C’est Lionel Perrinjaquet qui m’avait aimablement transmis le fait que le théâtre de l’Oignon de Strasbourg organisait un stage d’impro intensive avec iO (une structure américaine, à l’origine « ImprovOlympics » qui a dû renoncer à son nom à cause d’un litige avec le Comité International Olympique; si, si!). Voilà donc un récit de ce stage, forcément infidèle et subjectif, mais qui donne une idée de la philosophie de l’impro chicagoulane, héritière de Del Close et de son format phare, le Harold.
On est donc une vingtaine à embarquer pour trois journées de 6 heures de travail. Il y a une majorité de français, surtout d’Alsace, mais aussi de Lyon, Paris et un peu plus loin: étonnamment, je suis le seul Suisse, mais il y a une Allemande de Francfort et Stefan Pagels Andersen, qui vient de Copenhague et coordonne cette tournée européenne de stages d’impro (après la Pologne, il y aura encore l’Angleterre, l’Ecosse et bien d’autres).
Lyndsay Hailey est une splendide brune de Virginie: prenez Geena Davis et Angelina Jolie, et vous obtenez une créature de rêve dont tout le monde est amoureux après 10 minutes de stage. L’atelier se donne en anglais, certains participants souffrent un peu, mais en gros on comprend l’essentiel. On est averti que le travail sera avant tout physique et à un niveau émotionnel, donc on a le choix de jouer nos scènes en anglais ou en français, cette dernière option étant d’ailleurs très rarement choisie par le groupe, ce qui permet un travail plus « à l’essentiel » et naturellement moins centré sur le gag.
Le premier contact, c’est Lyndsay qui parle pendant quarante-cinq minutes: ça sera sa seule grande intervention orale, puisqu’elle parvient ensuite à articuler de manière très dynamique sa didactique et les prises de position théoriques. Elle fera parfois référence à d’autres écoles d’impro, sans jamais être dénigrante ou jugeante – une formidable qualité, à mon avis.
Tout d’abord, les principes fondamentaux
La règle du Oui, et… est à prendre au niveau essentiel, c’est à dire d’accepter l’intention du partenaire: la fameuse nuance qui échappe parfois aux débutants. Je cherche à aller « dans le sens de la scène », mais pas forcément en acquiesçant à toutes les piles de merde qu’on va me proposer. (« Alors, forban! Tu vas nous dire où tu as caché les bijoux! » / « Jamais! »)
Pas de jugement.
Ça vaut pour tout le monde: pas de jugement sur la qualité d’une idée, pas de jugement sur la réception du public, pas de jugement sur soi-même.
Tous vos partenaires sont des génies, des artistes et des poètes.
Une devise qui deviendra un mantra au cours du stage, parfois jusqu’à l’écoeurement, mais divinement efficace: c’est le fameux soin du partenaire, l’équivalent du make your partner look good (sublime ton partenaire!) qu’on retrouve un peu partout dans les autres écoles anglo-saxonnes (et plus rarement dans la communauté francophone?).
L’improvisateur doit avoir de l’avance sur le public.
Au moins quelques pas; mais en fait, il s’agit de se laisser un espace de surprise, pour éviter d’entrer dans le predictable space, le côté « cousu de fil blanc » d’une impro qui se déroulerait sans réelle prise de risque. Si vous savez où va la scène, il y a de fortes chances pour que le public le sache aussi (et c’est moins drôle).
Shoot the grandma (tuez la grand-mère)
Oui, parce que la vocation de l’impro iO, c’est quand même que ce soit comique. Donc il faut faire évoluer le conflit. Lyndsay explique qu’elle imagine cette métaphore à partir de fréquentes discussions avec sa grand-maman (raciste), dont une issue possible et radicale (et théâtrale?) serait de la dégommer à coup de fusil à pompe. Cathartique. Elle s’appuie aussi sur une définition de la comédie, où tout n’est que tension et détente. Donc, il faut toujours « pousser le bouchon un peu plus loin ».
Heightening (3 – 7- 10)
Quand vous créez un « jeu » (game) sur une scène, vous allez passer par un premier degré du jeu (noté 3, par exemple), que vous devez ensuite augmenter (pour le noter à 7), et finalement le pousser à l’absurde (noté 10). C’est un peu comme des pourcentages d’Eugenio Barba (30%-70%-100%), et Lyndsay coache souvent des scènes en poussant à développer le jeu (« Vous êtes déjà à 7, allez, poussez le jeu plus loin, allez jusqu’au degré 10!), ce qui provoque un bon coup de boost à une impro qui pourrait patiner.
