?

Oui et non. Si je reprends mon exemple de western, j’ai une totale liberté de point de vue, de thématique et de registre théâtral: je peux incarner un autre cow-boy qui vient d’être provoqué en duel (une scène qu’on a certainement vu déjà plein de fois); je peux aussi mettre en scène le colt du cow-boy qui exprime des états d’âme sur le pouvoir qu’il donne aux hommes « Bouhouhou! Je ne suis qu’un instrument de mort; j’aurais dû faire comme mon cousin, qui donne les départs des courses de chevaux au Minnesota! »

Et quand vous n’avez plus d’idée? Ou que vous n’avez pas la bonne idée?

Il n’y a pas de « bonnes » idées. Les grandes idées sont des petites idées qu’on a laissé grandir. L’attitude à avoir, c’est que les idées n’ont pas besoin d’être trouvées. Elles sont déjà là, il suffit juste d’y prêter attention. Mettons qu’une comédienne vienne au centre du plateau et se mette à taper du pied et à regarder sa montre. Peut-être qu’elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait (de prime abord, elle attend) ou de qui elle attend (Son élève? Son adjoint au maire? Son dragon?). Qui peut juger laquelle de ces idées sera une « bonne » idée? Dès que vous changez votre attitude sur la qualité de la créativité, vous vous libérez d’un poids énorme.

Mais alors qu’est-ce que vous travaillez dans vos « répétitions d’impro » ou vos ateliers du genre?

Sur des ateliers de deux à trois heures, les improvisatrices et improvisateurs professionnels apprennent généralement à se connecter les uns aux autres, à accéder à leur imagination, en plus de tout le travail théâtral qui peut être abordé: voix, corps, interprétation, développement d’un catalogue de personnages…

Ha, je vous arrête, là: vous préparez vos personnages! Vous admettez quand même que vous préparez des choses à l’avance?

Quand Miles Davis nettoie sa trompette, est-ce qu’il est en train de planifier son prochain solo? Je ne crois pas. Pour nous, le travail des personnages, c’est la même chose: on peaufine un instrument, on donne un corps à l’enveloppe. C’est le contenu qui change à chaque fois. Je ne vais pas jouer mon boucher marseillais de la même manière dans une scène d’amour et dans une scène de dispute. Je ne vais pas le jouer de la même manière face à un pote de compagnie ou à un improvisateur que je connais à peine. Je ne vais pas le jouer de la même manière à une animation d’entreprise ou un spectacle devant dix personnes. En fait, je ne vais jamais le jouer de la même manière: les personnages sont là pour être toujours réinventés.

Mais… Est-ce que ça vous est arrivé de ne plus avoir d’idées?

Souvent. Tout le temps. C’est le meilleur état, parce qu’il nous laisse libre et nous pousse dans les retranchements. Et en même temps, on n’est jamais sans idées. Il suffit de faire deux minutes de méditation pour voir qu’on est incapable d’arrêter son esprit. Les idées circulent, elles coulent autour de nous. Si vous écoutez autour de vous, vous avez toutes les idées de la terre. Le génie de l’improvisation, c’est de pouvoir exprimer et connecter ses idées, pour en faire quelque chose de théâtral. Si je tourne calmement autour d’une première idée, je vais très vite avoir envie de raconter une histoire; si j’entends un spectateur qui tousse, je vais pouvoir raconter l’histoire d’un glaire qui voulait désespérément sortir de sa gorge et découvrir le monde. Je vais faire voyager ce glaire et lui faire vivre des aventures.

Mais quel genre d’aventures? Vous avez des trucs pour raconter les histoires?

