Improvisation et créativité

3 conseils pour sortir de la Vallée de la Merde

J’ai reçu un joli message l’autre jour :

Hello Yvan, dis j’ai une question pleinement intéressée : « Comment on sort de la vallée de la Merde ? »

Je vais garder l’anonymat de l’improvisateur qui m’a envoyé ça, pour des raisons évidentes de on-n’a-pas-trop-envie-d’avouer-à-ses-partenaires-qu’on-est-dans-la-Vallée-de-la-Merde. Mais merci de tout coeur, voilà, je te réponds avec un article de blog tout chaud, merci Bastien.

C’est quoi la Vallée de la Merde ?

C’est un concept de l’excellente Jill Bernard dans son petit ouvrage Le Joli Petit Manuel d’improvisation théâtrale (que j’ai traduit il y a une douzaine d’année – et que vous pouvez commander chez moi, eh ouais mon petit père, il y pas de pub qui se perd).

Jill explique qu’il y a des « phases » de la vie d’improvisateurice, et qu’on peut tomber facilement dans une phase merdique où tout ce qu’on fait est un peu… meeeeh. Je cite :


LE CREUX DE LA VAGUE
Quand vous commencez l’impro, vous êtes terrifiés. Après six semaines, vous commencez à prendre vos marques, et vous faites des progrès pendant trois à six mois. Et puis soudain, sans raison particulière, VOUS PUEZ! Vous devenez nul, grave. C’est de la merde, ce que vous faites.
Vous en pleurez la nuit. Vous devenez misérable.
Je vous le dis sans détour : vous allez puer pendant un certain temps, et ensuite vous puerez plus. Vous saurez pas pourquoi c’est redevenu comme avant. Il y a juste un soir où vous vous direz, «Hé, je pue plus!» Et ça va fluctuer comme ça pendant toute votre carrière.
Je pense que ça arrive chaque fois par intervalles, entre trois et six mois. Mais je ne tiens pas de statistiques. J’aimerais, je trouve que ça sonnerait bien. Pendant tout le temps où vous traversez la Vallée-de-JE-FAIS-DE-LA-MERDE, voici ce que vous pouvez faire:

  • Concentrez-vous sur les bases. Revoyez ces repères de l’impro fondamentale que vous avez peut être oubliés. Relisez Truth in Comedy ou Impro.
  • Ne vous prenez pas au sérieux. Perso, j’essaie même d’être encore plus mauvaise, parce que surun malentendu, ça peut devenir vraiment intéressant.
  • Prenez une pause – courte, longue – et faites quelque chose d’autre. Un cours de danse, une sortie au musée, une promenade à la plage; peu importe, tant que ça vous change la tête avec une bouffée d’idées nouvelles.

Ayez la foi: cet état n’est pas permanent.
«Soyez compétent» – Keith Johnstone.


Maintenant, Bastien : ça c’était il y a douze ans.

Depuis, j’ai travaillé avec la notion de Vallée-de-la-Merde, j’en ai parlé à plein d’improvisateurices, j’ai exploré les conseils de Jill, et je peux ajouter 2-3 éléments.

Surveille ta nourriture culturelle

J’en ai déjà parlé là et Jill le mentionne, mais je le répète : quand on veut perdre du poids ou rester en bonne santé, on se soucie de diététique. Pour l’inspiration et la créativité, c’est la même chose : tu dois surveiller ton régime culturel. Qu’est-ce que tu lis ? Qu’est-ce que tu regardes comme série ? Est-ce que tu es allé dans un musée ces six derniers mois ? Est-ce que tu es sortie au théâtre pour voir un spectacle un peu à l’aveugle, sans attentes particulières ?

Indice : si tu as répondu « TikTok » à l’une de ces questions, c’est que c’est déjà mal barré. Dis-moi ce que tu regardes, et je te dirais comment tu crées : tu dois brasser de temps en temps le compost de ton imaginaire.

Si tu n’es pas artiste, sois au moins un artisan

Je pense que le conseil de « relire Truth in Comedy » reste extrêmement valable : je sais que je suis un geek de l’impro, mais je suis souvent effaré à quel point certain·es de mes collègues n’ont pas vraiment de références techniques sur l’improvisation. C’est pas un problème tant que ça marche… mais lorsque le talent s’enrhume, je les trouves assez démunis.

Au niveau technique, je recommande toujours Improv For Everyone de Greg Tavares, qui est une analyse concise, claire et pragmatique des mécanismes de l’impro. Je suis sûr que vous aurez plein d’autres lectures à recommander en commentaires.

En fait, c’est probablement un bon signe

Oui, je sais que ça fait un peu trop pensée positive, mais je l’ai constaté souvent : les moments de Vallée-de-la-merde sont des temps d’incubation. Tu es juste en train de progresser, mais tu ne t’en rends pas compte. C’est un palier : tu va t’en rendre compte dans trois mois. Rétrospectivement, tu comprendras que cette phase était un marécage nécessaire pour te rendre sur un nouveau progrès, un nouveau style de jeu ou des nouveaux réflexes. C’est amplement détaillé dans la littérature des sciences de l’éducation : quand une élève met en place une nouvelle compétence, elle passe par une phase « d’intégration » où elle peut sembler moins aguerrie sur certains outils qui semblaient basiques.

La Vallée-de-la-merde, c’est une phase de doute inhérente à la vie d’artiste; c’est plutôt rassurant, parce que ça protège aussi de l’hubris et l’aveuglement artistique : si tu es consciente que tu fais du travail médiocre, c’est que ton critique intérieur est en train de protéger ton art.

Donc oui, on s’embourbe, mais tais-toi et continue d’avancer.

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Le jeu de la scène

Le talentueux Robin Szymczak m’a gentiment posé cette question en matière d’impro théâtrale :
« Je dois bientôt donner un cours sur le game of the scene et je me demandais comment tu approchais le sujet avec tes groupes. En général ce que je fais c’est que je pars de situation « normales », je leur fais identifier puis amplifier ce qui sort de l’ordinaire. Si tu as des conseils/exercices ça m’intéresserait beaucoup. Et aussi pour les encourager à vraiment y aller à fond. »

Tu tombes bien : j’aimerais davantage consacrer d’articles sur la pédagogie d’impro sur ce blog. Vu mon grand âge (25 ans de pratique d’impro), on commence à me poser des questions, et donc je risque de pouvoir commencer une rubrique « Ask Me Anything » qui m’impulsera de nouveaux billets. Celui-ci propose donc une suite d’exercices pour un atelier d’environ 3h avec une douzaine d’individus qui n’auraient qu’une connaissance liminaire du concept de « Game of the Scene« . Il a été éprouvé sur une bonne vingtaine d’itérations, dans des contextes très différents. Sens-toi libre d’adapter. J’ai tiré la plupart des exercices des enseignements de Halpern & Close (Truth in Comedy), Keith Johnstone (Le chapitre « Advancing » dans Impro for Storytellers) et le bouquin « The Upright Citizens Brigade Comedy Improvisation Manual » qui explore ce thème en détail et que je recommande chaudement.
La réponse courte à ta question, c’est : « Je fais à peu près la même chose que toi, c’est-à-dire enseigner à amplifier un pattern à partir de situations normales; au-delà de ça, je trouve essentiel de comprendre la mécanique du game of the scene et l’exploration de ses trois outils : répéter-augmenter-transposer.« 

Un peu de théorie : THE GAME OF THE SCENE

On le traduit parfois par « Jeu de la scène« , mais on l’appelle aussi « gimmick« , ou « pattern« , ou encore « moteur comique », et il y a bien sûr plein d’acceptions différentes, et d’interminables débats sur ce que c’est vraiment. Ma définition tient en quelque chose comme

« En impro, le pattern est une structure dramaturgique à l’échelle de la scène, qui permet d’être répétée, augmentée et/ou transposée pour un effet généralement comique. »

Ou plus simplement : « un truc drôle qui se répète« . En fait, une grande majorité des sketches comiques (improvisés ou non) sont composés (consciemment ou non) sur ce principe. Les Monty Pythons en abusent, les Inconnus et les Nuls aussi, les stand-uppers et les clowns y recourent sous certaines formes. Il y a probablement une raison psychologique à cela : on aime bien ce qu’on connaît déjà, et donc le pattern nous propose un schéma A (une première exposition à un phénomène), A’ (une deuxième exposition), puis B (une augmentation/transposition) pour un effet comique. Bergson (un philosophe qui s’est sérieusement interrogé sur l’humour) dirait qu’on a affaire à une mécanique poussée à l’absurde. On retrouve d’ailleurs même ce schéma A>A’>B en composition musicale, c’est donc dire si on aime bien :
(A) qu’on nous raconte des histoires
(A’) qu’on nous répète la même histoire légèrement modifiée,
et (B) qu’on utilise ensuite cette structure narrative pour nous emmener plus loin.

