Improvisation et créativité

3 conseils pour sortir de la Vallée de la Merde

J’ai reçu un joli message l’autre jour :

Hello Yvan, dis j’ai une question pleinement intéressée : « Comment on sort de la vallée de la Merde ? »

Je vais garder l’anonymat de l’improvisateur qui m’a envoyé ça, pour des raisons évidentes de on-n’a-pas-trop-envie-d’avouer-à-ses-partenaires-qu’on-est-dans-la-Vallée-de-la-Merde. Mais merci de tout coeur, voilà, je te réponds avec un article de blog tout chaud, merci Bastien.

C’est quoi la Vallée de la Merde ?

C’est un concept de l’excellente Jill Bernard dans son petit ouvrage Le Joli Petit Manuel d’improvisation théâtrale (que j’ai traduit il y a une douzaine d’année – et que vous pouvez commander chez moi, eh ouais mon petit père, il y pas de pub qui se perd).

Jill explique qu’il y a des « phases » de la vie d’improvisateurice, et qu’on peut tomber facilement dans une phase merdique où tout ce qu’on fait est un peu… meeeeh. Je cite :


LE CREUX DE LA VAGUE
Quand vous commencez l’impro, vous êtes terrifiés. Après six semaines, vous commencez à prendre vos marques, et vous faites des progrès pendant trois à six mois. Et puis soudain, sans raison particulière, VOUS PUEZ! Vous devenez nul, grave. C’est de la merde, ce que vous faites.
Vous en pleurez la nuit. Vous devenez misérable.
Je vous le dis sans détour : vous allez puer pendant un certain temps, et ensuite vous puerez plus. Vous saurez pas pourquoi c’est redevenu comme avant. Il y a juste un soir où vous vous direz, «Hé, je pue plus!» Et ça va fluctuer comme ça pendant toute votre carrière.
Je pense que ça arrive chaque fois par intervalles, entre trois et six mois. Mais je ne tiens pas de statistiques. J’aimerais, je trouve que ça sonnerait bien. Pendant tout le temps où vous traversez la Vallée-de-JE-FAIS-DE-LA-MERDE, voici ce que vous pouvez faire:

  • Concentrez-vous sur les bases. Revoyez ces repères de l’impro fondamentale que vous avez peut être oubliés. Relisez Truth in Comedy ou Impro.
  • Ne vous prenez pas au sérieux. Perso, j’essaie même d’être encore plus mauvaise, parce que surun malentendu, ça peut devenir vraiment intéressant.
  • Prenez une pause – courte, longue – et faites quelque chose d’autre. Un cours de danse, une sortie au musée, une promenade à la plage; peu importe, tant que ça vous change la tête avec une bouffée d’idées nouvelles.

Ayez la foi: cet état n’est pas permanent.
«Soyez compétent» – Keith Johnstone.


Maintenant, Bastien : ça c’était il y a douze ans.

Depuis, j’ai travaillé avec la notion de Vallée-de-la-Merde, j’en ai parlé à plein d’improvisateurices, j’ai exploré les conseils de Jill, et je peux ajouter 2-3 éléments.

Surveille ta nourriture culturelle

J’en ai déjà parlé là et Jill le mentionne, mais je le répète : quand on veut perdre du poids ou rester en bonne santé, on se soucie de diététique. Pour l’inspiration et la créativité, c’est la même chose : tu dois surveiller ton régime culturel. Qu’est-ce que tu lis ? Qu’est-ce que tu regardes comme série ? Est-ce que tu es allé dans un musée ces six derniers mois ? Est-ce que tu es sortie au théâtre pour voir un spectacle un peu à l’aveugle, sans attentes particulières ?

Indice : si tu as répondu « TikTok » à l’une de ces questions, c’est que c’est déjà mal barré. Dis-moi ce que tu regardes, et je te dirais comment tu crées : tu dois brasser de temps en temps le compost de ton imaginaire.

Si tu n’es pas artiste, sois au moins un artisan

Je pense que le conseil de « relire Truth in Comedy » reste extrêmement valable : je sais que je suis un geek de l’impro, mais je suis souvent effaré à quel point certain·es de mes collègues n’ont pas vraiment de références techniques sur l’improvisation. C’est pas un problème tant que ça marche… mais lorsque le talent s’enrhume, je les trouves assez démunis.

Au niveau technique, je recommande toujours Improv For Everyone de Greg Tavares, qui est une analyse concise, claire et pragmatique des mécanismes de l’impro. Je suis sûr que vous aurez plein d’autres lectures à recommander en commentaires.

En fait, c’est probablement un bon signe

Oui, je sais que ça fait un peu trop pensée positive, mais je l’ai constaté souvent : les moments de Vallée-de-la-merde sont des temps d’incubation. Tu es juste en train de progresser, mais tu ne t’en rends pas compte. C’est un palier : tu va t’en rendre compte dans trois mois. Rétrospectivement, tu comprendras que cette phase était un marécage nécessaire pour te rendre sur un nouveau progrès, un nouveau style de jeu ou des nouveaux réflexes. C’est amplement détaillé dans la littérature des sciences de l’éducation : quand une élève met en place une nouvelle compétence, elle passe par une phase « d’intégration » où elle peut sembler moins aguerrie sur certains outils qui semblaient basiques.

La Vallée-de-la-merde, c’est une phase de doute inhérente à la vie d’artiste; c’est plutôt rassurant, parce que ça protège aussi de l’hubris et l’aveuglement artistique : si tu es consciente que tu fais du travail médiocre, c’est que ton critique intérieur est en train de protéger ton art.

Donc oui, on s’embourbe, mais tais-toi et continue d’avancer.

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Le jeu de la scène

Le talentueux Robin Szymczak m’a gentiment posé cette question en matière d’impro théâtrale :
« Je dois bientôt donner un cours sur le game of the scene et je me demandais comment tu approchais le sujet avec tes groupes. En général ce que je fais c’est que je pars de situation « normales », je leur fais identifier puis amplifier ce qui sort de l’ordinaire. Si tu as des conseils/exercices ça m’intéresserait beaucoup. Et aussi pour les encourager à vraiment y aller à fond. »

Tu tombes bien : j’aimerais davantage consacrer d’articles sur la pédagogie d’impro sur ce blog. Vu mon grand âge (25 ans de pratique d’impro), on commence à me poser des questions, et donc je risque de pouvoir commencer une rubrique « Ask Me Anything » qui m’impulsera de nouveaux billets. Celui-ci propose donc une suite d’exercices pour un atelier d’environ 3h avec une douzaine d’individus qui n’auraient qu’une connaissance liminaire du concept de « Game of the Scene« . Il a été éprouvé sur une bonne vingtaine d’itérations, dans des contextes très différents. Sens-toi libre d’adapter. J’ai tiré la plupart des exercices des enseignements de Halpern & Close (Truth in Comedy), Keith Johnstone (Le chapitre « Advancing » dans Impro for Storytellers) et le bouquin « The Upright Citizens Brigade Comedy Improvisation Manual » qui explore ce thème en détail et que je recommande chaudement.
La réponse courte à ta question, c’est : « Je fais à peu près la même chose que toi, c’est-à-dire enseigner à amplifier un pattern à partir de situations normales; au-delà de ça, je trouve essentiel de comprendre la mécanique du game of the scene et l’exploration de ses trois outils : répéter-augmenter-transposer.« 