Une histoire fonctionne comme un coeur qui bat: un moment de tension (systole) et un moment de relâchement (diastole). C’est un rythme binaire, très lent. Le spectateur va retenir sa respiration quand l’héroïne soulève la voiture pour sauver son chien, et il y aura un soupir de soulagement en voyant que Youki est encore vivant. Une histoire, c’est donc créer des problèmes et y trouver des solutions: notre cerveau reptilien est très fort pour créer des problèmes (Danger! Mammouth! Froid!), et notre cerveau gauche, plus abstrait, peut conceptualiser des solutions. Un enfant de six ans sait construire une histoire, parce qu’il a intégré très tôt ce besoin de danger/solution: c’est un peu comme un jeu « pour se faire peur », comme le lionceau qui se fait pourchasser par sa mère dans la savane. Et ça nous fait retomber sur une fonction vitale du théâtre, qui est de purger nos pulsions-passions-peurs et de cultiver le champ des possibles. À partir de là, on ennuie rarement si on raconte une histoire.

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Où est Charlie?
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À priori, oui.

Le week-end passé, j’étais invité à la première édition du WISE, le Festival d’improvisation de Clermont-Ferrand organisé par Improvergne. 160 participants, 10 formateurs, 4 journées d’ateliers et 3 soirs de spectacles. De la très très belle organisation, à tel point que j’étais persuadé que c’était la 6e édition de l’évènement: l’équipe réunie autour de Rémi Couzon gérait tout ça avec une efficacité rare, l’ambiance était top et la proximité des lieux de stages donnait une superbe unité à ce Festival qui a de beaux jours devant lui.

C’était une occasion pour moi de retrouver de bons amis et de faire quelques découvertes. Oui, Fabio, le geocaching est mille fois mieux que Pokemon Go! Oui, Katar, je reste un enfant de six ans dans un corps de prof de grec! Oui, Remi, il faut absolument un 2e WISE en 2017!

L’improvisation francophone commence à se constituer en communauté

C’est Matthieu Loos qui parlait de ça, en expliquant qu’avec de belles initiatives comme le podcast d’Hugh Tebby et les festivals européens, les professionnels de l’impro commençaient à se solidariser autrement que par le Match. On se croise à Nancy ou à Toulouse, on refait le monde à l’Improvidence, Yverdon-les-Bains ou Clermont-Ferrand. Tout ça pour partager des expériences, des questionnements et des idées autour d’une passion-métier qui gagne peu à peu ses lettres de noblesses.

Facebook vient combler les vides et met en réseau: à l’inverse du format Match qui favorise les échanges internationaux, les concepts qui tendaient à isoler les compagnies dans leur coin trouvent une manière de garder le contact: les festivals inspirent, fédèrent et relient.

À priori, OUI.

Dans tous les ateliers, il y a le (ou la) stagiaire qui pose des questions. Celui pour qui tout est sujet à débat, celle à qui il faut toutes les précisions imaginables avant de faire l’exercice. J’avais déjà parlé de ma politique agressive à l’encontre des questions, mais je sais mettre de l’eau dans mon vin: j’ai remarqué que la plupart des questions que les stagiaires me posent sont des requêtes de permissions (Est-ce qu’on peut commencer l’impro sur une chaise?), des interrogations motivées par la peur (Ça marche, si mon personnage est fâché au début de la scène?) ou des questions propres à chaque exercice – et donc, des cas particuliers: grand paradoxe de vouloir improviser en planifiant déjà les réactions pour chaque cas de figure.

Je me rends bien compte que ces stagiaires sont souvent dépendant d’un style d’apprentissage qui s’appuie sur un programme de cours clair, d’une théorie complète. Ces élèves sont tentés par l’exhaustivité (Que faire dans le cas où…) et la cohérence (Mais tout à l’heure, tu as dit que…). J’ai remarqué que je couvrais 95% des questions avec cette simple et brève réponse: A PRIORI, OUI.

Je vais me faire imprimer un T-shirt, ça fera le mec qui est cool.

Du contenu dans l’enveloppe

Dans les discussions autour des spectacles, on commence à dépasser la pure technique. Il est bientôt fini le temps où on décrivait seulement un « concept ». Les professionnels sont aguerris aux techniques et se désintéressent d’une impro purement performative. Qui veut encore faire une improvisation alphabétique de 2 minutes sur la suggestion « oncologue »? Certes, les vieilles ficelles auront la vie dure, spécialement dans le théâtre en entreprise et les formats de divertissement, mais je trouve enthousiasmant d’entendre des réflexions sur l’esthétique propre à une troupe ou sa quête de sens.