La réalité de base: qui, quoi, où
Là, on est dans l’impro pour débutants, mais Lyndsay précise que que ces éléments vont aussi structurer notre stage: on parlera de la relation entre les personnages (le qui) et de leurs émotions, de présence (le quoi) et d’environnement (le où). ça permet aussi d’étayer quelques autres principes chers à l’improvisation façon iO: pas de scènes de présentations mutuelles (vous vous connaissez depuis 6 mois ou plus), pas de scène de transaction (on s’appuie sur les émotions et la relation présente avec le personnage du partenaire), et on évite de parler du passé ou du futur (présence, éternelle présence!).
Pas d’intrigue
Principe un peu choquant pour moi, mais qui colle totalement avec la philosophie globale d’iO: si la scène dure 3 minutes ou moins (et croyez-moi, les scènes ne durent JAMAIS plus de 3 minutes), vous n’avez pas besoin de véritable scénario: c’est à dire que la relation et la présence suffisent. Justement, la recherche d’une « grande histoire » ou d’une « intrigue » serait contre-productive à l’émergence de cette comédie de situation, qu’on obtient grâce à une présence de tous les instants. Improvisateurs qui planifiez vos répliques, abandonnez ici toutes espérances: vous entrez dans le royaume du hic et nunc.
Le groupe a toujours raison
Suivez toujours la première idée. C’est d’ailleurs une difficulté de la plupart de nos jeux de groupe pendant l’atelier: les improvisateurs écoutent mal, et proposent tellement d’idées qu’on va rarement au bout de la première.
Après cette micro-conférence sur les principes de base, Lyndsay nous propose quelques jeux de présence: une histoire mot-à-mot, une histoire dirigée, et une histoire organique, où les participants doivent raconter tour-à-tour la même histoire, en imitant l’émotion, le ton et les gestes de leurs partenaires.
À travers ces exercices, on se confronte donc aux 4 dimensions de l’écoute en improvisation: l’écoute littérale (les mots), l’écoute locale (les gestes), l’écoute empathique (les émotions), l’écoute globable (le jeu en cours). Lyndsay explique qu’il faudrait encore y ajouter une cinquième dimension, l’écoute intuitive (l’énergie, le mystère).
L’après-midi, on continue ce travail sur l’écoute (« Dans la vie, on n’écoute que 10% de ce qu’on nous dit, parce qu’on est généralement déjà en train de préparer la réponse. »). Et nous voilà couchés sur le sol. « Vous êtes des moutons, » nous crie Lyndsay. « Vraiment des moutons: vous pensez comme des moutons, vous respirez comme des moutons, vous bougez comme des moutons; pour le moment, vous allez dormir comme des moutons, et quand je vous le dirais, vous allez vous réveiller comme des moutons. Vous ferez tout comme le troupeau. Si quelqu’un bâille, vous bâillerez aussi. Si quelqu’un bouge, vous bougerez avec la même émotion. Ok? Allez-y, réveillez-vous comme des moutons! »
Ce qui suit est assez difficile à décrire: c’est un des fameux exercices de répétition de pattern (ou game), où une idée est explorée dans son prolongement: le bâillement devient un grognement; le grognement devient un reniflement; et tout à coup, tout le monde se lève et se renifle l’arrière-train. La force du group mind, l’esprit de groupe. Lyndsay nous encourage mille fois à approfondir la première idée, à multiplier les contacts visuels, à respirer profondément. Des techniques qui nous poussent en transe extatique, dans un état d’immédiateté et de disponibilité à l’autre.
Dans cette optique, on travaille très brièvement l’application de ce principe dans les scènes: face à son partenaire, on décide de « poursuivre la scène qui est déjà en cours », c’est à dire qu’on travaille à partir de l’énergie primaire, déjà présente dans le regard et la relation à l’autre. Travail fascinant de slow impro. On est très proche de Meisner, où les impulsions du présent façonnent l’émotion future.
Et l’air de rien, Lyndsay nous a donc amené à construire la première partie d’un Harold possible, c’est à dire une ouverture (le jeu des moutons) suivie d’une scène dont l’impulsion consiste à poursuivre l’énergie résiduelle du travail organique.
Cette première journée s’achève donc sur une mise en application brillante d’une théorie déjà relativement connue pour moi; mais quand il s’agit de mettre la main à la pâte, c’est toujours plus difficile que dans le bouquin…
La semaine prochaine, retrouvez le récit du deuxième jour de stage.
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