Ce qui fait la force du pattern, c’est sa capacité à générer une structure prévisible dans la scène, un ensemble de contraintes (qui va nous rendre créatives); son principal défaut, c’est que c’est un mécanisme inflationniste : parfois, on part tellement dans l’absurde qu’on perd la sincérité du début de la scène. Dure responsabilité de la technicienne-lumière que de sentir quand les improvisateurs n’en ont plus « sous le pied ».

Détail : à mon humble opinion, la différence entre « pattern » et « comique de répétition », c’est que le pattern cherche justement à s’emballer et à se transposer dans d’autres éléments théâtraux. Bien sûr, ce sont des notions de la même famille : le pattern est le cousin dégénéré et hyperactif, le Stitch qui va bazarder le réalisme à la mitraillette.

Un parcours d’exercices

LA SALLE D’ATTENTE

Avant même une intro théorique, je commence avec l’exercice de la salle d’attente. Je dispose quatre chaises sur scène (deux face public, et deux de profils aux extrémités, comme si elles étaient disposées autour d’une table basse). Voilà une salle d’attente. C’est peut-être chez le médecin ou la dentiste, ça n’est pas très important. Une volontaire ? Arya, c’est super, tu peux venir ici, en coulisses. Je vais te demander de faire un exercice impossible. Je te dis déjà que c’est impossible, comme ça tu n’as pas la pression.

Là, généralement Arya se détend. Avec un public aguerri (en école pré-pro, par exemple), les gens n’ont plus besoin de la démonstration qu’en théâtre, « on communique forcément quelque chose ». Mais pour des amateurs, ça peut être une épiphanie.

Arya, je vais te demander de faire deux choses très simples. Tu es « numéro un ». Tu vas entrer dans cette salle d’attente, et tu vas t’asseoir. Deux choses. Entrer. T’asseoir. Je le répète, c’est impossible. Tu vas forcément faire des autres choses, mais tu dois t’efforcer de ne faire que ces deux actions. Vas-y, et nous, on regarde.

Arya entre dans la salle d’attente, regarde une chaise, puis s’assied sur la deuxième chaise qu’elle regarde.

Merci Arya, c’était super. Tu as échoué, bien sûr – puisque c’est un exercice impossible, mais c’était super.

J’aime bien désacraliser « l’échec », « la réussite » ou « les erreurs », c’est très johnstonien, ça permet d’asseoir cette idée que les erreurs ne sont jamais sanctionnées, mais qu’elles sont toujours le signe d’un progrès ou d’un évènement qui peut être fécond.

Les autres, qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce qu’Arya a fait que je ne lui avais pas demandé ? Elle a forcément fait des « actions remarquables » que vous devez avoir identifié. Allez-y, il y a une infinité de réponses possibles.

« Elle a choisi sa chaise ! »

« Elle a baissé les yeux ! »

« Elle a hésité avant d’entrer ! »

« Elle a tourné la poignée mais l’a gardé en main pour la refermer, comme si la porte était en caoutchouc. »

(et après une autre poignée d’observation) Oui. Tout cela. Arya, c’est formidable, tu nous a offert un magifique terreau. Jérôme, tu vas venir en coulisses et t’apprêter à entrer dans la même salle d’attente que le personnage d’Arya. Tu seras « numéro deux ». Dans ta tête, sélectionne une des actions remarquables qu’on a mentionné, et tu vas le faire « un peu plus ».

Jérôme entre dans la salle, regarde la première chaise, puis regarde la troisième, puis tâte la quatrième, puis teste à nouveau la première, et finalement s’assied sur la troisième (Arya est toujours assise sur la deuxième).

Très bien. Vous voyez que « numéro deux » – Jérôme – a sélectionné l’action remarquable qu’on pourrait définir par « choisir sa chaise précautionneusement ». Il me faut un « numéro trois » qui va entrer dans la même salle d’attente, et augmenter encore davantage cette action, qu’on va désormais appeler, le « pattern ».

Bérénice entre, hésite plusieurs fois entre la première et la quatrième en les reniflant, les caressant, les soupesant, puis finalement s’assied sur la quatrième chaise.

Parfait. Vous voyez que le pattern est à chaque fois le même, chaque fois un peu augmenté par rapport au précédent. J’aimerais un « numéro quatre » qui accentue encore ce pattern.

« Mais il n’y a plus qu’une seule chaise, note Leïla. Comment est-ce qu’on peut hésiter s’il n’y a plus qu’une seule chaise ? »

Excellente remarque, qui me permet de livrer une notion fondamentale : le pattern ne peut jamais totalement s’épuiser, il y a toujours une manière de l’alimenter. Parfois, c’est plus compliqué que d’autres, parfois vous devrez aller dans l’absurde ou le surréalisme le plus grotesque, mais c’est toujours possible.

Shakri lève la main en disant qu’elle a une idée. Elle entre dans la salle d’attente, hésite entre toutes les chaises occupées, hésite à s’asseoir sur le sol, hésite même à repartir de la salle, puis finalement s’assied, satisfaite, sur la première chaise.

C’est génial, c’est totalement ça. Bravo ! Vous constatez que le pattern a évolué : on est passé de « choisir précautionneusement sa chaise » à « hésiter sur à peu près tout », et votre collègue Shakri s’en est sortie en transposant le pattern, en le faisant passer à un autre degré. On pourrait imaginer un numéro cinq qui va même hésiter à entrer dans la salle d’attente; on pourrait imaginer ensuite un numéro six qui hésite à entrer sur l’exercice – en passant un degré supplémentaire, celui du « méta ».

Je leur propose ensuite une demi-douzaine d’itérations sur ce principe. Je les encourage à explorer autour du non-verbal, puis du verbal, puis du relationnel, et ainsi de suite, pour tester plusieurs dimensions de l’impro.

LA FILE D’ATTENTE

Je leur propose ensuite l’application de cet exercice au dialogue entre deux personnages.

Nous sommes dans un fast-food. Jérôme, tu seras vendeur en fast-food. Tu as toujours du stock, tu as toujours de quoi rendre la monnaie. Tu peux te contenter d’être « normal », l’équivalent du clown blanc, le garant de réalité. Ne cherche pas l’absurde à tout prix. Ça viendra plutôt de tes clientes et clients. Isolde, tu vas jouer la première cliente de ce fast-food. Tu entres, passes la commande, la règle et ressors ensuite. Tu peux jouer proche de la réalité. Encore une fois : vous produisez de toute manière suffisamment de signaux pour qu’on puisse répéter-augmenter-transposer.

Isolde entre, commande un cheeseburger et demande à savoir s’il y a une variante sans gluten (entre une foultitudes d’autres actions remarquables).

Cédric (numéro deux) entre et demande s’il y a une variante de burger vegan, et demande aussi si le magasin accepte des bons de réductions.

Tibor (numéro trois) demande si on peut lui fournir une liste de tous les additifs alimentaires, puis demande aussi le numéro de la responsable de l’hygiène.

Naomi (numéro quatre) s’arrête à trois pas du vendeur et dépose un billet sur le comptoir, en disant que « c’est sa liste de conditions pour consommer quoi que ce soit ici. »

Et ainsi de suite – dans cette variante, aucune limite d’itérations. Vu qu’il n’y a pas de chaises, on peut continuer à être numéro cinq, six, etc; on peut défier le groupe de battre le record d’itérations. C’est intéressant de voir à quel point on n’est parfois très vite plus inspiré du tout, ou alors on pourrait jouer le jeu pendant des heures.

Avec cet exercice, on se rapproche du travail de scène, et les interactions peuvent se développer de manière très inattendue. J’encourage les élèves à rester brèves·brefs, en rappelant qu’on est dans un fast-food. Ça les pousse à tenir le pattern de manière condensée.

Je peux débriefer certaines itérations en faisant revenir les improvisateurs sur leurs hypothèses de lecture : est-ce qu’elles ont lu le même pattern, ou celui-ci était évolutif (c’est fort probable). L’objectif, c’est d’arriver à formuler plus ou moins le même pattern à l’issue de l’impro, mais il y a plein de moments où les élèves (moi le premier) n’auront pas vraiment « compris » le pattern.