Partout, les praticiens prennent conscience du potentiel illimité de l’improvisation théâtrale (et de sa qualité théâtrale, justement). « L’impro, espace de réalité augmentée depuis plus de 3’000 ans« , devrait-on dire. Le matin du 15 juillet, alors que je réfléchissais au format que nous allions proposer en carte blanche le soir, j’apprenais le tragique évènement de Nice. Et immédiatement, j’ai su que nous devions faire un spectacle là-dessus (ou à tout le moins, aborder le sujet sous un angle personnel). Parce que si le théâtre doit parler du monde, il doit parler du monde d’aujourd’hui. Quel théâtre plus contemporain que celui qui peut improviser ses textes le soir-même? Il était vital que nous parlions de tolérance, d’ouverture, d’écoute et de tendresse humaine.

Pour que l’improvisation soit au-delà d’un « divertissement sans substance » (Johnstone) et que la discipline devienne « le théâtre du coeur » (Del Close).

Be wise.

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« L’improvisation est basée sur un mensonge »

Une légende de l’improvisation. Un monstre sacré. David Catpurring a marqué toute une génération, à travers des ateliers suivis par des milliers d’élèves-comédiens, un livre publié chez Fayard et un mausolée taillé dans des os de mammouth, qui résume ses 15 règles immuables en improvisation. Aujourd’hui reclus dans une grotte du Worcestershire, il sort de sa réserve pour redresser quelques torts qui endommagent selon lui le noble art de l’improvisation théâtrale. Récit d’une rencontre.

Mammothbones

À l’époque de la construction du mausolée

Maître Catpurring, vous vous êtes retiré de la scène de l’impro depuis 10 ans. Pourquoi être sorti de votre réserve, récemment?

Je lis tellement de conneries. Dans ma grotte, j’ai le WiFi, et croyez-moi, l’Internet offre tout un paquet d’âneries à lire. Quand on brocarde Trump et ses amis, ça ne me fait rien, mais attaquer les fondements de l’impro, moi ça me rend ribouldingue.

Ribouldingue, ça existe vraiment comme mot?

Oui, mais ça ne veut pas exactement dire ce que vous avez compris.

Passons. Vous vous êtes élevés contre les improvisateurs qui proclament que « l’impro, c’est la vie » ou « l’impro, c’est comme la vie de tous les jours ».

Oui, c’est le premier gros problème. C’est surtout que ces bâtards nous expliquent que gna gna gna, l’impro c’est la vie réelle, c’est comme une discussion, gna gna, par exemple là on est en train d’avoir une discussion, alors pif paf c’est de l’impro. Pas du tout. PAS DU TOUT. Ces gens se gourent complètement. Ils se mettent le doigt dans l’oeil jusqu’au pancréas. L’impro, c’est bien plus que ça. C’est du théâtre. Et je dis théâtre sans dire « théâââââtre », c’est pas prétentieux, je veux juste dire que le théâtre est une représentation concentrée de la réalité.

Qu’entendez-vous par là?

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Enfin un peu de poésie.

Ben, le théâtre, c’est pas montrer quelqu’un qui va faire ses courses, qui attend le bus ou qui fait sa lessive. Ce matin, j’ai fait ma lessive, par exemple. Vous croyez que ça intéresse quelqu’un, ça? Non! Tout le monde se contrefiche de mes slips à rayures grises. Faire sa lessive normalement, c’est inintéressant, c’est pas de l’art pour deux sous. Les gens ont confondu la quête du réalisme avec la quête du trivial. Je vais encore au théâtre, croyez-moi, et je vois plein de choses triviales. Pas de contenu. Pas d’émotion. On dirait que le comédien lit son texte, quand bien même il le sait par coeur.
Mais attention, hein: c’est aussi possible de faire de l’art avec quelqu’un qui fait sa lessive. Vous pouvez le mettre dans des situations incroyables, dans un état d’esprit qui fait que ça sera tragique, ou comique, ou intense. Je ne suis pas en train de prêcher pour des actions incroyables et des effets spéciaux hollywoodiens, hein.
Prenez Psychose, de Hitchcock: quand Marion Crane prend sa douche, l’activité est inintéressante – sauf pour les voyeurs, bande de fripouilles – mais c’est surtout le suspense induit par le meurtre imminent qui rend l’action magnétique. Donc non, l’impro, c’est pas comme la vie de tous les jours. L’impro c’est bien plus que la vie, c’est toute la vie, c’est une vie artistique.