Un peu de théorie : THE GAME OF THE SCENE

On le traduit parfois par « Jeu de la scène« , mais on l’appelle aussi « gimmick« , ou « pattern« , ou encore « moteur comique », et il y a bien sûr plein d’acceptions différentes, et d’interminables débats sur ce que c’est vraiment. Ma définition tient en quelque chose comme

« En impro, le pattern est une structure dramaturgique à l’échelle de la scène, qui permet d’être répétée, augmentée et/ou transposée pour un effet généralement comique. »

Ou plus simplement : « un truc drôle qui se répète« . En fait, une grande majorité des sketches comiques (improvisés ou non) sont composés (consciemment ou non) sur ce principe. Les Monty Pythons en abusent, les Inconnus et les Nuls aussi, les stand-uppers et les clowns y recourent sous certaines formes. Il y a probablement une raison psychologique à cela : on aime bien ce qu’on connaît déjà, et donc le pattern nous propose un schéma A (une première exposition à un phénomène), A’ (une deuxième exposition), puis B (une augmentation/transposition) pour un effet comique. Bergson (un philosophe qui s’est sérieusement interrogé sur l’humour) dirait qu’on a affaire à une mécanique poussée à l’absurde. On retrouve d’ailleurs même ce schéma A>A’>B en composition musicale, c’est donc dire si on aime bien :
(A) qu’on nous raconte des histoires
(A’) qu’on nous répète la même histoire légèrement modifiée,
et (B) qu’on utilise ensuite cette structure narrative pour nous emmener plus loin.

Ce qui fait la force du pattern, c’est sa capacité à générer une structure prévisible dans la scène, un ensemble de contraintes (qui va nous rendre créatives); son principal défaut, c’est que c’est un mécanisme inflationniste : parfois, on part tellement dans l’absurde qu’on perd la sincérité du début de la scène. Dure responsabilité de la technicienne-lumière que de sentir quand les improvisateurs n’en ont plus « sous le pied ».

Détail : à mon humble opinion, la différence entre « pattern » et « comique de répétition », c’est que le pattern cherche justement à s’emballer et à se transposer dans d’autres éléments théâtraux. Bien sûr, ce sont des notions de la même famille : le pattern est le cousin dégénéré et hyperactif, le Stitch qui va bazarder le réalisme à la mitraillette.

Un parcours d’exercices

LA SALLE D’ATTENTE

Avant même une intro théorique, je commence avec l’exercice de la salle d’attente. Je dispose quatre chaises sur scène (deux face public, et deux de profils aux extrémités, comme si elles étaient disposées autour d’une table basse). Voilà une salle d’attente. C’est peut-être chez le médecin ou la dentiste, ça n’est pas très important. Une volontaire ? Arya, c’est super, tu peux venir ici, en coulisses. Je vais te demander de faire un exercice impossible. Je te dis déjà que c’est impossible, comme ça tu n’as pas la pression.

Là, généralement Arya se détend. Avec un public aguerri (en école pré-pro, par exemple), les gens n’ont plus besoin de la démonstration qu’en théâtre, « on communique forcément quelque chose ». Mais pour des amateurs, ça peut être une épiphanie.

Arya, je vais te demander de faire deux choses très simples. Tu es « numéro un ». Tu vas entrer dans cette salle d’attente, et tu vas t’asseoir. Deux choses. Entrer. T’asseoir. Je le répète, c’est impossible. Tu vas forcément faire des autres choses, mais tu dois t’efforcer de ne faire que ces deux actions. Vas-y, et nous, on regarde.

Arya entre dans la salle d’attente, regarde une chaise, puis s’assied sur la deuxième chaise qu’elle regarde.

Merci Arya, c’était super. Tu as échoué, bien sûr – puisque c’est un exercice impossible, mais c’était super.

J’aime bien désacraliser « l’échec », « la réussite » ou « les erreurs », c’est très johnstonien, ça permet d’asseoir cette idée que les erreurs ne sont jamais sanctionnées, mais qu’elles sont toujours le signe d’un progrès ou d’un évènement qui peut être fécond.

Les autres, qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce qu’Arya a fait que je ne lui avais pas demandé ? Elle a forcément fait des « actions remarquables » que vous devez avoir identifié. Allez-y, il y a une infinité de réponses possibles.

« Elle a choisi sa chaise ! »

« Elle a baissé les yeux ! »

« Elle a hésité avant d’entrer ! »

« Elle a tourné la poignée mais l’a gardé en main pour la refermer, comme si la porte était en caoutchouc. »

(et après une autre poignée d’observation) Oui. Tout cela. Arya, c’est formidable, tu nous a offert un magifique terreau. Jérôme, tu vas venir en coulisses et t’apprêter à entrer dans la même salle d’attente que le personnage d’Arya. Tu seras « numéro deux ». Dans ta tête, sélectionne une des actions remarquables qu’on a mentionné, et tu vas le faire « un peu plus ».

Jérôme entre dans la salle, regarde la première chaise, puis regarde la troisième, puis tâte la quatrième, puis teste à nouveau la première, et finalement s’assied sur la troisième (Arya est toujours assise sur la deuxième).

Très bien. Vous voyez que « numéro deux » – Jérôme – a sélectionné l’action remarquable qu’on pourrait définir par « choisir sa chaise précautionneusement ». Il me faut un « numéro trois » qui va entrer dans la même salle d’attente, et augmenter encore davantage cette action, qu’on va désormais appeler, le « pattern ».

Bérénice entre, hésite plusieurs fois entre la première et la quatrième en les reniflant, les caressant, les soupesant, puis finalement s’assied sur la quatrième chaise.

Parfait. Vous voyez que le pattern est à chaque fois le même, chaque fois un peu augmenté par rapport au précédent. J’aimerais un « numéro quatre » qui accentue encore ce pattern.

« Mais il n’y a plus qu’une seule chaise, note Leïla. Comment est-ce qu’on peut hésiter s’il n’y a plus qu’une seule chaise ? »

Excellente remarque, qui me permet de livrer une notion fondamentale : le pattern ne peut jamais totalement s’épuiser, il y a toujours une manière de l’alimenter. Parfois, c’est plus compliqué que d’autres, parfois vous devrez aller dans l’absurde ou le surréalisme le plus grotesque, mais c’est toujours possible.

Shakri lève la main en disant qu’elle a une idée. Elle entre dans la salle d’attente, hésite entre toutes les chaises occupées, hésite à s’asseoir sur le sol, hésite même à repartir de la salle, puis finalement s’assied, satisfaite, sur la première chaise.