Si c’est vraiment cryptique, je demande à ce que « numéro deux » soit le plus explicite possible. L’écueil le plus fréquent, c’est que les gens cherchent à créer plusieurs patterns à la fois; dans ce cas, je les pousse à sélectionner et à renoncer à la plupart des actions remarquables de « numéro un ». Un autre obstacle, c’est que les gens ont parfois une merveilleuse idée « conceptuelle » du pattern, mais ne parviennent pas vraiment à la réaliser sur scène, elle prend trop de temps, il tourne autour du pot, elle part sur une ambiguïté. Ça s’affine de toute manière avec l’expérience.

LE TRUC AVEC TOI, C’EST QUE…

Avec ce troisième (et dernier exercice), j’essaie de les faire passer de la scène au longform. L’idée est de pouvoir chercher des transpositions de plus en plus libre. Il y a un niveau d’abstraction à passer, et certains groupes (surtout les jeunes ados) n’auront peut-être pas encore les compétences d’analyses suffisantes pour s’épanouir dans l’exercice.

Jill et Daniela, vous allez faire une première improvisation, qui sera notre improvisation « numéro un ». À un moment donné de l’improvisation, l’une de vous deux va dire à l’autre : « Le truc avec toi, c’est que… » et fera une observation sur le personnage de son partenaire. Par exemple : « Le truc avec toi, c’est que tu cherches trop à tout contrôler. » ou « Le truc avec toi, c’est que tu sais vraiment écouter les amies qui souffrent. » Peu importe, ça peut être une remarque positive ou une critique. Allez-y.

Elles improvisent des retraitées en vacances en Finlande qui cherchent à louer les services d’un gigolo. Au bout d’un moment, Daniela dit à Jill : « Le truc avec toi, c’est que t’es une fonceuse, même à septante ans. »

Parfait, stop. J’ai besoin maintenant de quelqu’un qui remplace le personnage de Daniela sur scène. On va retrouver le personnage de Jill à un autre moment de sa vie, dans une autre situation où on va voir à quel point elle est « fonceuse ».

Stéphane improvise un gardien d’enfant qui explique à Jill que « pour un enfant de quatre ans, c’est très bien d’impliquer ses camarades dans les jeux, mais là tu as passé la barrière de la garderie, vous êtes allés dans la forêt et tu as établi un campement, c’est un peu trop pour ton âge. »

Et ainsi de suite : d’autres improvisatrices peuvent venir se substituer à Stéphane pour proposer d’autres situations, pour explorer ce pattern de personnage de « fonçeuse ».

LE TRUC AVEC TOI – NIVEAU II

Après plusieurs itérations, je leur demande d’enlever l’étiquetage : dans la scène initiale, il n’y a plus personne pour dire « le truc avec toi ». On va juste éditer la scène avec une nouvelle scène, en reprenant un personnage commun et en répétant-augmentant-transposant son pattern de personnage.

LE TRUC AVEC TOI – NIVEAU III

Et au bout du compte, j’arrive à la version ultime de cet exercice, qui est presque un longform à lui tout seul :

Désormais, le pattern ne sera plus centré sur un personnage en particulier, mais pourra être incarné par n’importe quel personnage. Le pattern va donc de plus évoluer pour se centrer sur une situation.

Et je donne des exemples :

(1) une première scène montre des pompiers en train de tuer le temps en inventant une nouvelle variante de poker avant la prochaine alarme

(2) des diablotins des enfers inventent une nouvelle manière de torturer les damnés pour échapper à l’ennui de l’éternité

(3) un couple de quadragénaires planifient leur prochaine sortie dans un club échangiste pour pimenter leur vie de couple

(4) la présidente des États-Unis propose à son secrétaire de déclarer la guerre à la Suisse « pour changer un peu »

(5) deux abbesses du Moyen-Âge proposent de « ne pas croire en Dieu pendant une demi-journée », pour voir si elles seront damnées

Et ainsi de suite. On est dans l’intégration des compétences, donc peut-être qu’à ce stade, l’exercice tournera au boxon. C’est bien de débriefer de manière descriptive (et non prescriptive), pour se rendre compte d’à quel moment on a « trouvé » ou « perdu » le pattern. Dans mon exemple, on voit que le pattern s’est solidifié autour de « rompre la routine avec une activité inattendue ».

C’est précieux d’être très ouvert aux glissements de pattern (surtout dans cet exercice de transposition). Je pousse les élèves à imaginer le pattern dans d’autres contextes, pour pousser au comique : « Si cette absurdité devient une règle, quelles autres conséquences peuvent en découler ? » Tu auras des élèves très fortiches pour décaler le pattern dans des situations « scriptées » (un entretien d’embauche, un rendez-vous galant, une scène de rupture, une attaque dans les tranchées, etc). C’est une bonne béquille pour commencer, et après un moment c’est bien de pouvoir se détacher de ces scènes un peu rigides.

Pour moi, la grande beauté du travail sur le pattern, c’est de pouvoir muscler la compétence d’analyse du jeu : le pattern n’est jamais créé par « numéro un », mais c’est « numéro deux » qui permet de donner un cap (et les autres numéros n’ont plus qu’à suivre le moteur comique). Le jeu est dans l’oeil de celui/celle qui le regarde.

Si tu cherches une approche peut-être moins intellectuelle, il y a cette référence qui mérite un détour.

Bon game, Robin !

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David Foster Wallace sur l’ironie

Il y a quelques années, j’ai découvert David Foster Wallace via Infinite Jest (Infinie Comédie), un über-pavé sur la société du divertissement et les addictions. Plus lisible, This is Water traite du sens de la vie (D.F. Wallace s’est suicidé à 40 ans, ce qui le rend à la fois légitime et inadéquat pour écrire sur le sens de la vie). Si vous voulez vous frotter à 90′ d’honnêteté intellectuelle, je vous recommande cet interview brillante qu’il avait donné à la télévision allemande en 2003.

Il y a une ironie (!) extrême à l’imaginer disserter aujourd’hui sur TikTok et les réseaux sociaux : accélération de la société, superficialité des produits culturels, grands enjeux complètement invisibilisés… Wallace reste un intellectuel d’une acuité troublante et d’un secours réconfortant : depuis le COVID, je me pose énormément de questions sur la valeur de « faire des spectacles d’humour » dans une société en crise. J’ai parfois l’impression que mes collègues humoristes / créateur·ices se réfugient derrière l’étiquette du divertissement pour « rendre le monde plus beau / joyeux ». Certes, c’est splendide de vouloir donner des choses à admirer, mais…

« Einstein croyait que les problèmes, questions et enjeux les plus sérieux et profonds ne pouvaient être discutés que sous forme de blagues. Dans la littérature américaine, il existe une tradition appelée « humour noir », qui est un type d’humour très sardonique et triste.

Il existe des formes d’humour qui offrent des échappatoires à la douleur, et d’autres qui transfigurent la douleur. Aux États-Unis, il existe une situation étrange où, à certains égards, l’humour et l’ironie sont des réponses politiques et rédemptrices. Dans un autre sens, particulièrement dans le divertissement populaire, l’ironie et une forme d’humour noir peuvent devenir une façon de prétendre protester alors qu’en réalité ce n’est pas le cas.

Quelqu’un [Lewis Hyde] a un jour qualifié l’ironie de « chant d’un oiseau qui a fini par aimer sa cage » – même s’il chante qu’il n’aime pas la cage, en réalité il s’y plaît. L’ironie peut être à la fois un signal d’alarme et un anesthésique, et cette distinction aux États-Unis est aujourd’hui très délicate et très compliquée. »

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Masterclass de langue de bois

Le 4 décembre 2024, j’étais en train de manger une raclette tranquillou devant la télé, et tout à coup Christelle Luisier débarque dans le TJ pour donner un cours magistral de « Comment-ne-pas-répondre-aux-questions. » Et tout ça gratuitement. Vous l’avez peut-être loupé, du coup je vous le refais avec la transcription verbatim et mes commentaires. Et les questions en gras, comme ça on voit à quel point on peut arriver à sourire sans répondre à une seule question pendant deux minutes trente.

Contexte : un reportage sur la commune de la Tour-de-Peilz qui accumule les chantiers et les constructions. Trop de maisons, trop de travaux et des habitants qui se plaignent. La Municipalité est impuissante, puisque le plan d’aménagement est trop récent et que la loi protège les intérêts des propriétaires. Interview de la Présidente du Conseil d’Etat. Et donc, masterclass de langue de bois :

(Le journaliste) Madame la Présidente, bonsoir.

(La Présidente) Bonsoir.

(Le journaliste) Christelle Luisier, vous présidez le gouvernement vaudois, vous êtes également en charge du territoire, vous entendez cette inquiétude, euh, d’une commune là en particulier. Que peut faire l’Etat pour rassurer ces communes ?