Oui, c’est ce que Peter Brook dit quand il explique que le théâtre est un « concentré de vie ».

Si vous pouviez me laisser ce genre de réplique, ça serait sympa.

Mes excuses. Mais revenons plutôt à vos dernières déclarations. Vous vous battez contre ceux qui comparent l’impro au jazz.

C’est très simple à comprendre: le jazz est musical, l’impro est théâtrale, point barre. Ce qui veut dire que vous avez plein de points communs, mais une différence fondamentale: le jazz en tant que musique est un art de l’abstrait – les sons nous procurent des émotions, mais ne formulent pas un langage articulé; à la différence de l’impro, qui met en scène des personnages qui s’expriment en français. On ne peut pas comparer une symphonie de Chopin et une tragédie de Shakespeare. C’est deux médias différents.
Bien sûr, si vous me parlez d’une comédie musicale jazzy – concrète, donc – ou d’une impro avec de la poésie sonore – abstraite, donc -, alors là, on peut discuter. Mais arrêtez de me dire que Miles Davis aurait pu débouler sur une patinoire en improvisant 4 minutes en alexandrins. Arrêtez ça, c’est grotesque. Grotesque. Ça me fout de l’urticaire.

Désolé de vous mettre dans des états pareils.

Non, c’est rien. Je peux vous offrir à boire, en fait?

Non, merci, pas soif.

Ah, j’aurais dû proposer avant. Je suis un hôte exécrable.

Non, non. Tout va bien!

Bon, vous êtes bien gentil.

Poursuivons, si vous le voulez bien. 

Un instant! Vous voyez, ce petit dialogue qu’on vient d’avoir.

Oui?

Et bien, il est trivial, sans réelle substance. Il est quotidien. Ce n’est pas de l’art. Et on peut dire qu’il est inintéressant.

C’est vrai. 

Ce qui était intéressant dans ce petit dialogue, c’est ce qu’il révélait sur nos personnalités, sur notre relation. Au niveau littéraire, c’est encore trop pauvre. Donc, il faudrait le retravailler pour le présenter sur une scène de théâtre.

Hermite2

Maître Catpurring, grand observateur de la réalité.

J’aimerais revenir sur votre troisième déclaration, le mensonge que vous dénoncez quant aux origines de l’impro. Vous critiquez la référence à la commedia dell’arte.

Totalement. Dans les manuels, on vous dépeint « l’histoire de l’improvisation », avec son prestigieux « ancêtre » sous la forme du théâtre des Italiens du XVIIe siècle. Tout le monde est content, c’est comme s’il y avait une filiation avec Molière, ça permet de redorer le blason de l’impro, de lui donner des lettres de noblesses. Mais pourquoi, si la commedia est le papa de l’improvisation, n’y a-t-il rien eu au XVIIIe et au XIXe siècle en matière d’improvisation?
On part d’une idée fausse, qui est que la commedia était improvisée. Rien n’est plus faux. Le capocomico – le chef de troupe – définissait le scénario approprié à jouer devant le public, avec les personnages de la pièce, l’ordre des scènes, les lazzi – une place à l’improvisation, certes – à intégrer pour la représentation. Mais les comédiens connaissaient l’histoire, connaissaient les personnages de leurs partenaires, savaient leurs répliques par coeur. C’était du théâtre à peu près écrit. Oui, probablement y avait-il quelques saillies spontanées et des références à l’actualité. C’est nécessaire en théâtre de rue, pour capter l’attention et focaliser les esprits. Mais de là à définir la commedia comme ancêtre de l’impro telle qu’on la pratique aujourd’hui, c’est fort de café.

