Je suis tombé sur une curiosité, contenue dans l’excellent texte de Littoral, le premier volet de la tétralogie de Wajdi Mouawad, auteur-metteur en scène contemporain (Léméac / Actes Sud – Babel)
Je pose brièvement le contexte: Wilfrid doit enterrer son père, qu’il n’a pas vraiment connu. Il en discute avec sa famille, qui pense que le père de Wilfrid est un connard fini. Toute la famille est réunie dans le salon de l’appartement de Wilfrid (il y a une didascalie au début du tableau « 8. La famille: Chez Wilfrid. »)
Ensuite, il se passe quelque chose d’assez étrange, jugez-en vous-mêmes:
WILFRID. Demain matin mon père va être exposé dans un salon funéraire pendant trois jours. L’agent des pompes funèbres m’a dit que je pouvais attendre jusqu’à la troisième journée avant de leur indiquer le lieu de l’enterrement. Ne me donnez pas de réponse tout de suite, pensez-y bien, puis vous m’en reparlerez.
ONCLE ÉMILE. Tu ne comprends pas que c’est déjà tout réfléchi!!
TANTE MARIE. Émile, je t’en prie! On va réfléchir! Le petit à bien des choses à penser. Demain c’est sa première journée dans le salon funéraire, et si on est venus ce soir chez lui, dans son petit appartement, ce n’était pas pour l’embêter!
TANTE LUCIE. Es-tu content du salon au moins?
WILFRID. C’est un salon. Vous pouvez le voir! C’est assez simple.
ONCLE MICHEL. Mais c’est très bien pour un salon!
ONCLE ÉMILE. Et moi, je dis qu’il est temps qu’il sache qui était son père.
ONCLE FRANÇOIS. Lumineux et intime à la fois.
ONCLE ÉMILE. Qu’il le sache une bonne fois pour toutes.
TANTE LUCIE. Le corps n’est pas là?
WILFRID. Ils le préparent.
ONCLE ÉMILE. Vous êtes où, là?
TANTE MARIE. Comment ça « on est où »?
ONCLE ÉMILE. Oui! Vous êtes où?
TANTE LUCIE. Au salon funéraire! Où veux-tu que l’on soit?
ONCLE ÉMILE. Depuis quand on est au salon funéraire?
TANTE LUCIE. Depuis quelques instants, enfin…
ONCLE ÉMILE. Écoutez! Vous êtes peut-être au salon funéraire, mais moi je n’y suis pas.
ONCLE FRANÇOIS. Tu es où, toi?
ONCLE ÉMILE. Je suis dans l’appartement de Wilfrid.
ONCLE MICHEL. Mais qu’est-ce que tu fais là?
ONCLE ÉMILE. Je ne comprends pas! J’étais en train de parler tranquillement dans la cuisine et vous me dites tout à coup que nous sommes au salon funéraire! Je suis dans l’appartement de Wilfrid et vous allez y rester avec moi jusqu’à ce que j’aie terminé!
ONCLE FRANÇOIS. Arrête de nous faire chier et accepte comme tout le monde que maintenant on est au salon funéraire!
ONCLE ÉMILE. Pas question. On est dans l’appartement!
TANTE MARIE. Enfin, sois raisonnable, tu vois bien que tout le monde est d’accord pour dire qu’on est au salon funéraire! Alors arrête!
ONCLE ÉMILE. Mais j’avais pas fini de parler, moi!
TANTE MARIE. Eh bien, tu finiras de parler au salon et puis c’est tout!
WILFRID. Alors? Où sommes-nous? À l’appartement ou au salon funéraire?
TANTE MARIE. Dis-le, qu’on puisse avancer!
ONCLE ÉMILE. Mais vous ne m’empêcherez pas de parler!
TANTE LUCIE. Mais non!
ONCLE ÉMILE. Bon alors voilà: on est au salon funéraire!
TOUS. Ha!
ONCLE MICHEL. À la bonne heure!
9. Salon funéraire
Au salon funéraire. Le cadavre du père est là.
Je crois savoir que Mouawad travaille avec les comédiens pour écrire ses pièces, dans une dynamique d’écriture de plateau. Il est probable que la confusion ait été réelle au niveau des comédiens (en répétition), et qu’elle ait été jugée féconde et intéressante dans la dramaturgie: les acteurs restent dans leurs personnages; on ne sait pas si les questions autour du lieu sont des questions de comédien ou de personnage; cette confusion sert la symbolique de la scène.
Ce qui est d’un haut intérêt, à mon goût, c’est que nous avons là une trace d’improvisation, une « faute », une confusion que nous faisons très souvent lorsque nous commençons à improviser autour de codes scéniques particulier (ici: un fondu-enchaîné sur le lieu, probablement tenté par la comédienne qui joue Tante Lucie). Loin de la nier, Mouawad la juge digne de figurer dans le texte final, comme une scorie du travail préparatoire, une perle des acteurs qui vient faire corps avec le texte fini et peaufiné.
C’est aussi un témoignage émouvant que l’improvisation est hautement estimée dans le milieu du théâtre contemporain, ce qui nous ramène au paradoxe que j’esquissais ici: le théâtre d’improvisation s’efforce d’imiter le théâtre écrit, tandis que le théâtre écrit cherche à retrouver la spontanéité de l’improvisation. C’est dire si les deux domaines ont donc encore beaucoup de choses à s’apprendre.