(La Présidente) Bon ben tout d’abord effectivement vous l’avez rappelé hein, on a un droit fédéral qui aujourd’hui incite à densifier vers l’intérieur, à éviter le mitage du territoire, à préserver les zones agricoles; donc ce que vit la Tour-de-Peilz, on le vit sur le plan vaudois, mais aussi sur le plan suisse, euh donc on a une pénurie de logement et on a une nécessité hein de trouver des solutions par rapport à ça. Donc c’est vrai que, je dirais que, par rapport aux solutions, les premières solutions elles sont communales; c’est déjà d’avoir des planifications qui puissent avancer de manière rapide, parce que vous savez, un des soucis c’est quand vous avez des plans qui ne sont plus en phase avec la réalité. Typiquement le fait d’avoir de la nature en ville, de préserver justement, potentiellement des parcs, ou des maisons, c’est tout à fait possible dans le cadre de ces plans, mais les besoins de la population aujourd’hui ne sont pas forcément ceux  d’hier.

Traduction : c’est la loi fédérale, on est tous à la même les cucus, c’est à la commune de gérer; quand les plans sont bien fait ça fonctionne quand même mieux, et c’était quoi déjà, votre question en fait ? Ah oui, vous vouliez des solutions pour rassurer. Vous êtes pas rassurés, là ?

(Le journaliste) On entend –

(La Présidente) Et puis après ben ce qu’il faut, c’est euh de la qualité et aussi de la participation pour qu’il y ait de l’adhésion. 

Traduction : en fait à la Tour vous avez fait nawak. On est dans un pays démocratique, quand les gens se plaignent, agitez le terme « participation » et « adhésion » et vous verrez, après les gens feront moins les malins.

(Le journaliste) Christelle Luisier, on entend cette inquiétude, il y a des signaux faibles un peu partout, à Genève aussi quand on veut densifier dans votre canton, dans d’autres communes également, euh, les gens ont l’impression qu’on construit beaucoup pour accueillir plus de monde, mais que ces apparts se remplissent aussitôt et qu’il faut qu’on en construire d’autres. Il y a un sentiment de perte de contrôle peut-être ?

(La Présidente) Bon je dirais qu’il y a, qu’il y a deux phénomènes. 1) Il y a quand même un phénomène de « Not In My Backyard » hein, en bon français, donc « Pas dans mon jardin », donc c’est vrai qu’on a quand même aujourd’hui une recrudescence hein de voisins ou de gens qui n’ont pas envie forcément que l’on construise à côté de chez eux alors même que l’on est dans des centralités, qu’on est à côté des services, du rail, et cetera. Donc ça c’est un premier problème. 2) Le deuxième, c’est qu’effectivement aujourd’hui on a dans la population potentiellement un sentiment de saturation, et moi je crois euh fortement au développement de notre pays, la croissance elle apporte de la prospérité, parce qu’elle permet la création de places de travail, la prospérité et donc de la redistribution de richesses pour assumer les prestations, avec le vieillissement de la population et cetera, MAIS, mais, c’est aussi aux autorités de pouvoir rassurer, et pour rassurer, eh bien il faut que ce développement il reste qualitatif, et donc qu’il y ait d’une part des logements qui reste avec des loyers abordables, et d’autre part que la qualité de vie soit au rendez-vous. 

(Le journaliste) L’autre question –

(La Présidente) Et donc la qualité de vie, et ça a été dit dans ce reportage, c’est vraiment les infrastructures. 

Traduction (easy shit, bro) : Plus de croissance ! Davantage de trucs ! Encore des machins !

(Le journaliste) Ouais, les infrastructures parlons-en. Ben hier soir votre collègue de parti PLR Philippe Nantermod en parlant des réfugiés ukrainiens disait « eh ben voilà, les gens trouvent qu’il y a trop de monde, parce que par exemple, alors qu’ils refusent les infrastructures, les autoroutes », euh, là on a vu l’exemple des écoles, on a l’impression de générations d’écoliers qui vont peut-être euh aller à l’école dans des containers parce qu’il faut construire très vite, il faut aller vite, euh est-ce qu’on arrive à suivre assez vite, finalement ?

(La Présidente) Bon je pense que c’est un de nos plus gros défis, euh, vous parlez des écoles, moi ce que j’entends beaucoup aussi c’est la question de la mobilité euh, donc euh les bus, le rail et cetera, et donc dans ce cadre-là, l’enjeu, pour nous, en terme d’autorité mais ça vaut aussi pour les autorités fédérales, cantonales et communales, c’est d’arriver à accompagner cette croissance avec ces infrastructures. Qui ne sont d’ailleurs pas forcément bloquées que pour des raisons financières, mais malheureusement parfois, aussi et même souvent pour de questions de procédures, de recours et cetera. 

Traduction : les rares fois où on n’arrive pas construire assez vite, c’est à cause de la loi. Putain de démocratie, quand même.

(et ensuite, un autre sujet)

Devant ma téloche, j’avais l’impression d’une resuçée du générateur de langue de bois de Franck Lepage : on aligne des mots comme autant de slogans vides de sens. À chaque fois quelle parle des infrastructures, Mme Luisier prend bien soin d’éviter de parler des bagnoles. Comme si les infrastructures, c’était juste les bus, le rail et des « et cetera » qui sont tout à fait au même niveau. Ça passe, c’est en direct, c’est des grosses ficelles et des larges couleuvres, on parle pour ne pas dire grand-chose pendant trois minutes, mais comme ça on aura un peu évoqué le problème du monstre qui se fissure de partout. Et pendant ce temps, les municipales de la Tour-de-Peilz en ont raz la patate et les pelleteuses continuent de creuser les catacombes de la croissance.

C’est moins Mme Luisier que le journaliste que j’aimerais titiller avec un fer à béton : c’est dingue de pouvoir tolérer un tel fatras d’idées sur la croissance, comme autant chiffons rouges qu’on agite pour faire diversion. J’aurais aimé qu’il se lève, Philippe Revaz. Qu’il dénoue sa cravate, qu’il enlève son micro. Qu’il hurle « Non mais Christelle, répondez-moi à la fin ! Je vous pose une question simple sur le rôle de l’Etat et vous me dites qu’il faut de la participation, de l’adhésion et de la croissance ! Vous valez mieux que ça, Christelle ! Avouez qu’au fond de vous, vous êtes en porte-à-faux moral, face aux contradictions d’un modèle économique aveugle de son propre emballement ! ».

Et puis après il y aurait eu une petite fanfare sur le plateau, de la fumée et un grand banquet où on redécouvre les plaisirs simples.

D’ailleurs j’ai éteint ma télé.

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Burger épiphanie

Hier soir à 18h45, je téléphone pour commander deux burgers. Quelque chose comme « J’aimerais vous commander deux burgers que je viendrai chercher; deux Hippie Jay en version normale, avec une frite pour les deux; Yvan; à 19h30. Oui. Merci. »

(Je vous laisse deviner les questions comme ça ça reste un peu interactif)

J’arrive au restaurant à l’heure dite. Enfin presque, j’ai deux minutes d’avance – autant dire que je suis autant fier de moi qu’affamé. On me demande mon prénom et la serveuse cherche ma commande mais fait chou blanc. Elle me dit qu’il n’y a pas de commande à ce nom. Il y a une autre collègue qui est débordée mais qui paraît plus compétente – alors que la première hôtesse paraît plus calme, mais moins compétente. Peut-être qu’elle a développé un certain flegme face à sa maladresse, ou peut-être que je spécule sur ses manoeuvres hésitantes. Je ne sais pas, à ce moment-là, je préfère ne pas trop spéculer. Je veux juste mes deux burgers et une frite pour les deux. On me redemande mon prénom. Je réponds. On me redemande la commande. Je réponds. On me redemande l’heure à laquelle j’ai appelé. Une autre personne du service – je crois que c’est la patronne, ou en tout cas elle fait preuve d’un body-language assez assumé; si elle n’est pas patronne, il faut peut-être qu’elle songe à le devenir – me demande si j’ai bien donné mon prénom et l’heure de livraison. Je dis oui. Elle me la redemande. Pour être sûr.

C’est à ce moment que je me dis que ce n’est peut-être pas un restaurant de burgers, mais un restaurant où on redemande des choses aux gens. Probablement travaillent-elles très fort à préparer le terrain pour le slogan-phare de leur nouvelle campagne marketing. « Ici, on en redemande« .

Au bout du compte on me dit qu’on va ré-envoyer ma commande et qu’il faudra attendre 10 minutes. On me redemande ma commande pour être sûr. Comme c’est la troisième fois que j’articule cette commande, mes neurones-miroirs et ma capacité d’auto-suggestion se liguent pour déclencher une salivation abondante, ce qui n’aide pas beaucoup à articuler une nouvelle fois « deux Hippie Jay et une frite ». Peut-être que je postillonne, mais personne ne se formalise.

