Le théâtre contemporain, c’est comme jouer à la loterie: tu gagnes pas à tous les coups. En tant que spectateur, j’avoue que je suis assez enclin au risque; j’emmène volontiers ma chérie (ou même des amis) à des pièces conceptuelles, « post-modernes » (où l’on tente de dépasser les règles de mise en scène classique). Bien sûr, ça fait partie du jeu, je m’ennuie parfois, et je tombe souvent sur les mêmes codes de jeu, qui pour moi sont devenus des clichés, des tics de mise en scène, des soi-disants parti-pris qui ont dégénéré en gadgets théâtraux. Petit inventaire subjectif et réactionnaire, pour le soir où vous vous retrouverez à soupirer devant un spectacle conceptuel qui vous échappe comme une anguille qu’on veut découper avec les mains grasses:
1. On n’est pas là pour vous raconter des histoires
Une des grandes idées du théâtre post-moderne (lire cet ouvrage, à l’occasion), c’est de refuser les codes de narration classique: on envoie valser Aristote, les trois unités, la narration linéaire, pour se concentrer sur autre chose. C’est difficile à suivre, c’est souvent très beau en images, mais compliqué à raconter aux collègues du lundi matin. C’est faire fi de notre nature humaine de bouffeurs d’histoires, surtout quand c’est par incapacité de pouvoir élaborer un discours simple et pertinent. On verra ce qu’il en reste dans cinquante ans, moi je vous dis.
2. My tailor is rich
Ça fait hype, ça fait cool, ça fait trendy: le théâtre moderne te parle en anglais. Parfois, il te parle en danois, en zoulou et en turc, parce que tout à coup c’est de la matière brute, tu vois, le comédien s’enfile un monologue de dix minutes dans une langue que tu ne comprends pas. Tu ne comprends pas, ça te ramène à ton inculture, fais preuve d’ouverture, quoi, merde, utilise google.translate bien calé dans ton fauteuil d’orchestre. Là aussi, il y a toujours une question de validité de contenu à se poser: mais qu’est-ce que l’auteur a bien voulu nous dire?
3. Les figurants-prétextes
Une alternative à la langue étrangère, c’est le figurant exotique: un homme à deux têtes, un groupe de pygmées, une chorale jurassienne. Quand c’est pour alimenter la réflexion, j’applaudis des deux mains. Mais franchement, une femme-girafe en fond de plateau, je vois difficilement comment ça va m’aider à comprendre la folie du Roi Lear.
4. Drop the bass
J’adore la musique. Les techniciens du théâtre actuel aussi, et ils abusent assez facilement de la musique électronique, et particulièrement des caissons de basses surdimensionnés. Le plateau qui vibre; les décors qui fourmillent; les vitres qui ondulent. Depuis qu’ils ont compris que ça perturbe tes intestins, ils trouvent ça génial. À défaut de te procurer des émotions, le théâtre te remue les tripes.
5. Je vais manger ce micro
On l’entend pourtant très bien a cappella, la comédienne. Alors pourquoi est-ce qu’elle a besoin d’un micro, et qu’elle PARLE TOUT PRÈS DE LA MEMBRANE, QUE C’EST AGRESSIF COMME SON. Je vois bien le procédé: c’est intime, ça te parle à l’oreille, mais il y a un côté prends-ça-dans-ta-face qui n’est pas du tout agréable.
6. Le technicien est un comédien comme les autres
Grande idée des metteurs en scène actuels: on veut montrer les fils qui dépassent, exhiber toute l’équipe de création. Et que je te fais passer le scénographe sur le plateau, et que le technicien-son a un petit monologue, et que l’éclairagiste travaille depuis la scène. C’est toujours amusant à voir, surtout quand ils sont meilleurs que les comédiens.
7. Donnez-nous notre écran quotidien
Oui, parce qu’on est venu au théâtre, mais on est trop habitué à la télé. Alors envoyez-nous des écrans plasmas plein la tronche, des beamers sur des plans horizontaux, des iPads à chaque spectateurs. C’est ça, le spectacle vivant!
8. Art-dilettante
Tout à coup, le comédien se met à chanter. Un peu mal. Alors il insiste. Comme c’est drôle. Ou alors c’est la costumière (voir n°6) qui se fend d’un numéro de claquettes maladroit. C’est sous-enchérir le niveau artistique. Peut-être pour montrer que n’importe qui peut montrer sur la scène d’un grand théâtre. Aïe. Malaise.
9. À poil et à vapeur
Un bout de sein, une élégante toison pubienne, et parfois même le bout d’une bite: c’était très à la mode à la fin des années 90; maintenant, c’est devenu tellement habituel que c’est dur à rendre choquant. Merci de laisser la nudité poétique, donc.
