J’ai un pote électro sur des tournages, passionné de cinéma et toujours pertinent quand il s’agit de nouvelles technologies:
Non mais tu vois, ça rime à rien: les réalisateurs, depuis des lustres, ils se posent des questions pendant des heures sur le grain de l’image, la lumière, la profondeur de champ. Après t’as des grosses boîtes de prod’ qui décident de sortir un standard technologique pourri comme la HD ou les DVD-BluRay, c’est dégueulasse. C’est pas fait pour le cinéma. Ça apporte rien à ton expérience de spectateurs, parce que c’est pas les détails de résolution de l’image qui vont te faire croire davantage à l’image.
Perso, la 3D me fout la gerbe. Pas uniquement physiologiquement, c’est plus un problème d’éthique du spectacle: si l’histoire de base ne tient pas, c’est pas un rocher qui vient s’écraser à 2 centimètres de mon nez qui va me faire entrer plus intimement dans la fable. Je suis peut-être vieux jeu, misonéiste (je place ce mot en guise d’hommage à mon prof d’histoire du gymnase) mais surtout fervent défenseur du travail du scénariste: si l’intrigue tient la route, j’ai pas besoin de poudre aux yeux pour bâfrer dans l’illusion à grand coups de dents.
C’est d’ailleurs une qualité de l’impro: pas de décor, pas de costumes, du théâtre à mains nues. Du coup, c’est le plateau qui décide, et si t’es pas fortiche le soir venu, tu vas pas pouvoir te rattraper en salle de montage. Cette absence d’artifice te pousse à être vrai et sincère.
J’en vois certains qui lèvent la main, au fond. « Mais ouais, est-ce qu’on pourrait pas faire de l’impro réaliste, alors? » et là ça me fout toujours un peu en rogne, parce que le réalisme au théâtre, c’est souvent l’autoroute vers l’ennui. Alors voilà de quoi vous stimuler, paf: Gellmann, Brook, Mnouchkine et Camus ont déjà tout dit! C’est un peu intello et brut de décoffrage, mais c’est profondément sensé…
[…] What you do in normal life is not theater. Theater is compressed time and space, artificial dialogue, and heightened situations. It is our job as good actors to help the audience believe it’s real and natural. And I think it helps if we believe in the given circumstances ourselves. The more we commit to the character and the play, improvised or scripted, the better we are able to get to that place of the believable.
Scruggs & Gellman, Process: an improviser’s journey; Northwestern, 2008, p.64.
Pour moi, c’est la justification de certaines règles très strictes de construction de début de scène. Plus tu gagnes du temps pour poser le Qui-Quoi-Où, plus vites tu peux entrer dans le vif du sujet. Tant que tu poses des énigmes au spectateur, il ne va pas pouvoir adhérer à ta réalité.
L’idée de compression de la réalité est très présente chez Brook, aussi:
[…] On va au théâtre pour retrouver la vie, mais s’il n’y a aucune différence entre la vie en dehors du théâtre et la vie à l’intérieur, alors le théâtre n’a aucun sens. Ce n’est pas la peine d’en faire. Mais si l’on accepte que la vie dans le théâtre est plus visible, plus lisible qu’à l’extérieur, on voit que c’est à la fois la même chose et un peu autrement.
À partir de cela on peut donner diverses précisions. La première est que cette vie-là est plus lisible et plus intense parce qu’elle est plus concentrée. Le fait même de réduire l’espace, de ramasser le temps, crée une concentration.
Dans la vie, on parle, on bavarde, cette manière tout à fait naturelle de s’exprimer prend toujours beaucoup de temps par rapport au contenu réel de ce que l’on veut dire. Mais il faut commencer comme ça, exactement comme au théâtre on commence avec une improvisation, avec un texte beaucoup trop long. Mais alors, quel est le mouvement de compression?
Il consiste à enlever ce qui n’est pas strictement nécessaire, à mettre à la place d’un adjectif fade, un adjectif fort, tout en gardant une impression de naturel. Si cette impression est conservée, alors on arrive à ceci: si deux personnes dans la vie prennent trois heures pour dire quelque chose, sur scène cela prend trois minutes. On observe cela dans les styles aussi limpides que ceux de Beckett, de Pinter ou Tchekhov.
Peter Brook, Le diable c’est l’ennui; Actes Sud-Papiers, 1991, p.20
Le diable, surtout, c’est qu’en impro, il est impossible de retrancher ce qui a déjà été dit. C’est ce qui justifie la notion de recyclage d’idées, d’ailleurs. Faire flèche de tout bois, et surtout styliser: styliser les dialogues, les mouvements et les déplacements. Ne pas avoir peur des codes théâtraux.
-Il nous faut toujours retourner à Shakespeare, à Eschyle ou, avec Hélène [Cixous], à une forme très radicalement théâtrale, extrêmement transposée, pour nous nourrir, et, comme toujours, nous empêcher de sombrer dans le réalisme. Le réalisme, c’est l’ennemi.
– Pourquoi?
– Parce que, par définition, le théâtre, l’art, est transposition ou transfiguration! Un peintre peint une pomme peinte, pas une pomme. Il fait apparaître la pomme. Une apparition. La scène est un espace d’apparitions.
Ariane Mnouchkine, L’art du présent; Plon, 2005, p. 58.
Le dernier mot est pour Camus, ce petit fripon canaillou de pragmatique, va.
Soyons donc réalistes. Ou plutôt essayons de l’être, si seulement il est possible de l’être. Car il n’est pas sûr que le mot ait un sens, il n’est pas sûr que le réalisme, même s’il est souhaitable, soit possible. Demandons-nous d’abord si le réalisme pur est possible en art. À en croire les déclarations des naturalistes du dernier siècle, il est la reproduction exacte de la réalité. Il serait donc à l’art ce que la photographie est à la peinture: la première reproduit quand la deuxième choisit. Mais que reproduit-elle et qu’est-ce que la réalité? Même la meilleure des photographies, après tout, n’est pas une reproduction assez fidèle, n’est pas encore assez réaliste. Qu’y a-t-il de plus réel, par exemple, dans notre univers, qu’une vie d’homme, et comment espérer la faire mieux revivre que dans un film réaliste? Mais à quelles conditions un tel film sera-t-il possible? À des conditions purement imaginaires. Il faudrait en effet supposer une caméra idéale fixée, nuit et jour, sur cet homme et enregistrant sans arrêt ses moindres mouvements. Le résultat serait un film dont la projection elle-même durerait une vie d’homme et qui ne pourrait être vu que par des spectateurs résignés à perdre leur vie pour s’intéresser exclusivement au détail de l’existence d’un autre. Même à ces conditions, ce film inimaginable ne serait pas réaliste. Pour cette raison simple que la réalité d’une vie d’homme ne se trouve pas seulement là où il se tient. Elle se trouve dans d’autres vies qui donnent une forme à la sienne, vies d’êtres aimés, d’abord, qu’il faudrait filmer à leur tour, mais vies aussi d’hommes inconnus, puissants et misérables, concitoyens, policiers, professeurs, compagnons invisibles des mines et des chantiers, diplomates et dictateurs, réformateurs religieux, artistes qui créent des mythes décisifs pour notre conduite, humbles représentants, enfin, du hasard souverain qui règne sur les existences les plus ordonnées. Il n’y a donc qu’un seul film réaliste possible, celui-là même qui sans cesse est projeté devant nous par un appareil invisible sur l’écran du monde. Le seul artiste réaliste serait Dieu, s’il existe. Les autres artistes sont, par force, infidèles au réel.
Camus, Discours de Suède, Folio, 1997 (1958), pp. 41-43.
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