Au bout de 15 minutes, la serveuse me livre. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle s’excuse. Auparavant, elle a bien maugréé contre la cuisine, contre sa collègue, contre la caisse, contre le téléphone au bout duquel on ne comprend pas toujours tout, contre le bruit, contre le mois de janvier, contre la réalité du monde qui nous entoure. Dangereux, ça d’être contre la réalité du monde qui nous entoure – la réalité, c’est toujours elle qui gagne.

Je trouve que les excuses arrivent un peu tardivement, mais je suis soulagé d’avoir mes burgers. Le frisson de réjouissance rassasie suffisamment mes neurones de dopamine pour me faire oublier toute idée de vengeance à la hache à deux mains dans ce restaurant qui en redemande. Victime de mon éducation judéo-chrétienne où le pardon est une valeur centrale, je gratifie tout le personnel de quatre (4) (four) francs de pourboire.

Je ressors et je soupe avec mon amoureuse.

Ce soir, j’ai appris une chose sur moi : j’ai une tolérance infinie pour les erreurs. C’est probablement de la déformation personnelle d’improvisateur : vous pouvez foirer, merder, échouer, vous tromper, vous prendre les pieds dans le plat, dégringoler dans les sondages, faire un impair, bafouiller, crever au poteau, faire nawak – ça n’est absolument pas un problème pour moi. À quarante-deux ans, j’ai largement compris que la réalité est assez complexe pour ne pas attendre plus d’un ou deux moments parfaits par décennie. Je vais vous sourire, vous attendre, vous donner un pourboire.

MAIS vous ne pouvez pas avoir une attitude de merde. Votre réaction aux évènements, votre grimace qui dit que ce n’est pas votre faute, le sarcasme susurré à l’encontre de votre collègue, c’est sous votre contrôle total. Là je suis resté très calme, mais c’est parce que je n’avais pas de hache à deux mains.

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Gourmet culturel

Lundi passé j’ai regardé le magazine 36,9° sur les liens entre microbiote et humeur. Très joli, plutôt bien mené, mais c’était juste la preuve que « On est ce que l’on mange« , qui relève un peu du bon sens : si je me bourre de cornets à la crème-à-la-vanille-au-sucre-glace, c’est assez normal que je saute aux murs en mode hyperactif sur un circuit de Formule Un avec Cyril Hanouna comme copilote.

Fun fact : il y a une semaine, le conseil national refusait une initiative pour limiter l’usage du sucre dans les aliments. La libre responsabilité des consommateurs et consommatrices. Rigolo de voir que notre liberté / responsabilité est tout à coup très bien défendue quand il s’agit de bouffer des bonbons et nous rendre diabétiques pour faire ensuite exploser les coups de la santé.

Food for thought : on s’intéresse beaucoup à ce qui entre dans notre ventre, mais relativement peu à ce qui déboule dans notre tête. On pourrait imaginer parler un peu plus de diététique culturelle : il y aurait des gens pour vous mettre au régime-sans-téléjournal, ou vous conseiller quelles fictions regarder – « Vous souffrez d’éco-anxiété ? Lisez Ecotopia ou allez voir Toutes les choses géniales, voilà qui devrait vous remettre sur pied. »

Vers 2017, j’ai commencé à consulter la liste des 250 films les mieux notés sur IMDb : une compilation des films qui ont reçu des meilleures notes par les utilisateurs « érudits », ce qui veut dire que si vous avez mis 5 étoiles à Ace Ventura mais que c’est le seul film que vous ayez noté, vous êtes jugé moins crédible qu’une adhérente qui a mis trois étoiles à Titanic mais a noté 273 films (ce qui paraît plutôt sensé). Bref, j’ai commencé à regarder la liste dans l’ordre. Qu’on soit bien d’accord, hein : j’ai pas fait QUE ça de mes journées. C’est juste que quand j’avais une heure de libre, je regardais un bout de demi-film que je terminais le lendemain. Bien tranquillou avec un frichti de légumes poêlés au reste du frigo, je matais Les Evadés à ma pause de midi. Puis je dégustais des asperges-mayo devant Usual Suspects. Et ainsi de suite, jusqu’à avoir totalisé 76 films vus sur les 100 premiers (et après il y a eu la pandémie).

Premier effet : je suis devenu incollable sur les classiques.

Deuxième effet : je suis devenu exigeant en terme de cinéma. Habitué à la crème de la crème, à du Hitchcock platinum et à du Coppola deluxe, j’ai désormais de la peine à mater un film médiocre. Je me suis rendu compte à quel point la télévision proposait des téléfilms mal écrits, mal joués, mal montés. Et comme le dit Catherine Price dans The Power of Fun, on peut s’habituer à une espèce de semi-fun, de divertissement léger qui nous fait bandouiller par intermittence, une semi-molle télévisuelle, une espèce de soupe qu’on se force à boire parce que finalement, on est pas mal sur ce canapé, non ?

(tiré du merveilleux https://xkcd.com/2727/)

(ma traduction décomplexée) « C’est marrant de voir à quel point c’est socialement acceptable de conseiller à quelqu’un de passer 10 à 15 heures devant une série à la télé; alors que si c’était un film… »

Et donc.

Si vous vous habituez à un régime de bonne nourriture culturelle, vous élevez votre niveau d’exigence.
Oh yeah, vous vous dites que je ne suis qu’un cinéphile pédant et arrogant, gourmet et peine-à-jouir. Well… c’est inexact : je peux encore voir des merdes, mais je les vois avec la tendresse de Roger Federer qui regarderait un débutant jouer au tennis.

(Cadeau bonux : ça marche aussi avec la musique, les bouquins et les informations d’actualité.
Je discutais avec un pote qui me disait sombrer dans une torpeur éco-anxieuse à chaque nouvelle news sur le climat qui apparaissait sur son fil d’actualité Instagram. Délivrez-vous des réseaux sociaux. Vous êtes ce que vous mangez.)

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Marchands de canon

Ce matin, je lis cet article paru dans le 24Heures sur le vandalisme dans les stations de ski. Pour les gens qui n’ont pas suivi l’affaire, je vous résume le truc : certaines stations de ski (Villars, les Diablerets, les Gets et la Clusaz) ont connu des épisodes de vandalisme, plus ou moins revendiqués par des activistes climatiques qui s’en sont pris aux canons à neige. L’opinion publique dit Ouh là là c’est pas bien, c’est des dommages à la propriété, nous on veut juste skier alors retournez à votre quinoa espèces d’extrémistes. L’anonyme se défend en expliquant que l’industrie touristique a transformé la montagne, que tout le monde cherche à faire du fric avec ça et qu’il faut a) accepter qu’il n’y ait plus de neige et b) refuser le système thermo-industriel.

J’ai beaucoup de sympathie pour le journaliste Erwan Le Bec, qui fait un super-boulot de couverture des actualités du Nord vaudois. J’ai encore en mémoire une question très directe à l’encontre de Jean-Daniel Carrard qui venait de se faire tèj du premier tour des élections, c’était émouvant et en même temps courageux. Mais ce souvenir n’a rien à voir avec le sujet, comme la plupart des questions posées dans l’interview.

Plutôt que de montrer les failles de l’entretien – qui reste quand même très inspirant –, je procède à un hold-up. Je reprends donc mot pour mot les questions du journaliste, et j’y réponds tout seul. Comme ça quand j’aurai pété les plombs en dynamitant l’arrache-mitaines des Rasses, j’aurai déjà ma ligne argumentative.

Pourquoi vous en prendre aux canons à neige?
Parce que c’est un symbole. Alors qu’on nous demande – à juste titre – des économies d’énergie, on veut rallonger la durée de vie d’un hiver qui n’en est plus un, plutôt que d’accepter qu’on pourrait ranger les lattes et faire de la rando tranquillou ou des jeux de société au chalet.

Avec du sabotage et de l’écologie radicale?
Je vous vois venir : vous agitez le mot « radical » comme un épouvantail, mais faire de l’écologie radicale, c’est aller à la racine des choses, au coeur du problème. Le sabotage est effectivement une infraction, et je regrette d’avoir estimé que c’était le dernier recours. Enfreindre la loi pour thématiser le débat, c’est toujours une pesée d’intérêt. Si j’étais Bill Gates, j’achèterais des pages de pub dans les journaux avec des argumentaires tirés des bouquins de Timothée Parrique.