On pourrait dire que la commedia est une première tentative d’utilisation de l’impro dans le spectacle écrit, non?

Vous êtes moins stupide que vous en avez l’air.

Non mais dites-donc!

(Les deux personnages s’empoignent; l’intervieweur tente un coup de poing, mais l’ermite le retient en s’appuyant sur la table au centre-scène. Les deux finissent par tomber à terre. En se relevant, ils se rendent compte de leur substance théâtrale. Faisceaux de lumière blanche. Stroboscope et fumée. Les deux personnages explosent. Morceaux de peau, chairs rouges, organes déchiquetés et gouttes de sang aux quatre coins de l’espace scénique. Le metteur en scène s’avance depuis les coulisses. Il s’excuse, puis explose à son tour.) 

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Rorschach

« À quoi vous fait penser cette tache, monsieur? »

Mon partenaire de scène me tend un carnet imaginaire; entre ses deux mains qui enserrent le vide, je ne vois rien, évidemment. Mon corps veut voir, mais mon regard passe à travers, et je distingue les sourires crispés des premiers rangs de spectateurs. Quelle mouche me pique de débouler sur scène sans idée, moi?

Je regarde mon partenaire de jeu. Il est tendu. Il se retourne à Jardin, pour faire un mime obscur, un vague geste de dévissage-de-bouteille ou je ne sais quoi. Une troisième manche de Time’s Up alcoolisée, on dirait. J’ai pas la référence, je comprends rien. Il se tourne vers moi; il a l’air tendu, presque énervé. Je respire péniblement, la tension est à son comble.

Rorschach

Débuter une scène improvisée, c’est faire le test de Rorschach: à partir d’une vague énigme, on va laisser faire notre inconscient, notre instinct, pour mettre du spécifique sur du flou. Parce que l’improvisation théâtrale, c’est construire sur du vide: pas de costume de Richard III, pas de décor en plan incliné; à peine un thème ou une suggestion qui flotte dans l’esprit du spectateur. Il va falloir bâtir sur le vide, sans chercher à toujours remplir. Mon Royaume pour une idée!

Le public est venu voir des comédiens sans peurs et sans reproches se débattre avec des contraintes draconiennes: comment va-t-on enchanter cette scène vide, avec du contenu qui ait du sens? Devant moi, quelques vagues indices que m’a donné mon partenaire. L’énigme. Je lutte, je sue; et en même temps, c’est bon; ce sont aussi ces gouttes de sueur que les 98 spectateurs sont venus voir: un comédien-dramaturge qui crée en direct, comme dans ces restaurants asiatiques où on vous grille une plancha de poulpes coupés juste devant vous. L’impro a ce petit goût de fait maison.

Pendant ce temps, je continue mon enquête.

« À quoi vous fait penser cette tache, alors? »

L’improvisateur est un chien policier qui renifle les petites transformations du plateau de jeu, pour en extraire la substantifique moelle. Après, il s’agira de ronger ce squelette d’idée, de jeter les osselets pour suivre le fil narratif. C’est ce que je me tue à dire aux élèves avancés qui ont encore peur de la scène vide: venez sans rien. C’est le meilleur état de création. Vous allez « voir » la scène qui se fera devant vous, sans avoir l’impression de créer. La création sans travail. L’effort sans effort. Wu Wei.

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Théâtre

Douze clichés du théâtre contemporain

Le théâtre contemporain, c’est comme jouer à la loterie: tu gagnes pas à tous les coups. En tant que spectateur, j’avoue que je suis assez enclin au risque; j’emmène volontiers ma chérie (ou même des amis) à des pièces conceptuelles, « post-modernes » (où l’on tente de dépasser les règles de mise en scène classique). Bien sûr, ça fait partie du jeu, je m’ennuie parfois, et je tombe souvent sur les mêmes codes de jeu, qui pour moi sont devenus des clichés, des tics de mise en scène, des soi-disants parti-pris qui ont dégénéré en gadgets théâtraux. Petit inventaire subjectif et réactionnaire, pour le soir où vous vous retrouverez à soupirer devant un spectacle conceptuel qui vous échappe comme une anguille qu’on veut découper avec les mains grasses:

