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Pour que Doris relise Boris

Un interview de Doris Leuthard pour le 24Heures m’a fait bondir sur ma chaise. Ma tête à cogné le plafond, et ma cervelle s’est répandue sur le carrelage de la cuisine, tandis que ma boîte crânienne retombait comme une feuille aux couleurs d’automne. Mes deux chats jaunes sont venus se régaler de ma matière grise, et j’étais vert de rage lorsque j’ai repris mes esprits.Doris

S’il était encore vivant, je proposerais volontiers à Mme Leuthard de laisser son poste à Boris Vian; mais vu qu’il est mort depuis 50 ans, c’est un peu difficile. D’ailleurs, qui s’est soucié de lui rendre hommage cette année, hein? Personne! Alors bravo la reconnaissance, bordel! Mais ce qu’il y a de bien avec un écrivain mort, c’est qu’on peut le relire avec la certitude qu’il a laissé quelque chose à la postérité, à la différence des politiciens de droite.

Je propose donc officiellement à Mme Leuthard de relire la prose (et la poésie) de M. Vian, écrivain, ingénieur, inventeur, musicien, auteur, parolier, poète, critique, scénariste et traducteur (excusez du peu; c’est vrai qu’avant TF1, les artistes se mêlaient de tout et refusaient les étiquettes qui collent).  À la lumière des brillants passages de Boris, Doris pourra certainement trouver des contre-arguments de choix, ce qui lui évitera de nous jouer du pipeau (Boris jouait de la trompette) quand elle nous dit que les « armes ont une fonction dissuasive, et peuvent servir en ce sens d’instruments de dialogue. » À ce niveau d’argumentation, moi j’ai tendance à prêcher la décapitation immédiate, mais je me retiens (après tout, la guillotine est-elle un instrument de dialogue?) pour laisser la parole au poète:

Colin entra. La pièce était petite, carrée. Les murs et le sol étaient de verre. Sur le sol, reposait un gros massif de terre en forme de cercueil, mais très épais, un mètre au moins. Une lourde couverture de laine était coulée à côté par terre. Aucun meuble. Une petite niche, pratiquée dans le mur renfermait un coffret de fer bleu. L’homme alla vers le coffret et l’ouvrit. Il en retira douze objets brillants et cylindriques avec un trou au milieu, minuscule.
– La terre est stérile, vous savez ce que c’est, dit l’homme, il faut des matières de premier choix pour la défense du pays. Mais, pour que les canons de fusil poussent régulièrement, et sans distorsion, on a constaté, depuis longtemps qu’il faut de la chaleur humaine. Pour toutes les armes, c’est vrai, d’ailleurs.
– Oui, dit Colin.
– Vous pratiquez douze petits trous dans la terre, dit l’homme, répartis au milieu du cœur et du foie, et vous vous étendez sur la terre après vous être déshabillé. Vous vous recouvrez avec l’étoffe de laine stérile qui est là, et vous vous arrangez pour dégager une chaleur parfaitement régulière.
Il eut un rire cassé et se tapa la cuisse droite.
– J’en faisais quatorze les vingt premiers jours de chaque mois. Ah!… j’étais fort!…
– Alors? demanda Colin.
– Alors vous restez comme ça vingt-quatre heures, et, au bout de vingt-quatre heures, les canons de fusil ont poussé. On vient les retirer. On arrose la terre d’huile et vous recommencez.
(L’Écume des Jours, chapitre 51)

Ça, c’est pour le côté émotionnel et onirique de l’argumentaire; à l’image des canons de Colin, Doris Leuthard s’enfonce encore plus avant dans la bêtise, en criant au massacre de 5’100 emplois. Voilà où se situe le débat: des guerres contre des emplois! « De la chair contre du papier-monnaie »! C’est juste une variation sur le thème du « pétrole contre des médicaments ». Et on revient toujours à ce sacro-saint argument de l’emploi: le travail, toujours le travail, comme une litanie, un mythe de paix dans le monde. Lorsque tout le monde travaillera, la paix universelle sera atteinte, ha ça oui! Leuthard nous présente le travail comme un but, une fin en soi, l’Achèvement Ultime!

Le paradoxe du travail, c’est que l’on ne travaille, en fin de compte, que pour le supprimer.
Et refusant de constater honnêtement son caractère nocif, on lui accorde toutes les vertus pour masquer son côté encore inéluctable.
De fait, le véritable opium du peuple, c’est l’idée qu’on lui donne de son travail. Comme si le travail était autre chose qu’un moyen, transitoire, de conquête de l’univers par l’homme.
[…]
La guerre est la forme la plus raffinée et la plus dégradante du travail puisque l’on y travaille à rendre nécessaire de nouveaux travaux.
(Traité de civisme, fragments II et note D)

En outre, Boris Vian s’appuie lui-même sur les travaux de Lewis Mumford pour montrer à quel point la guerre, en tant qu’entreprise économique, relève d’un cynisme dégoûtant:

L’armée est le consommateur idéal, car elle tend à réduire à zéro l’intervalle de temps entre la production initiale profitable et le remplacement profitable. La consommation rapide du ménage le plus luxueux et le plus prodigue ne peut rivaliser avec celle d’un champ de bataille. Mille hommes fauchés par les balles entraînent plus ou moins la demande de mille uniformes, mille fusils, mille baïonnettes supplémentaires. Un millier d’obus tirés ne peuvent être récupérés et ré-employés. À tous les malheurs de la bataille, s’ajoute la destruction plus rapide des équipements et du ravitaillement.
(L. Mumford, Techniques et civilisation, cité par Vian)

L’armée n’est plus seulement un pur consommateur, elle devient un producteur négatif: c’est-à-dire que, suivant l’excellente expression de Ruskin, elle produit le mal au lieu du bien: la misère, la mutilation, la destruction physique, la terreur, la famine et la mort caractérisent la guerre et en sont le principal résultat.
(Traité de civisme, notes éparses)

Je voudrais être clair: à mon sens, on ne peut pas défendre la production d’armes comme un métier normal. Comme beaucoup d’autres professions, c’est un métier qui échappe à l’éthique (maquereau, dealer, trafiquant, cambrioleur, voleur, jeune libéral, militaire, tueur à gages, terroriste); en élevant les ouvriers des armes au même rang que les autre professions du secteur tertiaire, Mme Leuthard glorifie toute idée de travail comme respectable; on pourrait lui objecter qu’il faudrait encourager le trafic de drogues, juste parce que l’économie permet de tourner grâce à lui. En soutenant les marchands d’arme, la conseillère se tire tout simplement une balle dans le pied.

On me dira que c’est triste, ces 5’100 personnes qui vont se retrouver au chômage.

Oui, c’est triste de se retrouver au chômage.

Et alors? Je suppose qu’ils pourront retrouver un travail plus éthique, l’occasion pour eux de changer de métier, de vivre une passion. Je veux dire, j’aurai quand même de la peine à comprendre un ouvrier qui soit réellement attaché à sa fonction de constructeur de balles! Un fabricant d’armes, qu’est-ce qu’il répond dans les soirées mondaines, quand on l’interroge sur son métier, sur ce qu’il fait de ses journées? Est-ce qu’il dit la vérité?

Ou est-ce qu’il dit juste qu’il a un travail?

Un travail.

Un cravail.

Une crevaille.

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