Admettez que ce n’est pas bon pour l’image de l’écologie… Il n’y avait pas d’autre méthode que de saboter du matériel?
Faisons l’inventaire des moyens que j’ai à disposition pour faire de l’activisme écologique… et leur efficacité : 1) Je peux faire confiance à la politique en place… qui ne prend pas la mesure de l’urgence, avec l’échec de la loi sur le CO2 et l’UDC qui fait aboutir un référendum autour de l’initiative pour les glaciers. 2) Je peux lancer mon propre parti et mes initatives… avec un Conseil d’Etat qui invalide l’initiative d’AG!SSONS ou des années de procédure pour aboutir souvent à un demi-échec. 3) Je peux tenter de convaincre les gens avec des arguments rationnels… quand la tâche est titanesque face aux lobbys de la communication et un système sous hypnose. 4) Et enfin, je peux attirer l’attention sur les contradictions du système avec des actions ciblées et symboliques… donc oui, au bout du compte, l’action directe peut se défendre. Il y a diversité des moyens pour convergence des luttes : en matière d’écologie, il faut essayer à peu près tout (parce que le camp adverse, lui, n’hésite pas à faire complètement n’importe quoi).

Ces canons permettent à l’économie régionale de prolonger un peu la saison. N’est-ce pas une logique assez circulaire et locale?
Partez-vous du principe que tout ce qui est circulaire et local est bon à sauver ? Je veux dénoncer la contradiction d’une saison de ski qu’on veut maintenir sous perfusion dans un contexte de manque de neige; ça ne remet pas en cause l’idée d’une économie circulaire et locale. Il faut distinguer les buts des moyens.

Alors qu’on trouve enfin des canons à neige plus écolos…
Je peux vous opposer l’effet rebond : les canons vont devenir plus efficients, donc on va en mettre davantage; donc la consommation absolue n’aura pas diminué. Mais de toute façon, le coeur du problème, c’est de se demander si l’activité est utile, bonne, morale : si vous diminuez une activité néfaste de 50%, c’est toujours 50% de gaspillage de trop.

Mais les canons ne représentent même pas 14% de la consommation de certaines stations…
Ouais mais alors bon, c’est quand même vachement plus compliqué de saboter une dameuse. Et puis le sabotage, c’est toujours symbolique; il faut bien commencer par quelque chose, sinon tout le monde aura toujours une excuse. Poutine : Mais enfin, il y a plein d’autres guerres dans le monde ! Je ne représente que 14% des conflits mondiaux !

Est-ce pour dire aux gens qu’ils polluent alors qu’ils descendent une piste?
Technique de l’homme de paille : vous voulez insinuer un message dans ma bouche pour mieux le démonter. Si je voulais vraiment m’adresser aux skieurs, ce serait quelque chose comme « Par votre abonnement, vous financez une activité qui gaspille une énergie précieuse. Le ski de randonnée c’est super aussi. Et tâchez de venir en train, bande de fripons canaillous. »

Vous n’avez jamais fait de ski?
Et ta soeur ?

On s’éloigne des canons à neige, là…
C’est vous qui posez des questions qui tendent vers une attaque personnelle. Le fait que je fasse du ski ou pas ne remet pas du tout en cause le fait que je puisse critiquer cette activité. Le fait que j’évolue dans un système capitaliste ne m’enlève pas le droit de critiquer ce même système.

Attendez. Le ski a aussi son volet populaire. Des abonnements à bas prix, des écoles d’ici et d’ailleurs…
C’est la même question que précédemment, sur l’économie « circulaire et locale » : ce n’est pas parce qu’une activité a des bienfaits collatéraux qu’elle est défendable moralement ou économiquement.

Et la classe de neige de banlieue qu’on vient de croiser?
C’est encore la même question : vous ne pouvez pas extraire un bienfait pour dédouaner le côté néfaste d’une activité. Si la classe de banlieue partait en voyage d’études au Mexique, ça ne rendrait pas l’avion moins polluant. En 2023, on pourrait s’attendre à ce que les buts économiques soient renégociés.

Dites ça à des petites stations familiales, portées par des villages entiers en basse altitude. Les Paccots, Sainte-Croix…
Là encore : si l’activité est néfaste sur le long terme, pourquoi s’acharner ? C’est bien le mal du XXIe siècle que ne pas se poser la question des buts. On se pose la question des moyens, des ressources, des possibilités d’économie mais jamais des buts. Quel est le but de skier ? Se divertir et faire du sport. À quoi bon chercher à le faire alors qu’il n’y a pas de neige ? Le capitalisme a ce côté pernicieux de nous faire croire que tout est toujours possible, à condition que ce soit rentable économiquement. Mais la tache aveugle du système, c’est qu’il ne prend pas en compte le très long terme. Ici, le très long terme c’est qu’il n’y aura de moins en moins de neige et de moins en moins d’énergie disponible.
Le capitalisme ne comprend pas à leur juste valeur les intérêts de nos enfants et petits-enfants : il ne sait pas calculer le prix futur de l’énergie, ou le coût futur de la biodiversité. Le capitalisme est myope, et si je dois continuer à saboter des canons à neige pour faire tomber les écailles de nos yeux, je le ferai.

Je vends des canons 
Des courts et des longs 
Des grands et des petits 
J’en ai à tous les prix 
Y a toujours amateur pour ces délicats instruments 
Je suis marchand d’canons venez me voir pour vos enfants 
Canons à vendre ! 

Le Petit Commerce, Boris Vian

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Internet

Le progrès amène de nouvelles technologies

Donc les technologies d’hier deviennent obsolètes.
Donc plus le progrès avance rapidement, moins les choses fonctionnent longtemps.

À chaque « mise à jour » de mon Mac, celui-ci devient plus lent. Les développeurs rajoutent des fonctionnalités futiles qui transforment l’informatique en usine à gaz. Bien sûr, il y a quelques optimisations, on simplifie ici et là, mais l’essentiel est que chaque mise à jour rend mon Mac un peu plus obsolète. Plus on cherchera à accélérer le monde, plus les ordinateur nous paraîtront lents.

Plus il y a de progrès, moins il y a de progrès.

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écologie

Rob Hopkins, conférence du 6 septembre 2022

Ce billet a été rédigé en direct de la conférence et publié juste après. Du coup il y a un côté brut de décoffrage assumé. C’est l’énergie de la spontanéité, il y a des bavures et des ratures, on voit un peu les fils qui dépassent – comme dans une bonne impro.

Bonsoir les gens,

Ça fait un moment que mon blog prend la poussière et que la Terre prend feu. Un peu comme tout le monde, je suis emprunté. Le COVID a cassé les reins des militants climatiques, coupé les ailes des colibris, empêtré les justiciables dans des chaînes de procès sans fin. Je causais avec Julia Steinberger l’autre jour qui me disait Tu sais, c’est pas plus mal, les gens en ont profité pour relire leur Gramsci. On a pris conscience que le système judiciaire a réagi avec répression, et du coup chacune ré-évalue l’utilité de s’enchaîner à une route. Elle me dit plus loin qu’elle rêve de s’investir pour Renovate_Switzerland, alors que je lui confie mes idées de polluer le Forum des 100 ans au purin d’orties (écolo, discret dans une bouteille de thé vert et puant à souhait).

20h11 : Ça commence. La présentatrice (YverdonEnTransition) nous propose une vision d’avenir, parce que ces temps-ci on a bien besoin de fermer les yeux et d’imaginer autre chose. Ce sera le thème de la soirée, c’est ce que Rob Hopkins prône dans son super bouquin “Et si…” : la force de l’imaginaire, la puissance de notre pulsion d’amélioration. 

J’ai entendu parler Rob Hopkins pour la première fois (en 2010 ?)  via cette vidéo TED, un plaidoyer pour un monde sans pétrole, un peu en même temps que je découvrais Jean-Marc Jancovici (vulgariser pour mieux comprendre) et Georgescu-Roegen (décroître parce que c’est physiquement indispensable). J’avais été fasciné par son humour et sa liberté de dépasser les limites du capitalisme, que ce soit en déconstruisant un litre de pétrole ou en émettant un billet de 21 livres (la monnaie locale de Totnes). 

20h19 : Carmen Tanner fait un discours d’accueil plein d’humour (et d’autodérision) : c’est un peu grâce à la commune d’Yverdon-les-Bains si on est là ce soir, une bourse pour les initiatives de transition et l’accueil de Beyoncé Hopkins, star du soir.

20h23 : Présentation de Réseau Transition et d’une équipe qui fait super-plaisir : Noémie Cheval et Martin Gunn, qui nous chargent d’énergie et mettent en valeur des initiatives qui fleurissent. Yep, on n’a pas peur des métaphores sur la nature et des poignées de main express avec les voisins-voisines de conférences. On va embarquer pour un voyage dans la transition, on se charge de bonnes énergies, prêts à polliniser nos rêves d’un monde meilleur. 