1. On n’est pas là pour vous raconter des histoires
Une des grandes idées du théâtre post-moderne (lire cet ouvrage, à l’occasion), c’est de refuser les codes de narration classique: on envoie valser Aristote, les trois unités, la narration linéaire, pour se concentrer sur autre chose. C’est difficile à suivre, c’est souvent très beau en images, mais compliqué à raconter aux collègues du lundi matin. C’est faire fi de notre nature humaine de bouffeurs d’histoires, surtout quand c’est par incapacité de pouvoir élaborer un discours simple et pertinent. On verra ce qu’il en reste dans cinquante ans, moi je vous dis.

2. My tailor is rich
Ça fait hype, ça fait cool, ça fait trendy: le théâtre moderne te parle en anglais. Parfois, il te parle en danois, en zoulou et en turc, parce que tout à coup c’est de la matière brute, tu vois, le comédien s’enfile un monologue de dix minutes dans une langue que tu ne comprends pas. Tu ne comprends pas, ça te ramène à ton inculture, fais preuve d’ouverture, quoi, merde, utilise google.translate bien calé dans ton fauteuil d’orchestre. Là aussi, il y a toujours une question de validité de contenu à se poser: mais qu’est-ce que l’auteur a bien voulu nous dire?

3. Les figurants-prétextes
Une alternative à la langue étrangère, c’est le figurant exotique: un homme à deux têtes, un groupe de pygmées, une chorale jurassienne. Quand c’est pour alimenter la réflexion, j’applaudis des deux mains. Mais franchement, une femme-girafe en fond de plateau, je vois difficilement comment ça va m’aider à comprendre la folie du Roi Lear.

4. Drop the bass
J’adore la musique. Les techniciens du théâtre actuel aussi, et ils abusent assez facilement de la musique électronique, et particulièrement des caissons de basses surdimensionnés. Le plateau qui vibre; les décors qui fourmillent; les vitres qui ondulent. Depuis qu’ils ont compris que ça perturbe tes intestins, ils trouvent ça génial. À défaut de te procurer des émotions, le théâtre te remue les tripes.

5. Je vais manger ce micro
On l’entend pourtant très bien a cappella, la comédienne. Alors pourquoi est-ce qu’elle a besoin d’un micro, et qu’elle PARLE TOUT PRÈS DE LA MEMBRANE, QUE C’EST AGRESSIF COMME SON. Je vois bien le procédé: c’est intime, ça te parle à l’oreille, mais il y a un côté prends-ça-dans-ta-face qui n’est pas du tout agréable.

6. Le technicien est un comédien comme les autres
Grande idée des metteurs en scène actuels: on veut montrer les fils qui dépassent, exhiber toute l’équipe de création. Et que je te fais passer le scénographe sur le plateau, et que le technicien-son a un petit monologue, et que l’éclairagiste travaille depuis la scène. C’est toujours amusant à voir, surtout quand ils sont meilleurs que les comédiens.

7. Donnez-nous notre écran quotidien
Oui, parce qu’on est venu au théâtre, mais on est trop habitué à la télé. Alors envoyez-nous des écrans plasmas plein la tronche, des beamers sur des plans horizontaux, des iPads à chaque spectateurs. C’est ça, le spectacle vivant!

8. Art-dilettante
Tout à coup, le comédien se met à chanter. Un peu mal. Alors il insiste. Comme c’est drôle. Ou alors c’est la costumière (voir n°6) qui se fend d’un numéro de claquettes maladroit. C’est sous-enchérir le niveau artistique. Peut-être pour montrer que n’importe qui peut montrer sur la scène d’un grand théâtre. Aïe. Malaise.

9. À poil et à vapeur
Un bout de sein, une élégante toison pubienne, et parfois même le bout d’une bite: c’était très à la mode à la fin des années 90; maintenant, c’est devenu tellement habituel que c’est dur à rendre choquant. Merci de laisser la nudité poétique, donc.