C’est génial, c’est totalement ça. Bravo ! Vous constatez que le pattern a évolué : on est passé de « choisir précautionneusement sa chaise » à « hésiter sur à peu près tout », et votre collègue Shakri s’en est sortie en transposant le pattern, en le faisant passer à un autre degré. On pourrait imaginer un numéro cinq qui va même hésiter à entrer dans la salle d’attente; on pourrait imaginer ensuite un numéro six qui hésite à entrer sur l’exercice – en passant un degré supplémentaire, celui du « méta ».

Je leur propose ensuite une demi-douzaine d’itérations sur ce principe. Je les encourage à explorer autour du non-verbal, puis du verbal, puis du relationnel, et ainsi de suite, pour tester plusieurs dimensions de l’impro.

LA FILE D’ATTENTE

Je leur propose ensuite l’application de cet exercice au dialogue entre deux personnages.

Nous sommes dans un fast-food. Jérôme, tu seras vendeur en fast-food. Tu as toujours du stock, tu as toujours de quoi rendre la monnaie. Tu peux te contenter d’être « normal », l’équivalent du clown blanc, le garant de réalité. Ne cherche pas l’absurde à tout prix. Ça viendra plutôt de tes clientes et clients. Isolde, tu vas jouer la première cliente de ce fast-food. Tu entres, passes la commande, la règle et ressors ensuite. Tu peux jouer proche de la réalité. Encore une fois : vous produisez de toute manière suffisamment de signaux pour qu’on puisse répéter-augmenter-transposer.

Isolde entre, commande un cheeseburger et demande à savoir s’il y a une variante sans gluten (entre une foultitudes d’autres actions remarquables).

Cédric (numéro deux) entre et demande s’il y a une variante de burger vegan, et demande aussi si le magasin accepte des bons de réductions.

Tibor (numéro trois) demande si on peut lui fournir une liste de tous les additifs alimentaires, puis demande aussi le numéro de la responsable de l’hygiène.

Naomi (numéro quatre) s’arrête à trois pas du vendeur et dépose un billet sur le comptoir, en disant que « c’est sa liste de conditions pour consommer quoi que ce soit ici. »

Et ainsi de suite – dans cette variante, aucune limite d’itérations. Vu qu’il n’y a pas de chaises, on peut continuer à être numéro cinq, six, etc; on peut défier le groupe de battre le record d’itérations. C’est intéressant de voir à quel point on n’est parfois très vite plus inspiré du tout, ou alors on pourrait jouer le jeu pendant des heures.

Avec cet exercice, on se rapproche du travail de scène, et les interactions peuvent se développer de manière très inattendue. J’encourage les élèves à rester brèves·brefs, en rappelant qu’on est dans un fast-food. Ça les pousse à tenir le pattern de manière condensée.

Je peux débriefer certaines itérations en faisant revenir les improvisateurs sur leurs hypothèses de lecture : est-ce qu’elles ont lu le même pattern, ou celui-ci était évolutif (c’est fort probable). L’objectif, c’est d’arriver à formuler plus ou moins le même pattern à l’issue de l’impro, mais il y a plein de moments où les élèves (moi le premier) n’auront pas vraiment « compris » le pattern.

Si c’est vraiment cryptique, je demande à ce que « numéro deux » soit le plus explicite possible. L’écueil le plus fréquent, c’est que les gens cherchent à créer plusieurs patterns à la fois; dans ce cas, je les pousse à sélectionner et à renoncer à la plupart des actions remarquables de « numéro un ». Un autre obstacle, c’est que les gens ont parfois une merveilleuse idée « conceptuelle » du pattern, mais ne parviennent pas vraiment à la réaliser sur scène, elle prend trop de temps, il tourne autour du pot, elle part sur une ambiguïté. Ça s’affine de toute manière avec l’expérience.

LE TRUC AVEC TOI, C’EST QUE…

Avec ce troisième (et dernier exercice), j’essaie de les faire passer de la scène au longform. L’idée est de pouvoir chercher des transpositions de plus en plus libre. Il y a un niveau d’abstraction à passer, et certains groupes (surtout les jeunes ados) n’auront peut-être pas encore les compétences d’analyses suffisantes pour s’épanouir dans l’exercice.

Jill et Daniela, vous allez faire une première improvisation, qui sera notre improvisation « numéro un ». À un moment donné de l’improvisation, l’une de vous deux va dire à l’autre : « Le truc avec toi, c’est que… » et fera une observation sur le personnage de son partenaire. Par exemple : « Le truc avec toi, c’est que tu cherches trop à tout contrôler. » ou « Le truc avec toi, c’est que tu sais vraiment écouter les amies qui souffrent. » Peu importe, ça peut être une remarque positive ou une critique. Allez-y.

Elles improvisent des retraitées en vacances en Finlande qui cherchent à louer les services d’un gigolo. Au bout d’un moment, Daniela dit à Jill : « Le truc avec toi, c’est que t’es une fonceuse, même à septante ans. »

Parfait, stop. J’ai besoin maintenant de quelqu’un qui remplace le personnage de Daniela sur scène. On va retrouver le personnage de Jill à un autre moment de sa vie, dans une autre situation où on va voir à quel point elle est « fonceuse ».

Stéphane improvise un gardien d’enfant qui explique à Jill que « pour un enfant de quatre ans, c’est très bien d’impliquer ses camarades dans les jeux, mais là tu as passé la barrière de la garderie, vous êtes allés dans la forêt et tu as établi un campement, c’est un peu trop pour ton âge. »

Et ainsi de suite : d’autres improvisatrices peuvent venir se substituer à Stéphane pour proposer d’autres situations, pour explorer ce pattern de personnage de « fonçeuse ».

LE TRUC AVEC TOI – NIVEAU II

Après plusieurs itérations, je leur demande d’enlever l’étiquetage : dans la scène initiale, il n’y a plus personne pour dire « le truc avec toi ». On va juste éditer la scène avec une nouvelle scène, en reprenant un personnage commun et en répétant-augmentant-transposant son pattern de personnage.

LE TRUC AVEC TOI – NIVEAU III

Et au bout du compte, j’arrive à la version ultime de cet exercice, qui est presque un longform à lui tout seul :

Désormais, le pattern ne sera plus centré sur un personnage en particulier, mais pourra être incarné par n’importe quel personnage. Le pattern va donc de plus évoluer pour se centrer sur une situation.

Et je donne des exemples :

(1) une première scène montre des pompiers en train de tuer le temps en inventant une nouvelle variante de poker avant la prochaine alarme

(2) des diablotins des enfers inventent une nouvelle manière de torturer les damnés pour échapper à l’ennui de l’éternité

(3) un couple de quadragénaires planifient leur prochaine sortie dans un club échangiste pour pimenter leur vie de couple

(4) la présidente des États-Unis propose à son secrétaire de déclarer la guerre à la Suisse « pour changer un peu »

(5) deux abbesses du Moyen-Âge proposent de « ne pas croire en Dieu pendant une demi-journée », pour voir si elles seront damnées

Et ainsi de suite. On est dans l’intégration des compétences, donc peut-être qu’à ce stade, l’exercice tournera au boxon. C’est bien de débriefer de manière descriptive (et non prescriptive), pour se rendre compte d’à quel moment on a « trouvé » ou « perdu » le pattern. Dans mon exemple, on voit que le pattern s’est solidifié autour de « rompre la routine avec une activité inattendue ».