10. La chute du 4e mur
Je redoute toujours ce moment où les comédiens s’adressent au public. La question rhétorique devient une invitation à interagir. C’est pour émanciper le spectateur, disent-ils. Moi ça me fait marrer, surtout quand les comédiens sont très empruntés par ton input de spectateurs, et finissent par se ré-engoncer dans les rails de leur performance.
11. Strip-tease psychanalytique
La confession authentique d’un comédien (idem que n°9, en plus symbolique). Puisque tu sais jamais si c’est du lard ou du cochon, tu te perds en conjectures. Jeu, pas jeu? Vrai trauma? Et surtout: vais-je pouvoir rembourser mon billet en facturant des honoraires?
12. Fin pas claire
Il y a un black-out, mais tu sais pas si c’est la fin de l’histoire (parce qu’il n’y a pas d’histoire, souviens-toi du n°1). Ou alors les comédiens sont partis, ou alors ils rangent le décor. Bref, tu restes là à ne pas savoir quand il faut applaudir ou pas. Heureusement, il y a un courageux metteur en scène déguisé spectateur lambda qui lance la claque, et là tout le monde est soulagé. C’est fini, bel et bien fini, on va pouvoir filer et s’asseoir devant Arthur sur TF1. Ouf.
Je précise que j’ai déjà recouru à la plupart de ces artifices de mise en scène. Ce que je veux montrer avec cette liste bête et méchante? Que même le plus transgressif des théâtres peut se diluer dans les clichés. Que l’originalité des codes de jeu n’a pas de plus-value. Qu’il faut donc se concentrer sur le contenu, davantage que sur la forme. Au final, c’est ça qui reste. L’histoire est reine.
A lire absolument pour découvrir comment raconter des histoires autrement : Le temps scellé – Tarkovski
Ca permet au moins de découvrir (comme ça ne semble pas être encore le cas) que d’autres langages existent…
Absolument
En plus d’être pertinent, tu m’as bien fait rire lapin…
Joli chapelet de perles de culture ;
on peut ajouter le gout pour la techique : pieds de micro rutilants, rampes de projecteurs visibles, cables apparents, techniciens (de noir vêtu, mais douchés par un projecteur) sur scène ou en salle, il faut tonitruer qu’on est dans un espace technique… l’envers du décor passe devant la scène. Des fois qu’on aurait pas saisis que le spectacle est un miroir et un leurre 🙂
Mais bon, on dirait qu’il y a au moins un cliché qui est passé de mode, je veux parler de l’inversion des rôles masculin/féminin, qui a eu son heure de gloire vers 1975/85 ; je me rappelle d’un Révizor, d’une Cerisaie, d’un Roi Lear et de quelques Molière que cette blaque m’avait rendu complétement incompréhensibles.
Cet article m’a fait sourire. Je retrouve un peu tout ce que je pense du théâtre contemporain. Mais je remarque que j’ai loupé la nouvelle mode qui consiste à ramener les techniciens sur scène. Malgré tout, je ne suis toujours pas prête à retourner mourir d’ennui devant une pièce contemporaine.
Il faut y retourner!
100% des gagnants ont tenté leur chance!
Petite sélection subjective de super-spectacles à venir:
http://www.arsenic.ch/programme/atelier-surprise-3/
http://www.arsenic.ch/programme/abymes/
Bla Bla, allor donnes nous la juste recette pour gagné rire ou pleurer au théâtre… On dire un bonne analyse analytique del analyse. Avec certe, une grande connerie cette article.
une réponse qui vaut son pesant d’or…
J’aime bien cet article.
J’aime particulièrement son idée de fond qui est de dire qu’à force de vouloir aller plus loin, on en revient à tourner en rond. L’art est cyclique, disent-ils?
Ce que beaucoup d’artistes contemporains arrivent à faire me perturbe et me touche, le plus souvent, dans le meilleur sens du terme. Cependant, certains autres se sont tellement enflé l’encéphale qu’ils en ont oublié le public en le laissent volontiers sur le perron. « De toutes façons, vous y comprenez rien, à l’art contemporain! » dixit quelques-uns.
Ah, et pour en revenir au cycle (on se « recycle » comme on peut), le technicien sur scène apparaît au XVIIIè siècle aussi. Une mode qui a duré le temps que l’on trouve ça ringard, au début du XIXè.
Merci pour cet article!
Formidable. Merci. Le théâtre m’est devenu insupportable depuis des années, et j’étais comédienne, c’est vous dire.
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