10. La chute du 4e mur
Je redoute toujours ce moment où les comédiens s’adressent au public. La question rhétorique devient une invitation à interagir. C’est pour émanciper le spectateur, disent-ils. Moi ça me fait marrer, surtout quand les comédiens sont très empruntés par ton input de spectateurs, et finissent par se ré-engoncer dans les rails de leur performance.

11. Strip-tease psychanalytique
La confession authentique d’un comédien (idem que n°9, en plus symbolique). Puisque tu sais jamais si c’est du lard ou du cochon, tu te perds en conjectures. Jeu, pas jeu? Vrai trauma? Et surtout: vais-je pouvoir rembourser mon billet en facturant des honoraires?

12. Fin pas claire
Il y a un black-out, mais tu sais pas si c’est la fin de l’histoire (parce qu’il n’y a pas d’histoire, souviens-toi du n°1). Ou alors les comédiens sont partis, ou alors ils rangent le décor. Bref, tu restes là à ne pas savoir quand il faut applaudir ou pas. Heureusement, il y a un courageux metteur en scène déguisé spectateur lambda qui lance la claque, et là tout le monde est soulagé. C’est fini, bel et bien fini, on va pouvoir filer et s’asseoir devant Arthur sur TF1. Ouf.

Je précise que j’ai déjà recouru à la plupart de ces artifices de mise en scène. Ce que je veux montrer avec cette liste bête et méchante? Que même le plus transgressif des théâtres peut se diluer dans les clichés. Que l’originalité des codes de jeu n’a pas de plus-value. Qu’il faut donc se concentrer sur le contenu, davantage que sur la forme. Au final, c’est ça qui reste. L’histoire est reine.

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Théâtre

Liste des fictions où l’héroïne / le héros n’atteint pas son objectif

Pour entrer dans cette liste, il faut que l’héroïne ou le héros meure avant d’atteindre son objectif, ou que son objectif ne soit pas atteint par ses survivants, ou que la fiction s’arrête avant que le héros ait pu satisfaire son objectif. J’ai par exemple écarté Hamlet, où le héros parvient à venger son père (son objectif principal). Il ne suffit pas que le héros meure (ce qui est souvent le cas dans certaines tragédies): souvent, un héros tragique a déjà atteint son objectif avant le 3e acte et sa chute finale.

À Bout de souffle

Butch Cassidy & the Sundance Kid

En Eaux profondes

Everest

I comme Icare

Into the Wild

La Cigale et la Fourmi

La Nuit des Masques (Halloween) [si l’on part du principe que le protagoniste est le Dr Loomis; discutable]

L’Armée des Douze Singes

Le Projet Blair Witch

Les Trois Soeurs

Les Trois Jours du Condor

Le Tombeau des Lucioles

Requiem for a Dream

Roméo & Juliette

Sacré Graal

Star Wars: Episode III (en considérant Anakin comme protagoniste principal)

The Pledge

Je suis sûr qu’il y en a plus que ça… je prends volontiers vos suggestions.

Merci à Timothy Jeanmonod, Didier Coenegracht, Renaud Delay et Alexis Rime pour leurs contributions.

Discussion sur 1984 (roman / film): si l’on part du principe que l’objectif de Winston est de se rebeller contre le système, il y arrive dans une certaine mesure (et donc il se libère « de lui-même »); même si l’aventure se termine ensuite très « mal » pour lui. Même idée avec Brazil (Gilliam), où le héros parvient à une semi-liberté. 

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Théâtre, Vidéos

Théâtre taciturne

Quand tu enlèves le texte, il te reste l’histoire. L’histoire jouée.

À se remémorer à l’entracte des spectacles trop bavards.

(Le youtubeur Bill Smith a sélectionné uniquement les scènes non-verbales de ce talk-show très américain Dr. Phil; le résultat: un concentré de théâtre. Que du sous-texte. On comprend tout).

À lire sur le même sujet: Epais silence.

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