C’est précieux d’être très ouvert aux glissements de pattern (surtout dans cet exercice de transposition). Je pousse les élèves à imaginer le pattern dans d’autres contextes, pour pousser au comique : « Si cette absurdité devient une règle, quelles autres conséquences peuvent en découler ? » Tu auras des élèves très fortiches pour décaler le pattern dans des situations « scriptées » (un entretien d’embauche, un rendez-vous galant, une scène de rupture, une attaque dans les tranchées, etc). C’est une bonne béquille pour commencer, et après un moment c’est bien de pouvoir se détacher de ces scènes un peu rigides.

Pour moi, la grande beauté du travail sur le pattern, c’est de pouvoir muscler la compétence d’analyse du jeu : le pattern n’est jamais créé par « numéro un », mais c’est « numéro deux » qui permet de donner un cap (et les autres numéros n’ont plus qu’à suivre le moteur comique). Le jeu est dans l’oeil de celui/celle qui le regarde.

Si tu cherches une approche peut-être moins intellectuelle, il y a cette référence qui mérite un détour.

Bon game, Robin !

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Burger épiphanie

Hier soir à 18h45, je téléphone pour commander deux burgers. Quelque chose comme « J’aimerais vous commander deux burgers que je viendrai chercher; deux Hippie Jay en version normale, avec une frite pour les deux; Yvan; à 19h30. Oui. Merci. »

(Je vous laisse deviner les questions comme ça ça reste un peu interactif)

J’arrive au restaurant à l’heure dite. Enfin presque, j’ai deux minutes d’avance – autant dire que je suis autant fier de moi qu’affamé. On me demande mon prénom et la serveuse cherche ma commande mais fait chou blanc. Elle me dit qu’il n’y a pas de commande à ce nom. Il y a une autre collègue qui est débordée mais qui paraît plus compétente – alors que la première hôtesse paraît plus calme, mais moins compétente. Peut-être qu’elle a développé un certain flegme face à sa maladresse, ou peut-être que je spécule sur ses manoeuvres hésitantes. Je ne sais pas, à ce moment-là, je préfère ne pas trop spéculer. Je veux juste mes deux burgers et une frite pour les deux. On me redemande mon prénom. Je réponds. On me redemande la commande. Je réponds. On me redemande l’heure à laquelle j’ai appelé. Une autre personne du service – je crois que c’est la patronne, ou en tout cas elle fait preuve d’un body-language assez assumé; si elle n’est pas patronne, il faut peut-être qu’elle songe à le devenir – me demande si j’ai bien donné mon prénom et l’heure de livraison. Je dis oui. Elle me la redemande. Pour être sûr.

C’est à ce moment que je me dis que ce n’est peut-être pas un restaurant de burgers, mais un restaurant où on redemande des choses aux gens. Probablement travaillent-elles très fort à préparer le terrain pour le slogan-phare de leur nouvelle campagne marketing. « Ici, on en redemande« .

Au bout du compte on me dit qu’on va ré-envoyer ma commande et qu’il faudra attendre 10 minutes. On me redemande ma commande pour être sûr. Comme c’est la troisième fois que j’articule cette commande, mes neurones-miroirs et ma capacité d’auto-suggestion se liguent pour déclencher une salivation abondante, ce qui n’aide pas beaucoup à articuler une nouvelle fois « deux Hippie Jay et une frite ». Peut-être que je postillonne, mais personne ne se formalise.

Au bout de 15 minutes, la serveuse me livre. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle s’excuse. Auparavant, elle a bien maugréé contre la cuisine, contre sa collègue, contre la caisse, contre le téléphone au bout duquel on ne comprend pas toujours tout, contre le bruit, contre le mois de janvier, contre la réalité du monde qui nous entoure. Dangereux, ça d’être contre la réalité du monde qui nous entoure – la réalité, c’est toujours elle qui gagne.

Je trouve que les excuses arrivent un peu tardivement, mais je suis soulagé d’avoir mes burgers. Le frisson de réjouissance rassasie suffisamment mes neurones de dopamine pour me faire oublier toute idée de vengeance à la hache à deux mains dans ce restaurant qui en redemande. Victime de mon éducation judéo-chrétienne où le pardon est une valeur centrale, je gratifie tout le personnel de quatre (4) (four) francs de pourboire.

Je ressors et je soupe avec mon amoureuse.

Ce soir, j’ai appris une chose sur moi : j’ai une tolérance infinie pour les erreurs. C’est probablement de la déformation personnelle d’improvisateur : vous pouvez foirer, merder, échouer, vous tromper, vous prendre les pieds dans le plat, dégringoler dans les sondages, faire un impair, bafouiller, crever au poteau, faire nawak – ça n’est absolument pas un problème pour moi. À quarante-deux ans, j’ai largement compris que la réalité est assez complexe pour ne pas attendre plus d’un ou deux moments parfaits par décennie. Je vais vous sourire, vous attendre, vous donner un pourboire.

MAIS vous ne pouvez pas avoir une attitude de merde. Votre réaction aux évènements, votre grimace qui dit que ce n’est pas votre faute, le sarcasme susurré à l’encontre de votre collègue, c’est sous votre contrôle total. Là je suis resté très calme, mais c’est parce que je n’avais pas de hache à deux mains.

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Gourmet culturel

Lundi passé j’ai regardé le magazine 36,9° sur les liens entre microbiote et humeur. Très joli, plutôt bien mené, mais c’était juste la preuve que « On est ce que l’on mange« , qui relève un peu du bon sens : si je me bourre de cornets à la crème-à-la-vanille-au-sucre-glace, c’est assez normal que je saute aux murs en mode hyperactif sur un circuit de Formule Un avec Cyril Hanouna comme copilote.

Fun fact : il y a une semaine, le conseil national refusait une initiative pour limiter l’usage du sucre dans les aliments. La libre responsabilité des consommateurs et consommatrices. Rigolo de voir que notre liberté / responsabilité est tout à coup très bien défendue quand il s’agit de bouffer des bonbons et nous rendre diabétiques pour faire ensuite exploser les coups de la santé.