[Avec cet article, je compense un peu mon bilan bullshit : ce matin, j’animais le Forum de l’Economie Vaudoise, le grand raout des boomers PLR de l’entrepreunariat romand, où on se glorifiait “d’upgrader l’humain” en remplaçant les caissières par des robots de supermarchés. J’ai dû avaler des couleuvres ce matin. Ce soir, je peux poétiser les colibris.]

20h32 : Dje ne parleuh pas très bien leuh français. C’est parti, Sir Hopkins est sur scène, accompagné par son traducteur (drôle et complice, il ajoute une fabuleuse fraîcheur dans cette Marive étouffante). On commence avec un jeu de créativité : à combien d’usages pourrait-on destiner ma chaussure ? Mise en commun après coup, ça nous remplit d’ondes positives et ça allume notre imagination. C’est un peu mon boulot, ça, l’imagination, donc ça me parle beaucoup.

20h42 : On continue avec les mauvaises nouvelles : l’été caniculaire et le traitement du dérèglement climatique par les médias. Des images de plages, d’eau rafraîchissante, une espèce de déni de réalité journalistique confondant.
Puis un graphique des trajectoires de décroissance (d’émissions, ha ha ha) pour illustrer le chemin à suivre : réduire les émissions et l’extractivisme. Et Hopkins nous le dit : nous avons besoin d’imagination et d’art pour nous projeter dans un futur souhaitable. C’est cela dont nous parlerons pendant l’heure qui suit.

Any useful statement about the future should at first seem ridiculous.” Jim Dator

Ce qui manque, c’est d’oser être ridicule, de sortir du cadre capitaliste* et de rêver un monde meilleur et fait de solutions. (*c’est moi qui souligne – et qui rajoute)

Deuxième exercice : on se projette en 2030 (c’est bientôt – et heureusement – un lieu commun des conférences écolos : savoir se projeter dans un avenir souhaitable – un peu comme si les techniques de visualisation créative que vous trouvez dans les bouquins de développement personnel et que les leaders productivistes utilisent quotidiennement étaient appliquées à déconstruire ce monde de fou. Retourner les armes du capitalisme, ça me plaît). Et on partage en plénum : des jardins sur les parkings, des sources d’histoire, des fontaines de larmes, des nuages, des chants et des rires. Des bonnes vibrations (again) même si un petit groupe confie que on a fait un voyage un peu sombre dans le futur, navré de partager cette vision avec vous. 

Hopkins parle de “déclin de l’imagination” : nous vivons dans un paradigme enchaînés à l’idée de fatalité, au pire moment de l’Histoire. Nous avons besoin d’espace pour l’imagination. De recréer des espaces de parole pour rêver et imaginer ensemble. 

L’espace, c’est d’ailleurs le premier élément des quatre pétales de la “rosace de l’imagination” : l’anecdote de Edward Makuka Nkoloso et du programme spatial zambien : leurs spationautes n’ont pas décroché la lune, mais ils ont ouvert la porte à la possibilité.

Ensuite, les lieux : voir les possibilités d’un autre point de vue, comme ce blocage XR sur un pont de Londres, où une forêt éphémère avait été recréée. Ma femme était sur ce pont deux semaines, elle est très impliquée dans XR, elle a déjà été arrêté sept fois – elle est beaucoup plus courageuse que moi. Raconter des histoires sur des nouveaux lieux, réhabiliter des bâtiments tombés en désuétude (le traducteur en rajoute sur Marseille, c’est hilarant), comme ce MacDo transformé en centre de distribution de repas gratuits dans les quartiers nord. Ou ce restaurant qui cuisine avec des fours solaires, ou cet espace urbain réaffecté en jardin. Du fuel pour des initiatives. C’est 21h22, je suis plein d’énergie.

Troisième élément de la rosace de l’imagination : les pratiques. Un atelier d’art-thérapie qui reconstruit l’hippocampe, Sun Ra (un jazzman qui prétendait être un ange venu de Saturne), des “utopies du quotidien”. I’ve been to the future. We won. 

La crise de l’énergie en Angleterre : entre autres problèmes, c’est la merde avec l’énergie au Royaume-Uni. Quelques initiatives qui font plaisir : plutôt que d’attendre que la Banque de Londre fasse tourner la planche à billets, le quartier de Hoe Street imprime sa propre monnaie locale pour financer sa centrale électrique communautaire. Quelques villes plus loin, on fait des ateliers où en plus d’imaginer le futur, on le construit en carton, comme pour rendre encore plus concrètes nos visions éphèmères : “il faut que l’avenir pénètre en vous bien avant qu’il ne se produise.”

Dernier élément de la rosace de l’imagination : les pactes. Le Bureau Civique de l’imagination de Bologne finance des “idées” de citoyens. Liège a lancé une Ceinture alimentaire : des petites initiatives de marchés communs. Il est important de nourrir nos visions avec des réalisations concrètes, aussi petites soient-elles. Nos enfants doivent se rendre compte que ces révolutions sont de l’ordre du banal. Et de citer Neil Armstrong sur la Lune, à peine six ans après la promesse de JFK, mais surtout… plus de quelques siècles après que l’humain avait rêvé cette prouesse. 

Nous avons besoin d’une vision, et nous avons besoin d’y croire tellement fort que ce ne soit même plus une prouesse. 

Applaudissements, et puis du temps pour les questions : comment est-ce qu’on passe à une échelle différente ? Là, Hopkins élargit le débat : les initiatives locales ne seront pas suffisantes, mais c’est un début. Il faut faire plier les grandes entreprises, et ce sera le cas quand elles n’auront plus d’autres solutions que suivre les masses déjà en mouvement.

La question des comités qui se tuent à la charge : comment éviter le phénomènes de “c’est toujours les mêmes qui s’impliquent” et comment transitionner vers du militantisme salarié. De la transparence, encore de la transparence. Si les membres voient comment les jobs sont créés, tout se passe mieux. Décidément, Hopkins file la métaphore de oculaire jusqu’au bout. 

Un visionnaire qui nous en met plein les yeux.

Plus d’infos sur Rob Hopkins : 

Le podcast From What If To What Next

robhopkins.net

transitionnetwork.org

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Parle à ma main

(L’entrée d’une ferme vaudoise rénovée. À Jardin, un porche en bois vernis. Il pleut des cordes. Quand le rideau s’ouvre, YVAN RICHARDET est au centre du plateau. Il a un petit carton de pâtisserie dans les mains. La lumière du porche s’allume, et GUY PARMELIN apparaît, en peignoir et avec un téléphone portable à la main.)

GUY PARMELIN
Je peux vous demander ce que vous foutez devant chez moi ?

YVAN
Je peux entrer ?

GUY PARMELIN
(à son téléphone) Non, je crois que c’est bon. Je lui demande.
(à YVAN) Vous êtes qui ?

YVAN
Yvan Richardet. Je viens pour discuter. J’ai amené un truc à grignoter. Une salée de Mathod.

GUY PARMELIN
Ecoutez, je ne peux pas vous laisser rentrer comme ça, monsieur. Vous pourriez être armé. Moi j’ai pas peur, mais c’est ma sécu qui tique un peu. Alain a reçu des menaces l’année passée, ils sont un peu chatouilleux à Fedpol ces temps-ci.

YVAN
Je comprends. Attendez, je vais vous prouvez que j’ai rien de dangereux.
(Il pose le carton de pâtisserie et enlève son imperméable. Il enlève T-shirt et pantalon pour se retrouver en slip. Ecarte les bras, puis fait un tour sur lui-même.)

GUY PARMELIN
(au téléphone) Ecoutez, je crois que c’est bon, Cornelia. Je gère et je vous redis.
(à YVAN) Ça va, ça va. Vous devez être beau trempe, maintenant. Qu’est-ce que vous voulez ?

YVAN
Causer cinq minutes avec vous. Il y a un truc qui me chiffonne.

GUY PARMELIN
Un truc qui vous chiffonne ? Avec cette pluie, vous allez être comme du papier mâché. (Il rit.)

YVAN
(impassible) Oui.

(Changement de décor. Pendant que les comédiens changent d’axe, la scène pivote et révèle l’intérieur de la maison de PARMELIN. Salon cosy, canapés de cuir sans chichis, un verre de rouge quasi-vide et une bouteille de blanc sur une table basse.)

GUY PARMELIN
Ma femme est en séjour aux Canaries. Je me fais un petit plaisir en regardant Columbo.
(Il éteint la télévision.)
Vous voulez des linges ?

