Desperate Housewives est en train de devenir ma série préférée… Non seulement, c’est drôle, émouvant, moderne, léché, excitant et bien joué, mais c’est surtout très bien construit: amitié, amour, haine, sexe, crime, horreur; tout Shakespeare en 40 minutes! Je doute que le succès de la série soit dû – comme certains analystes le prétendent – au fait que nous nous « reconnaissions » dans les personnages caricaturaux de Wisteria Lane. Autant affirmer que nous nous « reconnaissons » dans Hamlet, Roméo et Juliette, quand nous en arrivons à pleurer et rire des drames de Shakespeare.
Or, je pense plutôt que ce soit justement le drame lui-même qui nous intéresse. La trame. L’histoire. Le suspense. Bree, Susan, Lynette et Gabrielle sont certes attachantes, mais c’est surtout ce qui pourrait leur arriver qui nous intéresse, bien plus que le fait qu’elles pourraient nous ressembler à un quelconque degré. Et dans cet ordre d’idée, j’aimerais montrer que c’est la structure de l’histoire – ses éclats et rebondissements – qui est le plus susceptible d’intéresser les spectateurs. Dans le cadre de notre pratique d’improvisation théâtrale, nous devons donc nous efforcer de soigner tout particulièrement la narration et la théâtralisation de nos scènes.
Je dois souvent me justifier (par rapport à mes amis, élèves et collègues improvisateurs) sur le style d’improvisation « construite » que je défends. Je reprends ici Dan Diggles (Improv for Actors, Allworth Press, NY, 2004, p. 9):
« I make a distinction between two kinds of improv: gag improv and narrative improv. Most people are intimidated by improv because most of the improvisation they are familiar with is gag improv: two stand-up comedians trying to top each other. This can be an exciting art form in the hands of skilled performers. However, it is highly competitive and dangerous in the hands of unskilled performers. »
(je traduis du mieux que je peux:)
« Je distingue deux catégories en improvisation théâtrale: l’impro « gag » et l’impro narrative. La plupart des gens fuient l’impro parce que la catégorie qu’ils connaissent le plus souvent est celle du « gag »: deux comiques qui essaient d’être plus drôle que leur partenaire. Ça peut devenir intéressant si on a affaire à deux artistes confirmés. Mais c’est un genre très compétitif, qui peut devenir dangereux dès le moment où il implique des comédiens moins talentueux. »
Ce que Diggles implique ici, c’est que les comédiens-improvisateurs ne devraient pas se laisser à trop d’excès comiques: le genre nécessite en effet un gros travail d’écriture pour durer; et seuls les plus grands sont capables de nous faire rire pendant deux heures d’affilées (d’ailleurs, les génies de l’humour construisent toujours leurs scènes autour d’une bonne histoire). Combien de matches ai-je vu sombrer dans des « blagues » de plus en plus lourdes, noyant d’un seul coup les limites du mauvais goût? Combien d’improvisateurs se sont débattus dans la boue du misérable gag, empêtrés derrière un demi-personnage mal incarné?
Par opposition, on ne compte plus les vertus de l’improvisation dite « narrative »: en racontant des histoires, vous gagnez le droit d’intéresser les gens pour deux heures, au minimum. Vous ne vous souciez plus du « bon mot » qui ne viendra jamais, vous vous régalez à surprendre le public en lui révélant ce qui attend le héros derrière la porte du château fort. Un ours? Une princesse? Un expert-comptable?
L’improvisation narrative nous permet aussi des variations de styles: à l’instar d’une symphonie, vous pouvez surprendre, effrayer, émouvoir, toucher, interroger, exciter. À l’inverse, en cherchant l’humour, vous ne pouvez que faire… rire. Et c’est bien peu, parce qu’un spectacle de deux heures ne tiendra pas sur cette seule note. L’improvisation a horreur de la routine – ou alors, c’est pour mieux la briser!
Je prie donc chaque soir au pied de mon lit pour que les improvisateurs du monde entier comprennent que nous devons tendre à une improvisation plus shakespearienne, plus symphoniques, plus disperato-housewifée: parce que lorsque nous serons capable d’émouvoir, d’effrayer et d’étonner, lorsque nous serons capable de susciter autre chose que le rire, nous serons devenus plus… drôles.
Merci pour la référence à Dan Diggles. Cette réflexion est particulièrement intéressante, et je vais m’empresser de lire son livre.