Food for thought : on s’intéresse beaucoup à ce qui entre dans notre ventre, mais relativement peu à ce qui déboule dans notre tête. On pourrait imaginer parler un peu plus de diététique culturelle : il y aurait des gens pour vous mettre au régime-sans-téléjournal, ou vous conseiller quelles fictions regarder – « Vous souffrez d’éco-anxiété ? Lisez Ecotopia ou allez voir Toutes les choses géniales, voilà qui devrait vous remettre sur pied. »

Vers 2017, j’ai commencé à consulter la liste des 250 films les mieux notés sur IMDb : une compilation des films qui ont reçu des meilleures notes par les utilisateurs « érudits », ce qui veut dire que si vous avez mis 5 étoiles à Ace Ventura mais que c’est le seul film que vous ayez noté, vous êtes jugé moins crédible qu’une adhérente qui a mis trois étoiles à Titanic mais a noté 273 films (ce qui paraît plutôt sensé). Bref, j’ai commencé à regarder la liste dans l’ordre. Qu’on soit bien d’accord, hein : j’ai pas fait QUE ça de mes journées. C’est juste que quand j’avais une heure de libre, je regardais un bout de demi-film que je terminais le lendemain. Bien tranquillou avec un frichti de légumes poêlés au reste du frigo, je matais Les Evadés à ma pause de midi. Puis je dégustais des asperges-mayo devant Usual Suspects. Et ainsi de suite, jusqu’à avoir totalisé 76 films vus sur les 100 premiers (et après il y a eu la pandémie).

Premier effet : je suis devenu incollable sur les classiques.

Deuxième effet : je suis devenu exigeant en terme de cinéma. Habitué à la crème de la crème, à du Hitchcock platinum et à du Coppola deluxe, j’ai désormais de la peine à mater un film médiocre. Je me suis rendu compte à quel point la télévision proposait des téléfilms mal écrits, mal joués, mal montés. Et comme le dit Catherine Price dans The Power of Fun, on peut s’habituer à une espèce de semi-fun, de divertissement léger qui nous fait bandouiller par intermittence, une semi-molle télévisuelle, une espèce de soupe qu’on se force à boire parce que finalement, on est pas mal sur ce canapé, non ?

(tiré du merveilleux https://xkcd.com/2727/)

(ma traduction décomplexée) « C’est marrant de voir à quel point c’est socialement acceptable de conseiller à quelqu’un de passer 10 à 15 heures devant une série à la télé; alors que si c’était un film… »

Et donc.

Si vous vous habituez à un régime de bonne nourriture culturelle, vous élevez votre niveau d’exigence.
Oh yeah, vous vous dites que je ne suis qu’un cinéphile pédant et arrogant, gourmet et peine-à-jouir. Well… c’est inexact : je peux encore voir des merdes, mais je les vois avec la tendresse de Roger Federer qui regarderait un débutant jouer au tennis.

(Cadeau bonux : ça marche aussi avec la musique, les bouquins et les informations d’actualité.
Je discutais avec un pote qui me disait sombrer dans une torpeur éco-anxieuse à chaque nouvelle news sur le climat qui apparaissait sur son fil d’actualité Instagram. Délivrez-vous des réseaux sociaux. Vous êtes ce que vous mangez.)

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Ecriture de tréteaux

Jeudi soir, je jouerai la cinquième représentation d’Odysseus Fantasy, le nouveau spectacle des ArTpenteurs. La troupe s’installe pour une semaine de représentations à la plage d’Yverdon-les-Bains. Le chapiteau rouge va se dresser entre sable et sous-bois, pour faire résonner l’Odyssée d’Ulysse au milieu des caleçons de bain vert fluo et des chipolatas grillées. Et même si les vers d’Homère auront une légère odeur de crème solaire, c’est de toute façon la poésie qui gagne à la fin.

Heureux qui comme lui a fait un beau voyage

La création prit quantité de détours: Thierry Crozat (mise en scène) a réuni 4 comédiens (Chantal Bianchi, Corinne Galland, Lorin Kopp et mescolles) pour 5 semaines et demie de création et de recherches. On avait fait deux semaines de labo en janvier (écriture & clown de théâtre) pour avoir quelques ancrages, avant de lancer l’esquif d’une écriture de plateau carrément homérique. 

Première couche: l’Odyssée d’Ulysse. Texte-fleuve, immense récit alambiqué entre les souvenirs confus du héros, les suppliques de Télémaque, les divines querelles et des références souvent enfouies au plus près de notre culture occidentale. Charybde et Scylla, le cyclope, le cheval de Troie… On a passé plusieurs semaines à enfoncer quelques portes ouvertes et dépasser des culs-de-sacs pour aérer tout ce bazar.

Deuxième couche: des clowns privés de parole. L’idée primordiale était de pouvoir créer un spectacle sans recourir au texte. Grommelots, mimiques, musiques, tout y a passé pour échapper au français. Ecueils de la langue. Hauts-fonds de la forme théâtrale. Naufrage du sens. A la quatrième semaine, on se résout à chapitrer le spectacle de quelques apartés poétiques. Sinon le spectateur-qui-veut-chercher ne comprendra rien à rien et voudra partir (quant au spectateur-qui-se-laisse-aller, c’est de toute façon gagné).

Troisième couche: la vie de Thierry. J’ai pas cherché à connaître tous les détails, mais ça tourne autour de la Mer (Méditerranée) et de la Mère (nourricière), de l’arrachement et de l’attachement, de la geste (homérique) et du geste (le théâtre par le mime). C’est dense, cow-boy. 

Pitch Lynch

Le résultat? Une fable poétique et visuelle entre Homère sous acide et un rêve de Stephen King. Désormais, quand on me demande le pitch je dis ça: « C’est l’Odyssée d’Ulysse adapté par David Lynch qui avait à sa disposition 4 clowns de théâtre et la vie de Thierry à raconter. » À partir de là, débrouillez-vous.
Perso, c’est le spectacle le plus intrigant, complexe et poétique qu’il m’ait été donné la chance de jouer, avec son lot de double (voire triple) sens, d’images surréalistes et de musiques enchanteresses. On a déjà joué 2 scolaires à la Vallée de Joux il y a 10 jours, les élèves (9e & 10e) étaient scotchés. Et puis c’est pas trop long: en septante minutes on fait le tour, et je sais que tu aimes ça, les spectacles pas trop long.

Trilogie

Jusqu’en 2020, on part pour une belle trilogie sur les traces d’Homère. L’année prochaine, on élaborera une fresque centrée sur le récit d’Ulysse; en 2020 ce sera « IF – l’Odyssée de l’arbre », autour de la Ville d’Yverdon-les-Bains, l’écologie et le pouvoir des conifères. Et comme le projet change tout le temps, je suivrai l’aventure avec une poignée de billets sur ce blog pour rendre compte de la luxuriance des idées de la troupe.

Odysseus Fantasy, un spectacle à suivre du 7 au 10 juin 2018 à Yverdon-les-Bains, puis pendant l’été à Romainmôtiers, La Tour-de-Peilz et Sion. Tournée et informations ici.

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Improvisation et créativité, Théâtre

Quand tu commences

Bon, mais vous prévoyez quand même une trame?

(C’est la question qu’on me pose le plus souvent après un spectacle ou une animation d’impro. C’est toujours un compliment, je trouve. Et c’est aussi une formidable manière de définir l’art de l’improvisation avec le spectateur, qui après avoir confié son admiration pour notre sens de la répartie, notre connexion collective et notre humour, me lance:)

Bon, mais vous prévoyez quand même une trame?