YVAN
Je prends volontiers un verre si vous m’en offrez.

GUY PARMELIN
Vous ne manquez pas de culot.
(Pendant les prochaines répliques, PARMELIN va à la coulisse Cour pour chercher deux linges propres et un verre à vin.)

YVAN
Mon père vous tutoie. Robert Richardet.

GUY PARMELIN
(réfléchit) Ouh là, ça fait une paie. Vous êtes le fils Richardet ? Celui qui a fait ingénieur agronome ?

YVAN
Non, celui qui a mal tourné. Comédien.
(Ils rient poliment.)
(Un temps.)
(Un éclair, puis un coup de tonnerre.)

GUY PARMELIN
Quel été.

YVAN
Justement.

GUY PARMELIN
Justement quoi ?

YVAN
Je voulais vous parler du climat.

GUY PARMELIN
Vous vouliez me parler du… Ha, mais vous êtes un militant, c’est ça ? Vous venez pour me demander d’isoler les maisons ? (Il reprend le téléphone en main.)

YVAN
Pas seulement.
(Il ouvre le paquet de pâtisserie. Il y a une salée de Mathod et un revolver.)

GUY PARMELIN
Nom de bleu. C’est quoi ?

YVAN
Vous voulez un morceau grand comment ?

GUY PARMELIN
C’est un pistolet, là ?

YVAN
Oui. Vous voulez de la salée, oui ou non ?

GUY PARMELIN
Eh, oh, ça va, c’est un peu normal que j’aie de la peine à me concentrer quand on me propose du gâteau avec un flingue sous le nez.

YVAN
Bon, je vous mets un morceau comme ça et on n’en parle plus.

(GUY PARMELIN essaie de composer un numéro sur le portable. YVAN prend le revolver et menace GUY PARMELIN. Il s’approche pour lui enlever son téléphone et le jeter à Cour, où on entend qu’il se brise sur le carrelage de la cuisine en coulisse.)

GUY PARMELIN
Nom te chien !

YVAN
Je vais être bref. Le climat se barre en couilles. Vous êtes au pouvoir. Vous ne faites rien, ou en tous cas pas assez. Je suis venu vous offrir la chance de vous illustrer sur ce coup.

GUY PARMELIN
C’est Cassis, le président, cette année. Pourquoi vous n’allez pas le voir lui ?

YVAN
Il a autant de charisme qu’un pied de marmite en fonte. Ça ne marcherait pas avec lui. Tandis qu’avec vous, c’est top. Vous êtes un peu bonhomme, votre storytelling c’est le-terrien-avec-du-bon-sens-qui-a-été-élu-par-hasard. Les gens s’identifient à vous. Si vous leur dites que vous allez lancer la réforme écologique, ils pourront y croire.

GUY PARMELIN
Une réforme écologique ? Et pardon, mais vous pourriez arrêter de pointer ce truc sur moi ?

YVAN
Pardon, oui. Voilà le programme.
(Il lui tend un petit dossier relié.)

GUY PARMELIN
Bon, tant qu’on y est… Ça vous ennuie si je me ressers un verre ?

YVAN
Je prends volontiers un verre.

GUY PARMELIN
Vous ne manquez pas d’air.

YVAN
…Mais je manque de verre. Pow pow pow, la répartie !
(Un temps.)
Bon. Je fais partie d’un organisation, le Mouvement Sublime, qui vise à amener l’économie à un point d’équilibre écologique. Nous avons un programme en sept points qui vise à atteindre l’équilibre carbone en 2030, pour convaincre les autres nations de mettre en oeuvre la même réforme avant 2040. Si nous pouvons le faire en sept ans, les autres pourront le faire en dix ans.

GUY PARMELIN
Ecoutez, je crois que vous devriez parler directement à Simonetta. C’est elle qui a l’environnement. Et c’est une bosseuse, je sais qu’elle est en train de travailler sur une réforme qui /

YVAN
Vous ne comprenez pas. La population et l’industrie, les riches, les pauvres, tout le monde doit fournir un effort gigantesque si on veut éviter le mur. La pandémie, c’était seulement le début. Mais ça a montré que tout le monde pouvait faire un effort sans que l’économie s’écroule. Le monde est riche ! La société est riche ! Il faut virer de bord pour véritablement é-co-no-mi-ser. La sobriété ! Vous m’écoutez ?

(Un temps.)
(Puis GUY PARMELIN commence à rire. D’abord tout doucement, puis un rire énorme, inquiétant.)

GUY PARMELIN
C’est une blague ! J’ai compris, c’est une blague ! Vous êtes Vincent Veillon !

YVAN
Non.

GUY PARMELIN
C’est pour une émission, là ! 66 minutes !

(PARMELIN rit, se lève en riant, boit en riant, ne peut pas s’arrêter de rire. YVAN le rassoit en lui fourrant le revolver dans la bouche.)

YVAN
Il va m’écouter, le clown en peignoir ? Vous pouvez vous considérer comme séquestré. Mes partenaires vont arriver ici. On va miner la maison à l’explosif. Demain matin, on aura un communiqué de presse qui expose notre programme en sept points. Le Conseil Fédéral aura exactement une semaine pour les faire appliquer en arrêtés fédéraux, et /

GUY PARMELIN
Cha ch’appelle une tictatuwwe.

(YVAN enlève le flingue de la bouche de PARMELIN)

YVAN
Quoi ?

GUY PARMELIN
Ça s’appelle une dictature.
(Il se passe la main sur la bouche.)
En fait, vous les écolos vous vous présentez comme des socialistes, le vivre-ensemble, la démocratie. Mais pour vous c’est du bla-bla. Ce qui vous intéresse, c’est imposer votre mode de vie à tout le monde.

YVAN
Qui est le plus libre ? La caissière qui peut partir en vacances au Mexique, ou ses petits-enfants qui doivent fuir les semaines de canicule à répétition ?

GUY PARMELIN
Je vois pas le rapport.

YVAN
Vous ne voyez pas le rapport parce que vous ne l’avez jamais lu. Vous ne voyez pas le temps long. « Vous devez apprendre à penser en quatre dimensions, Marty ». Le système actuel nous donne une illusion de liberté, mais il asservira tout le monde dans cinquante ans. La trajectoire est merdique.

GUY PARMELIN
Ça c’est vous qui le dites.

YVAN
C’est le GIEC qui le dit. Et le rapport Meadows, et le rapport sur la biodiversité.

GUY PARMELIN
Ecoutez, c’est une discussion vraiment très intéressante, mais je doute que vous me convainquiez ce soir, je /

YVAN

C’est vous qui allez m’écoutez ! Jusqu’ici, les politiques n’ont fait que brasser de l’air. Le peuple a envie que ça change, mais reporte la faute sur les politiques. Les politiques reportent la faute sur l’économie. L’économie dit que ce sont les citoyens qui décident. Tout le monde se refile une énorme patate chaude. Une putain de patate brûlante. Une patate qui va prendre quatre degrés de plus d’ici à la fin du siècle. On hypothèque les chances des générations futures juste pour jouir d’un train de vie de folie. Alors oui, vous partez du principe que tout le monde est au courant de la situation, mais la vérité, c’est que la population est crispée par le déni, incapable de voir un horizon. Les gens sont prostrés, figés sur du court-terme, des vidéos de trois seconds et des story instagram avec des coupures de pub. Donnez l’exemple ! Pensez le temps long. Faites une proposition saine, un rêve commun. Vous bloquez toutes les idées qui sortent du plan du néolibéral, et vous /

(Pendant ces dernières phrases, un point rouge est apparu sur le front d’YVAN. Tout à coup, on entend une détonation, puis YVAN s’écroule, abattu d’une balle. À Jardin, une vitre s’est brisée et a fait tomber des éclats de verre.)
(Un temps.)

GUY PARMELIN
Merci, Cornelia.

(Entre CORNELIA, en tenue d’intervention.)

CORNELIA
Désolé. On devait attendre une fenêtre de tir.

GUY PARMELIN
Tout va bien. Je n’ai pas paniqué, hein ?

CORNELIA
Vous avez été impeccable.

GUY PARMELIN
J’ai senti qu’il n’était pas vraiment dangereux. Mais un moment, j’ai vraiment cru à une blague. Il ressemble à Veillon, non ? Ça m’a mis le doute.

CORNELIA
L’équipe va venir pour nettoyer.

GUY PARMELIN
De tchiou. (Il expire de soulagement.)
Je tremble quand même. (Il lève sa main qui tremble.)
Mais j’ai quand même été calme.
(Un temps.)
Il faut savoir prendre ses responsabilités.
(Un temps.)
Vous voulez de la salée ?

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