Rien n’est prévu à l’avance; on ne sait pas dans quelle époque on va jouer, quels personnages on va incarner et quels seront les éléments de l’histoire. Ça serait même contre-productif: si on prévoit des choses à l’avance, il y a le risque qu’un comédien oublie ce qui a été prévu ou qu’un élément extérieur vienne perturber nos plans. Et alors là, ça devient très compliqué d’improviser: est-ce que je reste fidèle au « plan », ou est-ce que j’oublie complètement le script? Et est-ce que mes collègues feront le même choix? C’est plus simple de ne rien prévoir, et d’approcher la scène comme une page blanche. 

Mais comment vous savez quelle idée il faut suivre?

A priori, on suit toujours la première idée qui est exprimée, parce que c’est celle qui existe, qui est déjà là, que le public a vue. L’essence de l’improvisation théâtrale, c’est de pouvoir présenter des histoires dans des réalités cohérentes. Si mon partenaire commence à jouer un cow-boy, j’ai tout intérêt à évoluer dans le même univers. Je pourrais faire un autre cow-boy, ou un apache, ou un croque-mort, ou son père qui veut le décourager de se venger des pillards qui intimident la ville.

Ça veut dire que vous allez toujours à l’idée la plus simple?

Oui et non. Si je reprends mon exemple de western, j’ai une totale liberté de point de vue, de thématique et de registre théâtral: je peux incarner un autre cow-boy qui vient d’être provoqué en duel (une scène qu’on a certainement vu déjà plein de fois); je peux aussi mettre en scène le colt du cow-boy qui exprime des états d’âme sur le pouvoir qu’il donne aux hommes « Bouhouhou! Je ne suis qu’un instrument de mort; j’aurais dû faire comme mon cousin, qui donne les départs des courses de chevaux au Minnesota! »

Et quand vous n’avez plus d’idée? Ou que vous n’avez pas la bonne idée?

Il n’y a pas de « bonnes » idées. Les grandes idées sont des petites idées qu’on a laissé grandir. L’attitude à avoir, c’est que les idées n’ont pas besoin d’être trouvées. Elles sont déjà là, il suffit juste d’y prêter attention. Mettons qu’une comédienne vienne au centre du plateau et se mette à taper du pied et à regarder sa montre. Peut-être qu’elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait (de prime abord, elle attend) ou de qui elle attend (Son élève? Son adjoint au maire? Son dragon?). Qui peut juger laquelle de ces idées sera une « bonne » idée? Dès que vous changez votre attitude sur la qualité de la créativité, vous vous libérez d’un poids énorme.

Mais alors qu’est-ce que vous travaillez dans vos « répétitions d’impro » ou vos ateliers du genre?

Sur des ateliers de deux à trois heures, les improvisatrices et improvisateurs professionnels apprennent généralement à se connecter les uns aux autres, à accéder à leur imagination, en plus de tout le travail théâtral qui peut être abordé: voix, corps, interprétation, développement d’un catalogue de personnages…

Ha, je vous arrête, là: vous préparez vos personnages! Vous admettez quand même que vous préparez des choses à l’avance?

Quand Miles Davis nettoie sa trompette, est-ce qu’il est en train de planifier son prochain solo? Je ne crois pas. Pour nous, le travail des personnages, c’est la même chose: on peaufine un instrument, on donne un corps à l’enveloppe. C’est le contenu qui change à chaque fois. Je ne vais pas jouer mon boucher marseillais de la même manière dans une scène d’amour et dans une scène de dispute. Je ne vais pas le jouer de la même manière face à un pote de compagnie ou à un improvisateur que je connais à peine. Je ne vais pas le jouer de la même manière à une animation d’entreprise ou un spectacle devant dix personnes. En fait, je ne vais jamais le jouer de la même manière: les personnages sont là pour être toujours réinventés.

Mais… Est-ce que ça vous est arrivé de ne plus avoir d’idées?

Souvent. Tout le temps. C’est le meilleur état, parce qu’il nous laisse libre et nous pousse dans les retranchements. Et en même temps, on n’est jamais sans idées. Il suffit de faire deux minutes de méditation pour voir qu’on est incapable d’arrêter son esprit. Les idées circulent, elles coulent autour de nous. Si vous écoutez autour de vous, vous avez toutes les idées de la terre. Le génie de l’improvisation, c’est de pouvoir exprimer et connecter ses idées, pour en faire quelque chose de théâtral. Si je tourne calmement autour d’une première idée, je vais très vite avoir envie de raconter une histoire; si j’entends un spectateur qui tousse, je vais pouvoir raconter l’histoire d’un glaire qui voulait désespérément sortir de sa gorge et découvrir le monde. Je vais faire voyager ce glaire et lui faire vivre des aventures.

Mais quel genre d’aventures? Vous avez des trucs pour raconter les histoires?

Une histoire fonctionne comme un coeur qui bat: un moment de tension (systole) et un moment de relâchement (diastole). C’est un rythme binaire, très lent. Le spectateur va retenir sa respiration quand l’héroïne soulève la voiture pour sauver son chien, et il y aura un soupir de soulagement en voyant que Youki est encore vivant. Une histoire, c’est donc créer des problèmes et y trouver des solutions: notre cerveau reptilien est très fort pour créer des problèmes (Danger! Mammouth! Froid!), et notre cerveau gauche, plus abstrait, peut conceptualiser des solutions. Un enfant de six ans sait construire une histoire, parce qu’il a intégré très tôt ce besoin de danger/solution: c’est un peu comme un jeu « pour se faire peur », comme le lionceau qui se fait pourchasser par sa mère dans la savane. Et ça nous fait retomber sur une fonction vitale du théâtre, qui est de purger nos pulsions-passions-peurs et de cultiver le champ des possibles. À partir de là, on ennuie rarement si on raconte une histoire.

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Où est Charlie?
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À priori, oui.

Le week-end passé, j’étais invité à la première édition du WISE, le Festival d’improvisation de Clermont-Ferrand organisé par Improvergne. 160 participants, 10 formateurs, 4 journées d’ateliers et 3 soirs de spectacles. De la très très belle organisation, à tel point que j’étais persuadé que c’était la 6e édition de l’évènement: l’équipe réunie autour de Rémi Couzon gérait tout ça avec une efficacité rare, l’ambiance était top et la proximité des lieux de stages donnait une superbe unité à ce Festival qui a de beaux jours devant lui.

C’était une occasion pour moi de retrouver de bons amis et de faire quelques découvertes. Oui, Fabio, le geocaching est mille fois mieux que Pokemon Go! Oui, Katar, je reste un enfant de six ans dans un corps de prof de grec! Oui, Remi, il faut absolument un 2e WISE en 2017!

L’improvisation francophone commence à se constituer en communauté

C’est Matthieu Loos qui parlait de ça, en expliquant qu’avec de belles initiatives comme le podcast d’Hugh Tebby et les festivals européens, les professionnels de l’impro commençaient à se solidariser autrement que par le Match. On se croise à Nancy ou à Toulouse, on refait le monde à l’Improvidence, Yverdon-les-Bains ou Clermont-Ferrand. Tout ça pour partager des expériences, des questionnements et des idées autour d’une passion-métier qui gagne peu à peu ses lettres de noblesses.

Facebook vient combler les vides et met en réseau: à l’inverse du format Match qui favorise les échanges internationaux, les concepts qui tendaient à isoler les compagnies dans leur coin trouvent une manière de garder le contact: les festivals inspirent, fédèrent et relient.

À priori, OUI.

Dans tous les ateliers, il y a le (ou la) stagiaire qui pose des questions. Celui pour qui tout est sujet à débat, celle à qui il faut toutes les précisions imaginables avant de faire l’exercice. J’avais déjà parlé de ma politique agressive à l’encontre des questions, mais je sais mettre de l’eau dans mon vin: j’ai remarqué que la plupart des questions que les stagiaires me posent sont des requêtes de permissions (Est-ce qu’on peut commencer l’impro sur une chaise?), des interrogations motivées par la peur (Ça marche, si mon personnage est fâché au début de la scène?) ou des questions propres à chaque exercice – et donc, des cas particuliers: grand paradoxe de vouloir improviser en planifiant déjà les réactions pour chaque cas de figure.

Je me rends bien compte que ces stagiaires sont souvent dépendant d’un style d’apprentissage qui s’appuie sur un programme de cours clair, d’une théorie complète. Ces élèves sont tentés par l’exhaustivité (Que faire dans le cas où…) et la cohérence (Mais tout à l’heure, tu as dit que…). J’ai remarqué que je couvrais 95% des questions avec cette simple et brève réponse: A PRIORI, OUI.

Je vais me faire imprimer un T-shirt, ça fera le mec qui est cool.

Du contenu dans l’enveloppe

Dans les discussions autour des spectacles, on commence à dépasser la pure technique. Il est bientôt fini le temps où on décrivait seulement un « concept ». Les professionnels sont aguerris aux techniques et se désintéressent d’une impro purement performative. Qui veut encore faire une improvisation alphabétique de 2 minutes sur la suggestion « oncologue »? Certes, les vieilles ficelles auront la vie dure, spécialement dans le théâtre en entreprise et les formats de divertissement, mais je trouve enthousiasmant d’entendre des réflexions sur l’esthétique propre à une troupe ou sa quête de sens.

Partout, les praticiens prennent conscience du potentiel illimité de l’improvisation théâtrale (et de sa qualité théâtrale, justement). « L’impro, espace de réalité augmentée depuis plus de 3’000 ans« , devrait-on dire. Le matin du 15 juillet, alors que je réfléchissais au format que nous allions proposer en carte blanche le soir, j’apprenais le tragique évènement de Nice. Et immédiatement, j’ai su que nous devions faire un spectacle là-dessus (ou à tout le moins, aborder le sujet sous un angle personnel). Parce que si le théâtre doit parler du monde, il doit parler du monde d’aujourd’hui. Quel théâtre plus contemporain que celui qui peut improviser ses textes le soir-même? Il était vital que nous parlions de tolérance, d’ouverture, d’écoute et de tendresse humaine.

Pour que l’improvisation soit au-delà d’un « divertissement sans substance » (Johnstone) et que la discipline devienne « le théâtre du coeur » (Del Close).

Be wise.

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« L’improvisation est basée sur un mensonge »

Une légende de l’improvisation. Un monstre sacré. David Catpurring a marqué toute une génération, à travers des ateliers suivis par des milliers d’élèves-comédiens, un livre publié chez Fayard et un mausolée taillé dans des os de mammouth, qui résume ses 15 règles immuables en improvisation. Aujourd’hui reclus dans une grotte du Worcestershire, il sort de sa réserve pour redresser quelques torts qui endommagent selon lui le noble art de l’improvisation théâtrale. Récit d’une rencontre.

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À l’époque de la construction du mausolée

Maître Catpurring, vous vous êtes retiré de la scène de l’impro depuis 10 ans. Pourquoi être sorti de votre réserve, récemment?

Je lis tellement de conneries. Dans ma grotte, j’ai le WiFi, et croyez-moi, l’Internet offre tout un paquet d’âneries à lire. Quand on brocarde Trump et ses amis, ça ne me fait rien, mais attaquer les fondements de l’impro, moi ça me rend ribouldingue.

Ribouldingue, ça existe vraiment comme mot?

Oui, mais ça ne veut pas exactement dire ce que vous avez compris.

Passons. Vous vous êtes élevés contre les improvisateurs qui proclament que « l’impro, c’est la vie » ou « l’impro, c’est comme la vie de tous les jours ».

Oui, c’est le premier gros problème. C’est surtout que ces bâtards nous expliquent que gna gna gna, l’impro c’est la vie réelle, c’est comme une discussion, gna gna, par exemple là on est en train d’avoir une discussion, alors pif paf c’est de l’impro. Pas du tout. PAS DU TOUT. Ces gens se gourent complètement. Ils se mettent le doigt dans l’oeil jusqu’au pancréas. L’impro, c’est bien plus que ça. C’est du théâtre. Et je dis théâtre sans dire « théâââââtre », c’est pas prétentieux, je veux juste dire que le théâtre est une représentation concentrée de la réalité.

Qu’entendez-vous par là?

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Enfin un peu de poésie.

Ben, le théâtre, c’est pas montrer quelqu’un qui va faire ses courses, qui attend le bus ou qui fait sa lessive. Ce matin, j’ai fait ma lessive, par exemple. Vous croyez que ça intéresse quelqu’un, ça? Non! Tout le monde se contrefiche de mes slips à rayures grises. Faire sa lessive normalement, c’est inintéressant, c’est pas de l’art pour deux sous. Les gens ont confondu la quête du réalisme avec la quête du trivial. Je vais encore au théâtre, croyez-moi, et je vois plein de choses triviales. Pas de contenu. Pas d’émotion. On dirait que le comédien lit son texte, quand bien même il le sait par coeur.
Mais attention, hein: c’est aussi possible de faire de l’art avec quelqu’un qui fait sa lessive. Vous pouvez le mettre dans des situations incroyables, dans un état d’esprit qui fait que ça sera tragique, ou comique, ou intense. Je ne suis pas en train de prêcher pour des actions incroyables et des effets spéciaux hollywoodiens, hein.
Prenez Psychose, de Hitchcock: quand Marion Crane prend sa douche, l’activité est inintéressante – sauf pour les voyeurs, bande de fripouilles – mais c’est surtout le suspense induit par le meurtre imminent qui rend l’action magnétique. Donc non, l’impro, c’est pas comme la vie de tous les jours. L’impro c’est bien plus que la vie, c’est toute la vie, c’est une vie artistique.

Oui, c’est ce que Peter Brook dit quand il explique que le théâtre est un « concentré de vie ».

Si vous pouviez me laisser ce genre de réplique, ça serait sympa.

Mes excuses. Mais revenons plutôt à vos dernières déclarations. Vous vous battez contre ceux qui comparent l’impro au jazz.

C’est très simple à comprendre: le jazz est musical, l’impro est théâtrale, point barre. Ce qui veut dire que vous avez plein de points communs, mais une différence fondamentale: le jazz en tant que musique est un art de l’abstrait – les sons nous procurent des émotions, mais ne formulent pas un langage articulé; à la différence de l’impro, qui met en scène des personnages qui s’expriment en français. On ne peut pas comparer une symphonie de Chopin et une tragédie de Shakespeare. C’est deux médias différents.
Bien sûr, si vous me parlez d’une comédie musicale jazzy – concrète, donc – ou d’une impro avec de la poésie sonore – abstraite, donc -, alors là, on peut discuter. Mais arrêtez de me dire que Miles Davis aurait pu débouler sur une patinoire en improvisant 4 minutes en alexandrins. Arrêtez ça, c’est grotesque. Grotesque. Ça me fout de l’urticaire.

Désolé de vous mettre dans des états pareils.

Non, c’est rien. Je peux vous offrir à boire, en fait?

Non, merci, pas soif.

Ah, j’aurais dû proposer avant. Je suis un hôte exécrable.

Non, non. Tout va bien!

Bon, vous êtes bien gentil.

Poursuivons, si vous le voulez bien. 

Un instant! Vous voyez, ce petit dialogue qu’on vient d’avoir.

Oui?

Et bien, il est trivial, sans réelle substance. Il est quotidien. Ce n’est pas de l’art. Et on peut dire qu’il est inintéressant.

C’est vrai. 

Ce qui était intéressant dans ce petit dialogue, c’est ce qu’il révélait sur nos personnalités, sur notre relation. Au niveau littéraire, c’est encore trop pauvre. Donc, il faudrait le retravailler pour le présenter sur une scène de théâtre.

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Maître Catpurring, grand observateur de la réalité.

J’aimerais revenir sur votre troisième déclaration, le mensonge que vous dénoncez quant aux origines de l’impro. Vous critiquez la référence à la commedia dell’arte.

Totalement. Dans les manuels, on vous dépeint « l’histoire de l’improvisation », avec son prestigieux « ancêtre » sous la forme du théâtre des Italiens du XVIIe siècle. Tout le monde est content, c’est comme s’il y avait une filiation avec Molière, ça permet de redorer le blason de l’impro, de lui donner des lettres de noblesses. Mais pourquoi, si la commedia est le papa de l’improvisation, n’y a-t-il rien eu au XVIIIe et au XIXe siècle en matière d’improvisation?
On part d’une idée fausse, qui est que la commedia était improvisée. Rien n’est plus faux. Le capocomico – le chef de troupe – définissait le scénario approprié à jouer devant le public, avec les personnages de la pièce, l’ordre des scènes, les lazzi – une place à l’improvisation, certes – à intégrer pour la représentation. Mais les comédiens connaissaient l’histoire, connaissaient les personnages de leurs partenaires, savaient leurs répliques par coeur. C’était du théâtre à peu près écrit. Oui, probablement y avait-il quelques saillies spontanées et des références à l’actualité. C’est nécessaire en théâtre de rue, pour capter l’attention et focaliser les esprits. Mais de là à définir la commedia comme ancêtre de l’impro telle qu’on la pratique aujourd’hui, c’est fort de café.

On pourrait dire que la commedia est une première tentative d’utilisation de l’impro dans le spectacle écrit, non?

Vous êtes moins stupide que vous en avez l’air.

Non mais dites-donc!

(Les deux personnages s’empoignent; l’intervieweur tente un coup de poing, mais l’ermite le retient en s’appuyant sur la table au centre-scène. Les deux finissent par tomber à terre. En se relevant, ils se rendent compte de leur substance théâtrale. Faisceaux de lumière blanche. Stroboscope et fumée. Les deux personnages explosent. Morceaux de peau, chairs rouges, organes déchiquetés et gouttes de sang aux quatre coins de l’espace scénique. Le metteur en scène s’avance depuis les coulisses. Il s’excuse, puis explose à son tour.) 

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Rorschach

« À quoi vous fait penser cette tache, monsieur? »

Mon partenaire de scène me tend un carnet imaginaire; entre ses deux mains qui enserrent le vide, je ne vois rien, évidemment. Mon corps veut voir, mais mon regard passe à travers, et je distingue les sourires crispés des premiers rangs de spectateurs. Quelle mouche me pique de débouler sur scène sans idée, moi?

Je regarde mon partenaire de jeu. Il est tendu. Il se retourne à Jardin, pour faire un mime obscur, un vague geste de dévissage-de-bouteille ou je ne sais quoi. Une troisième manche de Time’s Up alcoolisée, on dirait. J’ai pas la référence, je comprends rien. Il se tourne vers moi; il a l’air tendu, presque énervé. Je respire péniblement, la tension est à son comble.

Rorschach

Débuter une scène improvisée, c’est faire le test de Rorschach: à partir d’une vague énigme, on va laisser faire notre inconscient, notre instinct, pour mettre du spécifique sur du flou. Parce que l’improvisation théâtrale, c’est construire sur du vide: pas de costume de Richard III, pas de décor en plan incliné; à peine un thème ou une suggestion qui flotte dans l’esprit du spectateur. Il va falloir bâtir sur le vide, sans chercher à toujours remplir. Mon Royaume pour une idée!

Le public est venu voir des comédiens sans peurs et sans reproches se débattre avec des contraintes draconiennes: comment va-t-on enchanter cette scène vide, avec du contenu qui ait du sens? Devant moi, quelques vagues indices que m’a donné mon partenaire. L’énigme. Je lutte, je sue; et en même temps, c’est bon; ce sont aussi ces gouttes de sueur que les 98 spectateurs sont venus voir: un comédien-dramaturge qui crée en direct, comme dans ces restaurants asiatiques où on vous grille une plancha de poulpes coupés juste devant vous. L’impro a ce petit goût de fait maison.

Pendant ce temps, je continue mon enquête.

« À quoi vous fait penser cette tache, alors? »

L’improvisateur est un chien policier qui renifle les petites transformations du plateau de jeu, pour en extraire la substantifique moelle. Après, il s’agira de ronger ce squelette d’idée, de jeter les osselets pour suivre le fil narratif. C’est ce que je me tue à dire aux élèves avancés qui ont encore peur de la scène vide: venez sans rien. C’est le meilleur état de création. Vous allez « voir » la scène qui se fera devant vous, sans avoir l’impression de créer. La création sans travail. L’effort sans effort. Wu Wei.

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Improvisation et créativité

L’impro c’est pas jouer au poker

Pas de réaction.

Pas d’intérêt.

L’impro, c’est pas jouer au poker. Ni épater ses potos qui sont restés en bas du slingshot.

Alors maintenant tu vas me montrer ce que tu ressens, ce que tu as dans le ventre, et j’espère bien que ça va s’afficher quelque part sur ton corps, bon sang.

Même un battement de cil. Ça me suffit.

Tant que c’est sincère.

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